Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Mona Chollet
En l’espace de deux mois, Sorcières est devenu un best-seller des sciences sociales. Vendu à plus de 50 000 exemplaires, cet ouvrage s’inscrit dans la vague d’engouement que suscite la figure de la sorcière qui, depuis maintenant trois ans, secoue les cercles féministes militants et académiques occidentaux. Mona Chollet y bouscule de nombreux préjugés en invitant le lecteur à penser l’héritage des chasses aux sorcières dans nos représentations actuelles autour de trois figures de femmes : la femme indépendante, la femme âgée et la femme sans enfant.
Le 12 septembre 2017, à la rentrée du mouvement contre la loi Travail, un groupe de sorcières marche à l’avant du cortège de tête. Les photos de ces femmes vêtues de chapeaux pointus, de grandes robes noires brandissant des pancartes telles que « Macron au chaudron ! » font la une. Le Witch Bloc Paname se crée dans la foulée. Leurs membres font des apparitions couramment, les journalistes les interviewent, de nombreuses personnes suivent leur page Facebook et d’autres Witch bloc se développe dans la métropole : à Rennes et à Toulouse notamment.
Ces sorcières féministes disent s’inspirer des Witch bloc états-unien qui, n’ont eu de cesse de multiplier les actions contre Trump depuis son élection. Ces dernières sont les héritières de WITCH (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell), un groupe de femmes formé à New York en 1968. Elles écrivaient dans leur manifeste : « Inutile d’adhérer à WITCH. Si vous êtes une femme et que vous osez regarder à l’intérieur de vous-même, alors vous êtes une sorcière. »
L’idée que chaque femme peut être une sorcière car elle a en elle les ressources pour le devenir est un fondement des Witch blocs. La figure de la sorcière symbolise la femme affranchie de toute domination, c’est la part de liberté que chaque femme a et qu’elle doit développer si elle veut s’émanciper de la société patriarcale. La sorcière montre la voie, elle incarne l’idéal vers lequel tendre.
Dans cet ouvrage, Mona Chollet compile les images, les représentations, les histoires et les stéréotypes sur les sorcières. Elle fait dialoguer les féministes qui se sont réapproprié cette figure depuis le XIXe siècle, notamment celles des années 1970. Elle ancre les représentations sur la sorcière dans le présent en exposant trois catégories de femmes stigmatisées aujourd’hui : la femme célibataire, la femme sans enfant et la femme âgée.
Comme par magie, elle retourne les stigmates et crée de la puissance en faisant discuter des travaux en sciences sociales, des essais féministes, des statistiques et ses propres expériences. Mona Chollet rappelle que les chasses aux sorcières ne viennent pas du Moyen Âge poussiéreux, mais de la Renaissance et du siècle des Lumières. Selon elle, penser ce massacre dans des temps anciens nous empêche de lier cette histoire au contexte de crise écologique actuelle.
Dans les années 1970, les féministes se sont ré-emparées du mythe de la sorcière hideuse et effrayante, vivant en marge de la société. Bien que d’autres féministes s’étaient déjà ressaisies de cette figure auparavant, « Tremblez, tremblez » et « Nous sommes les petites filles des sorcières que vous n’avez pas réussies à brûler » sont des slogans qui ont marqué les féminismes des années 1968.
Ainsi, on retrouve l’inspiration de ces slogans dans Femmes, Église, État (1893), premier ouvrage portant sur l’histoire de la chasse aux sorcières écrit par une femme : Matilda Joslyn Gage, avec une posture féministe. Il faudra attendre 1968 pour voir fleurir le mouvement WITCH (Women’s International Terrorist Conspiracy From Hell) qui accomplit sa première action le soir d’Halloween à Wall Street (et fit baisser de 1.5 point le marché puis de 5 le lendemain). Depuis lors, l’image de la sorcière n’a cessé d’être réactivée et brandie comme un étendard de la liberté et de la puissance des femmes. Son utilisation par les mouvements féministes n’a donc pas attendu l’élection récente de Donald Trump.
C’est au milieu des années 1970 qu’un tournant apparaît. Quand les mouvements féministes luttent pour le droit à la contraception et à l’avortement, certaines de ces femmes ne se satisfont pas des premières victoires qu’elles obtiennent. L’autonomie ne se demande pas, elle se crée. Disposer librement de son corps et adopter un mode de vie écologique sont deux idées fortes qu’on retrouve chez les femmes qui se réapproprient la figure de la sorcière à ce moment-ci. Mona Chollet évoque la revue Sorcières (1976-81) et une chanson d’Anne Sylvestre (1975) qui illustrent l’incarnation de la sorcière sur le plan culturel de l’époque.
C’est de l’autre côté de l’Atlantique qu’apparaissent, à la fin des années 1970 et pendant les années 1980 et 1990, des actions féministes importantes se saisissant de cette figure et s’inspirant de l’ouvrage Spiral Dance (1979) écrit par la sorcière américaine Starhawk. Ces actions menées par des sorcières traversent l’océan à partir de 1999 au moment du contre- sommet de l’OTAN à Seattle (naissance de l’altermondialisme) où Starhawk se fait connaître. Mais alors, à quoi renvoie la figure de la sorcière ? Quelle est sa symbolique ?
Les réponses à cette question essentielle serpentent l’ouvrage de Mona Chollet. Ce qui semble les lier : c’est la puissance. À toute époque, les sorcières faisaient peur aux hommes car elles incarnaient la puissance des femmes. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : s’affirmer sorcière, c’est retrouver cette puissance intérieure.
Alors qui sont les sorcières d’aujourd’hui ? La force de la proposition de Mona Chollet se niche dans cette question. L’objectif de l’ouvrage est d’« explorer la postérité des chasses aux sorcières en Europe et aux États-Unis » car nous en héritons encore aujourd’hui et que ces images, ces histoires provoquent encore de la censure, de l’autocensure, des empêchements et de la violence (pp. 34-35). Quatre aspects de cet héritage empoisonné sont cruciaux : la destruction de l’autonomie des femmes, la criminalisation de la contraception et de l’avortement, l’image négative de la vieille femme et la domination de l’homme sur la nature et le corps des femmes.
Ainsi, les femmes sont évincées du monde du travail au même moment que la chasse aux sorcières. Lorsque les chasses se font rares au début du XIXe siècle, le Code du travail et les lois prennent le relais en empêchant les femmes de toute autonomie. Silvia Federici explique que : « les chasses aux sorcières ont permis de préparer la division sexuée du travail requise par le capitalisme, en réservant le travail rémunéré aux hommes et en assignant les femmes à la mise au monde et à l’éducation de la future main d’œuvre. » (p. 35).
La contraception et l’avortement sont, à leur tour, criminalisés, et de nombreuses accusations d’infanticide ont lieu. Mona Chollet explique que cette injonction des femmes à occuper le rôle de la reproduction va de pair avec le culte de la jeunesse promu pour les femmes. Les corps des femmes ne doivent pas vieillir, les poètes et peintres de la Renaissance et du siècle des Lumières mettent en avant les corps de jeunes femmes et diabolisent ceux des femmes âgées.
Enfin, Mona Chollet revient sur la construction « d’une science arrogante, nourrie de mépris à l’égard du féminin, associée à l’irrationnel, au sentimental, à l’hystérie » (p. 37) instrument indispensable à la domination de la nature et des peuples « inférieurs » qui ont permis la mise en place du capitalisme. Ainsi, la femme est associée à la nature et elle devient un corps à maîtriser. Dès lors, toute femme proche de la nature : la guérisseuse, l’herboriste, la paysanne incarne rapidement la figure maléfique de la sorcière.
Les sorcières d’aujourd’hui seraient-elles des descendantes directes d’une époque beaucoup plus contemporaine que ce qui est communément admis ? À l’heure où l’engouement de la sorcière est de plus en plus brûlant, Mona Chollet rappelle que notre monde ne serait pas le même si la chasse aux sorcières n’avait pas eu lieu. Selon elle, des milliers de femmes ont été torturées, brûlées ou pendues du XVe au XVIIIe siècle.
Massacre qu’on associe communément à des temps anciens comme le Moyen Âge alors que ces crimes se sont en fait déroulés pendant la Renaissance et le siècle des Lumières, marqués par le culte de la rationalité qui a façonné l’Europe occidentale. Nos sociétés ont toujours fonctionné avec des boucs émissaires, et en cela l’auteure fait le parallèle entre l’histoire de l’antisémitisme et la chasse aux sorcières. Chollet renverse nos préjugés en rappelant que ces désignations de boucs émissaires n’ont pas été seulement proférées par des religieux fous, qu’ils soient catholiques ou protestants à l’époque, mais par la noblesse. Deux inquisiteurs ont grandement participé à la création de cet imaginaire de la femme sorcière habitée par le diable : Henri Institoris et Jakob Sprenger. Ils publient Le Marteau des sorcières (1487) qui fut réédité quinze fois, fut beaucoup lu et partagé pendant les grandes chasses.
En se penchant sur les accusations, Mona Chollet remarque leur dimension sociale : seules les classes les plus pauvres de la population furent systématiquement concernées. De plus, la majorité des accusés étaient ainsi à 80% des femmes et elles représentaient 85 % des condamnées (alors que les hommes comptaient 20 % des accusés et qu’ils étaient à 50 % à l’origine des procédures en appel auprès du Parlement). Des lignées de femmes, en Suisse et en Allemagne, épicentre des chasses, ont été tuées, car on pensait que la sorcellerie constituait une tare héréditaire.
Les femmes accusées n’étaient pas seulement des guérisseuses ou des accoucheuses, pour la plupart elles étaient « juste » des femmes accusées à tort et à travers.
Mona Chollet retrace notamment le cas des « piqueurs », ces hommes qui cherchaient « la marque du diable » chez les femmes ainsi que des nombreuses tortures insoutenables opérées par ces inquisiteurs fous (p.19-20). Comme par magie, les procès se sont arrêtés quand des membres des classes supérieures ont commencé à être soupçonnés de sorcellerie et inquiétés.
Dans cet ouvrage, Mona Chollet considère les sorcières d’aujourd’hui comme des femmes indépendantes, celles qui ont gagné en autonomie. L’auteure renverse ainsi la figure de la vieille sorcière hideuse et seule et établit une typologie des stigmates inversés.
La première femme au stigmate retourné est la célibataire à chat. La proposition de Mona Chollet permet de la présenter comme une aventurière qui a traversé des décennies depuis les années 1970 et son boom de divorce (+ 50%). Cette femme célibataire a réussi à se défaire de la culture mainstream qui, à coup de films hollywoodiens, de séries et de mass media (en particulier la presse féminine) a voulu la faire devenir une sorcière aigrie, désespérante.
À la lecture de l’ouvrage, la femme seule devient l’aventurière indépendante qui bouscule l’idée répandue, dans les années 1980, selon laquelle les féministes auraient obtenu l’égalité et seraient maintenant malheureuses et seules.
Toutefois, Mona Chollet souligne les inégalités entre hommes et femmes dans la quête de l'indépendance, mais aussi entre les femmes de classes différentes. Ces inégalités amènent les femmes à développer des stratégies selon leur classe, race et sexualité pour vivre dignement. Elle explique notamment le fait que les auteurs femmes qui n’ont pas eu d’enfants ont pu publier leurs ouvrages bien plus tôt que celles qui en ont eu. Alors que les hommes auteurs ne rencontrent pas cette différence.
Dès lors pour elle, un autre moyen d’échapper aux prises de cet héritage empoisonné s’illustre pour certaines dans le choix de ne pas avoir d’enfants. Mona Chollet trouve une très jolie manière de dire que certaines préfèrent : « se donner naissance à soi- même, plutôt que transmettre la vie ; inventer une identité féminine qui fasse l’économie de la maternité. » (p.84). Plus encore, ce sont les femmes les plus pauvres qui font ce choix souvent pour s’en sortir. Ici, nous nous retrouvons bien loin d’une explication invoquant l’amour (soit la présupposée absence d’amour chez les femmes ne voulant pas avoir d’enfant). Ainsi dans notre société, être une femme pauvre dessert les chances d’avoir un enfant.
Le dernier stigmate retourné est la fabrication de l’image de la vieille sorcière négative vs le culte de la jeunesse. Mona Chollet énumère les exemples de couple où l’homme quitte sa femme pour une femme beaucoup plus jeune, les actrices hollywoodiennes qui voient leur salaire gelé à partir de 35 ans alors que ceux de leurs pairs masculins augmentent jusqu’à la fin de leurs carrières.
L’analyse est limpide : l’occupation d’une position dominante dans l’économie, la politique, les relations amoureuses et familiales, mais aussi dans la création artistique et littéraire, permet aux hommes d’être des sujets absolus et de faire des femmes des objets absolus. Alors être sorcière c’est se ressaisir de son pouvoir de transformation, « c’est être subversive à la loi, dit-elle de sa voix grave. C’est inventer l’autre loi. » (p. 171), selon la féministe présidente des babayagas Thérèse Clerc.
Mona Chollet arrive à mêler les mouvements écoféministes spiritualistes des années 1980 (des mouvements anglo-saxons de femmes qui liaient l’exploitation de la nature et la domination qu’elles subissaient), leurs critiques (notamment celle portant sur l’essentialisme) tout en dépeignant les réappropriations contemporaines de ce mouvement. Elle souligne la prise en compte du corps et du soin qui peut lui être porté dans un processus de libération écologique et féministe. Se mêle ici la réappropriation de la figure de la sorcière dans le contexte de la crise écologique actuelle.
Dans cette perspective, elle reprend ainsi la question soulevée par Émilie Hache « comment (re) construire un lien avec une nature dont on a été exclue ou dont on s’est exclue parce qu’on y a été identifiée de force et négativement ? ».
L’adoption de cette perspective écoféministe est rendue nécessaire selon l’auteur par l’obligation de penser en un même mouvement les libérations des femmes et de la nature, comme elle l’écrit en incitant à « mettre le monde sens dessus dessous pour que le bien-être de l’humanité passe par un accord avec la nature et pas dans une logique de victoire à la Pyrrhus » (p. 229).
L’enjeu des luttes féministes se situe aussi bien dans les besoins des corps féminins à s’exprimer, se réinventer autant dans leur chair que sur le plan symbolique, ce que témoignent aujourd’hui d’autres mouvements féministes tels que le mouvement #Metoo dans lequel des femmes célèbres ou non, toutes victimes d’agressions sexuelles témoignent sur les réseaux sociaux. Cette libération de la parole s’analyse alors comme un processus magique enclenché par toutes ces femmes qui ont en elles le pouvoir de dire : « votre monde ne me convient pas » et de le transformer (p. 226).
La force du livre est son fil rouge : celui de démontrer méthodiquement grâce à la littérature en sciences sociales, aux enquêtes statistiques et à l’analyse des médias et de la culture mainstream les différents aspects de l’héritage de la figure de la sorcière aujourd’hui. Mona Chollet a l’art de rendre accessible des problématiques sociétales se discutant habituellement dans des cercles académiques et militants restreints. Sorcières en est définitivement la preuve.
Ce best-seller est une boîte de pandore pour expliquer les enjeux de l’histoire des femmes et du féminisme. La figure de la sorcière est depuis quelques années sujette à de plus en plus de travaux tant en sciences sociales que dans les milieux militants féministes et autonomes. On peut alors se demander si, au-delà des travaux académiques et militants, grâce à cet ouvrage, la réappropriation positive de la figure de la sorcière s’incarnera davantage dans les pratiques privées et publiques des femmes « ordinaires » ?
L’attrait de Mona Chollet réside dans sa capacité de synthèse critique. Cet ouvrage n’apporte pas de concepts neufs, il a pour objectif de présenter les enjeux de la question féministe, en cela, de les vulgariser. On se gardera de critiquer la rigueur scientifique opérante car, l’auteure ne se présente pas ainsi.
Ce livre apparaît comme une porte d’entrée vers des questions écologistes et féministes peu débattues. Cet ouvrage de Mona Chollet semble s’inscrire dans la continuité de sa pensée tout en marquant un tournant : celui de commencer à très succinctement à se situer en tant que femme et féministe et à laisser transparaître des affects.
C’est sans doute en cela qu’il y a quelque chose de singulier et touchant dans l’écriture de Mona Chollet. Son autodésignation attachante de « féministe poule mouillée » ne donne pas envie d'émettre des critiques, mais plutôt de faire connaître ces histoires et d’attendre avec impatience son prochain opus.
Ouvrage recensé
– Sorcières : La puissance invaincue des femmes, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2018.
De la même auteur
– Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2015.– Beauté Fatale, Paris, La Découverte, 2015.
Autres pistes
– Camille Ducellier, Le guide pratique du féminisme divinatoire, Paris, Ed. Cambourakis, coll. « Sorcières », 2018.– Barbara Ehrenreich, English, Deirdre, Sorcières, sages-femmes et infirmières. Une histoire des femmes soignantes, Paris, Ed. Cambourakis, coll. « Sorcières », 2015.– Frederici, Silvia, Caliban et la sorcière, femmes, corps et accumulation primitive, Paris, Ed. Entremonde, coll. « Rupture », 2017.– Emilie Hache, Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Paris, Ed. Cambourakis, coll. « Sorcières », 2016.Starhawk, Rêver l’obscur - Femmes, magie et politique, Paris, Ed. Cambourakis, coll. « Sorcières », 2015.