Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Monique Wittig
Pour Monique Wittig, notre société est fondée sur un contrat tacite qui définit les hommes et les femmes, en leur assignant une position déterminée. Ainsi, les hommes doivent se marier avec des femmes, leur alter ego, leur autre. C’est donc la relation à l’homme qui, dans ce cadre, permet de caractériser la femme. L’hétérosexualité, en faisant figure de norme, énonce donc les règles du vivre-ensemble et en ce sens, nous dit Wittig, c’est un contrat social, un régime politique. Or, les lesbiennes, par définition, n’entrent pas dans les catégories proposées par le régime hétérosexuel et, grâce à leur position de transfuge, peuvent le désamorcer.
Dans la continuité des évènements de 1968, les années 1970 en France sont marquées par l’effervescence des mouvements d’émancipation des femmes. Le Mouvement de Libération des Femmes est une organisation militante à qui l’on doit le dépôt, en août 1970, d’une gerbe en hommage à la femme du soldat inconnu, sous l’Arc de Triomphe, action à laquelle participa Monique Wittig.
Le Mouvement de Libération des Femmes lutta également pour le droit à l’avortement, cosignant avec Simone de Beauvoir le Manifeste des 343 Salopes de 1971. Le MLF fit figure d’organisation phare du féminisme, mais, en son sein, les lesbiennes s’en séparèrent rapidement : en effet, elles dénonçaient l’absence de prise en compte de leurs problématiques spécifiques au sein du mouvement. Certaines, comme Wittig, vont chercher à l’étranger des mouvements qui leur conviennent davantage, pendant que d’autres fondent des groupes comme le Front homosexuel d’action révolutionnaire, et les Gouines rouges.
Geste inaugural d’une division encore présente aujourd’hui dans les mouvements féministes, la scission entre les lesbiennes et les femmes hétérosexuelles nourrit la pensée théorique de Monique Wittig qui publie, en 1992, un ouvrage, fort de sa radicalité, qui fait l’effet d’une bombe : La Pensée straight. Comme l’explique Louise Turcotte dans la préface à l’édition française, la richesse de la pensée de Wittig réside dans le fait qu’elle questionne la base, le fondement même du féminisme : les femmes. Qu’est-ce qu’une femme ? Qui sont les femmes ? Telles sont les questions que pose l’auteure et dont l’écho résonne aujourd’hui encore.
Ce travail consiste à démontrer méticuleusement que l’hétérosexualité est un contrat qui fonde notre société. C’est l’hétérosexualité qui produit la séparation entre les hommes et les femmes et par la même, les assemble à travers le mariage. Si l’hétérosexualité est présentée comme naturelle, elle n’est pas obligatoire : les lesbiennes, par exemple, échappent au contrat. Or, si les femmes sont les épouses des hommes, « que » sont les lesbiennes ? Ce sont des transfuges de classe, celle des femmes, répond Wittig. Sorties du schéma dominant, elles peuvent poser un regard « oblique » sur le monde, voir les choses différemment, et sont donc les mieux placées pour faire la critique du régime politique en place, le régime hétérosexuel.
Qu’est-ce que la pensée « straight » ? Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une femme ? Comme définir l’hétérosexualité ? Qu’est-ce qu’une lesbienne ? Autant de questions auxquelles Wittig répond avec brio et originalité dans un bref ouvrage composé de dix articles. Le premier objectif de l’ouvrage consiste à mettre en lumière les rouages du contrat hétérosexuel. Exposant ensuite la vision d’un féminisme matérialiste, Monique Wittig sait fortifier son propos à l’aide d’un travail minutieux sur le langage. Enfin, en saisissant ces logiques, on comprendra l’affirmation selon laquelle les lesbiennes ne sont pas des femmes.
Qu’est-ce que le régime hétérosexuel ? Pour le comprendre, il faudra d’abord rendre compte de la manière dont se crée la division entre les sexes, division qui, pour Wittig, n’a rien d’un destin biologique, mais d’une construction culturelle. La division entre les hommes et les femmes semble être aussi évidente que l’hétérosexualité. Les hommes et les femmes sont différents et entretiennent entre eux des liens hétérosexuels et de complémentarité. D’un côté, les hommes sont le sexe neutre et dominant. Ils sont l’Être par excellence, l’incarnation de l’Un. Tandis que les femmes, elles, se définissent par rapport aux hommes.
Comme l’explique Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe, ouvrage sur lequel s’appuie Monique Wittig, il est admis que la femme est l’autre de l’homme, elle est sa version inachevée qu’il doit venir compléter. La femme ne peut donc exister sans l’homme, mais l’homme ne peut pas non plus exister sans la femme, puisque pour s’identifier lui-même, il a besoin d’un Autre auquel se comparer. Reste que, dans ce système, c’est l’homme qui incarne l’être humain-neutre par excellence.
Cette logique, explique Wittig, en compagnie de Beauvoir, est une construction culturelle et historique que nous avons naturalisée. En effet, si la biologie étudie des corps et des organes génitaux, l’interprétation des données qu’elle récolte, elle, est culturelle et construite. La définition de la femme est un mythe construit de toutes pièces que l’on croit lire dans des données scientifiques, mais qui ne sont en réalité qu’une interprétation. Les hommes et les femmes n’ont donc d’existence que sociale.
Or, c’est l’hétérosexualité qui permet de produire un tel partage entre des catégories définies. En effet, si la femme ne se définit que dans sa relation à l’homme, alors, hors du cadre hétérosexuel, il apparaît impossible de se définir comme femme.
Les critères déterminants de définition de l’identité et des relations entre les êtres humains sont donc arbitraires et non nécessaires. Le fait que la sexualité normale soit définie en fonction de la fonction reproductrice est un choix politique et il pourrait en être autrement. C’est pour cette raison qu’il s’agit d’un régime politique, d’un contrat social, pour reprendre les termes de Jean-Jacques Rousseau. Dans ce régime, l’ensemble des mécanismes sociaux forment un système que Wittig appelle « la pensée straight » : « les catégories dont il est question fonctionnent comme des concepts primitifs dans un conglomérat de toutes sortes de disciplines, théories, courants, idées que j’appellerai “la pensée straight’’. […] Il s’agit de “femme’’, ‘“homme’’, “différence’’» (p. 72).
Monique Wittig est une féministe matérialiste. Autrement dit, par ce matérialisme, elle pense la structure du monde en termes économiques et l’adapte à une lecture féministe des rapports sociaux.
Si elle montre que la définition de la femme en tant qu’être humain différent de l’homme est un mythe construit, elle soutient cependant que l’ensemble des femmes constitue une catégorie dans l’ordre social. Il s’agit d’une classe dominée par une autre, celle des hommes. Qu’elles le souhaitent ou non, les femmes se voient en effet attribuer une place dans la société hétérosexuelle : leur position est celle de l’épouse, de la fille ou de la mère, et leurs conditions matérielles se voient déterminées par ces éléments.
L’émancipation des femmes, d’après Wittig, passe donc par un processus que l’on appelle dialectique. Dans la dialectique, il existe un maître actif, et un esclave passif. Le maître domine l’esclave qui peut, lui, rentrer en conflit jusqu’à ce qu’il parvienne à s’émanciper et ainsi, à abolir les catégories de maître et d’esclave, puisque si l’esclave est libéré, il n’y a plus de maître ni d’esclave, mais deux êtres humains. Karl Marx reprend ce mécanisme pour l’adapter à la lutte des classes : la classe dominante exploite la classe ouvrière, qui, ensuite, se rebellera et s’émancipera.
C’est cette dialectique que Wittig, enfin, adapte aux hommes et aux femmes. La femme est définie par la domination de l’homme : au départ, les hommes dominent les femmes, qui, ensuite, se révoltent. Lorsqu’elles parviendront à s’émanciper, il ne restera ni homme, ni femme, mais seulement des êtres humains, et c’est ainsi que seront supprimées ces catégories. Pour bien saisir la dialectique, il faut comprendre pourquoi, pour Wittig, la classe des femmes se définit par la domination de l’homme. Les femmes sont soumises, d’après Wittig, à un devoir de reproduction. C’est leur condition dans le contrat social hétérosexuel. En effet, c’est la fonction de mère et d’épouse qui définit une personne comme femme, et, par conséquent, une femme n’est femme qu’en regard d’un homme et d’un rapport hétérosexuel. Analyser le contrat de travail tacite des femmes dans la société, celui qui les contraint à la tâche reproductive, c’est la marque du matérialisme de Wittig.
Mais ce n’est pas qu’en termes économiques que Monique Wittig aborde la lutte des femmes. Elle-même écrivaine de fiction, elle insiste sur le pouvoir des mots et se positionne contre la linguistique et les sciences du langage, disciplines influentes à l’époque. Elle s'attache à dénoncer l’affirmation selon laquelle le langage serait abstrait et coupé du monde. Le langage a bien des conséquences sur le réel qu’il modèle. Dans cette optique et si l’on veut agir sur les mécanismes qui oppriment les femmes, il est nécessaire de travailler sur le langage et notamment à travers la littérature et son pouvoir. À long terme, la réalité s’en verra profondément modifiée.
En 1978, lorsque Monique Wittig termine sa conférence « The Straight Mind » à la Modern Language Association de New York par l’affirmation que « les lesbiennes ne sont pas des femmes », cela crée une déflagration. Il est nécessaire de décrypter cette phrase pour en comprendre le sens et les enjeux. Les femmes, nous l’avons dit, se définissent en relation avec les hommes.
En effet, dans notre métaphysique, la femme est l’Autre de l’homme, elle est l’Autre de l’Un, elle est la seconde partie du contrat hétérosexuel. Les lesbiennes, elles, ne sont pas en relation avec des hommes, et ne peuvent par conséquent se définir en fonction d’eux. Les lesbiennes sont en relation avec d’autres lesbiennes et s’autodéterminent, se définissent par rapport à elles-mêmes. En termes métaphysiques, il s’agit d’une opération d’identification différente de celle des femmes. Je ne me définis pas par rapport à autrui, mais par rapport à moi-même. Je peux donc me construire comme sujet, et non plus seulement comme objet. La métaphysique lesbienne n’a pas pour nécessité d’être binaire et duelle. Par ailleurs, dès lors que la sexualité n’est pas définie par la reproduction, alors on peut affirmer que les lesbiennes pratiquent le sexe pour le sexe, et que le plaisir devient le critère déterminant de leur sexualité. Les lesbiennes, par conséquent, sont pour Wittig des « transfuges », de même que les religieuses ou les femmes qui ont fui leur mari. Faisant fi du contrat hétérosexuel, elles sont des résistantes. Par ailleurs, leur position extérieure par rapport aux catégories déterminées du monde social leur permet d’adopter un regard décentré et de sortir de la vision dominante. Elles peuvent ainsi « utiliser leur position stratégique pour détruire le système » (p. 21).
Pour résumer, Monique Wittig montre que les lesbiennes ne sont pas des femmes, elles sont des « transfuges à leur classe » et peuvent, par cette position, apporter un regard critique sur le monde fondé sur la norme hétérosexuelle. Les textes de Monique Wittig n’étaient que peu diffusés dans la seconde moitié du XXe siècle, même s’ils étaient connus des communautés féministes et lesbiennes. Aux États-Unis, les échos de sa pensée ont eu un impact bien avant d’en avoir en France, où les communautés lesbiennes ont été moins entendues et représentées au sein du féminisme.
Ce n’est qu’aujourd’hui que les textes de Wittig commencent à résonner haut et fort. Elle avait donc raison : il est nécessaire de tenir un discours radical pour produire des changements dans les mentalités, et ces discours, ce travail sur le langage, n’a eu d’effets que des dizaines d’années plus tard.
Aujourd’hui encore, on taxe régulièrement Wittig de « séparatisme lesbien », une position politique presque unanimement condamnée. Les lesbiennes séparatistes formaient des groupes minoritaires dans les États-Unis des années 1970. Elles affirmaient une différence essentielle et naturelle entre les lesbiennes et les femmes, ce qui les amenait à prôner une séparation stricte des lesbiennes de la société. Si ces positions peuvent sembler similaires à celles de Wittig, les confondre est un écueil à éviter. Pour Wittig, l’identité des femmes et l’identité des lesbiennes sont des constructions historiques et culturelles. Il n’y a rien d’essentiel ni de naturel dans la différence entre les deux. C’est justement pour cette raison qu’un changement est envisageable et possible : il s’agit de montrer que l’hétérosexualité est un système culturel, un régime politique, en utilisant sa position stratégique de transfuge. Pour elle, il n’est pas question de pratiquer le séparatisme, c’est-à-dire de s’isoler du reste du monde en tant que communauté, mais au contraire d’agir de l’intérieur.
Ouvrage recensé– La pensée straight, Paris, Amsterdam, 2018 [1992].
De la même auteure– L'Opoponax. Paris, Minuit, 1964.– Les Guérillères, Paris, les Éditions de Minuit, 1969.– Le Corps lesbien, Paris: Editions de Minuit, 1973.
Autres pistes– Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005.– Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tomes I et II, Paris, éd. Gallimard, 1949.– Françoise Héritier, Masculin/Féminin I. La Pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 2015 [1996].