Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Moses Finley
Dès la parution de l’ouvrage en 1954, l’immense succès rencontré assura à son auteur, Moses Finley, une autorité et une notoriété considérable, au-delà même des murs de l’université et des pays anglophones. L’influence intellectuelle décisive qu’allait exercer ce livre tient en partie à deux éléments, alors nouveaux et parfaitement articulés : un choix chronologique en rupture avec les précédentes études consacrées à la société des poèmes homériques et une approche fortement imprégnée d’anthropologie.
Lors de sa parution, l’ouvrage de Finley se fonde sur les résultats de recherches qui, depuis une vingtaine d’années, offrent une relecture décisive de ce que l’on appelle toujours la « question homérique », c’est-à-dire des conditions d’élaboration des deux œuvres attribuées au poète Homère, l’Iliade et l’Odyssée.
Il s’attarde peu sur la question de l’auteur (ou des auteurs) de ces poèmes : chez lui, Homère reste une façon commode et conventionnelle d’éviter un problème dont il connaît les enjeux et les difficultés, mais qui ne l’intéresse pas. Il signale néanmoins l’unité que présentent les deux poèmes face aux œuvres, contemporaines, d’Hésiode.
En revanche, dans le sillage de Milman Parry , il adopte de façon univoque la « théorie de l’oralité », selon laquelle la composition des poèmes homériques est le résultat d’une tradition orale pluriséculaire constituée autour d’un cycle poétique épique, la guerre de Troie. Elle était transmise de génération en génération parmi les aèdes, spécialistes de composition orale qui interprétaient pour un public d’aristocrates tel ou tel épisode du cycle. C’est au tournant des VIIIe et VIIe siècles avant notre ère qu’un ou plusieurs de ces aèdes aurait donné à l’Iliade et à l’Odyssée une forme qui, ensuite fixée par écrit à la fin du VIe siècle, est à l’origine du texte dont nous disposons aujourd’hui.
Dans une conférence prononcée en 1974, bien des années après la première parution de l’ouvrage, et dont le texte fut ajouté en appendice dans les rééditions ultérieures, Finley exprime clairement l’intention qui se trouve à l’origine de son étude des poèmes homériques – et ce en quoi elle s’oppose à l’approche qui prévalait alors.
Sans nier qu’il s’agit d’œuvres poétiques majeures dont l’intérêt peut être littéraire et artistique, il affirme : « L’intérêt professionnel que je porte à l’Iliade et à l’Odyssée concerne leur utilité comme outils, comme documents, pour l’étude de l’âge du bronze, des siècles obscurs et de l’histoire de la Grèce archaïque » (p. 178). Ce qui peut sembler être aujourd’hui une attitude banale démontrait alors que les poèmes homériques offraient, comme n’importe quel autre document, un matériau pour écrire l’histoire.
Finley était conscient des difficultés que posait la nature même des poèmes, résultat d’une élaboration orale ouverte pendant des siècles à toutes sortes de modifications ; mais, il estimait néanmoins possible d’y voir le tableau d’un « monde réel fait d’hommes réels, un monde historique et non un univers de fiction » (p. 58). Pour lui, l’analyse historique permet de déceler les anachronismes évidents qui s’attachent surtout à l’action du récit, tandis que le cadre de celle-ci, c’est-à-dire le monde social dans lequel s’inscrivent les événements est, par les nécessités du genre, relativement à l’abri de toute intervention personnelle du poète – donc réaliste.
Finley en veut pour preuve que le tableau de la société homérique s’avère relativement cohérent, et offre une série de parallèles avec d’autres sociétés. Si les poèmes homériques sont un matériau utilisable par l’historien, il reste à préciser : « Quelle sorte de documents ? Et, dans le cas particulier des poèmes homériques, des documents remontant à quelle époque, traitant de quelle époque, se référant à quelle société historique ? » (p. 178).
C’est dans la réponse qu’il apporte à ces questions que Finley introduit une nouveauté radicale : la société que décrivent les poèmes n’est pas celle du monde mycénien (1450-1180 avant notre ère), ni celle durant laquelle l’Iliade et l’Odyssée ont été composées, à la fin du VIIIe siècle. Selon lui, le monde d’Ulysse (c’est ainsi qu’il désigne la société décrite dans les poèmes homériques) est à chercher quelque part entre ces deux périodes, c’est-à-dire durant les siècles dits obscurs (XIe-IXe siècles). Il faut rappeler le pari que, ce faisant, prenait Finley : en 1952, Michael Ventris avait annoncé le déchiffrement du linéaire B, permettant la lecture des milliers de tablettes d’argile qui, découvertes dans les fouilles des principaux palais mycéniens, utilisaient ce système d’écriture.
Ce que Finley affirmait était donc susceptible d’être contredit. En 1956 (deux ans après Le Monde d’Ulysse), le premier corpus de tablettes mycéniennes déchiffrées parut : confirmant les intuitions de Finley, la société mycénienne alors nouvellement mise en lumière se révélait être radicalement différente de celle du monde d’Ulysse.
Mais pour Finley, la société homérique n’était pas non plus contemporaine de l’élaboration de l’Iliade et de l’Odyssée. De façon succincte, il résume ainsi les éléments qui permettent selon lui de l’affirmer : « la liste des institutions et pratiques contemporaines exclues est très longue et tout à fait fondamentale – [...] pas d’écriture, d’armes de fer, de cavalerie dans les scènes de bataille, pas de colonisation, de commerçants grecs, de communautés sans rois » (p. 57).
Le monde mycénien s’appuyait sur un système administratif sophistiqué et s’organisait autour des centres politiques et économiques que constituaient de vastes bâtiments que l’on appelle palais ; en regard, le monde d’Ulysse apparaît démographiquement faible et, en somme, assez rudimentaire. Mais, comme Finley s’attache à le montrer, cela ne signifie pas néanmoins que la société homérique ne constitua pas un ensemble cohérent ou original.
À l’origine de son analyse sociologique, un premier constat : « Un profond clivage horizontal stratifiait le monde des poèmes homériques. En haut, les aristoi, littéralement “les meilleur”, noblesse héréditaire, qui possédaient la plupart des richesses et tout le pouvoir [...]. En bas se tenaient tous les autres, la multitude qu’aucun terme technique ne définissait collectivement ». Au sein de cette « multitude », on doit encore opérer d’autres distinctions. Celle, d’abord, entre esclaves et individus libres. Les esclaves des poèmes homériques sont en grande majorité des femmes, victimes des guerres et des razzias. Quant à la population libre, surtout constituée de bergers et de paysans, d’artisans (au sens le plus large : forgerons, devins, aèdes, médecins), il faut distinguer ceux qui possédait un bien ou qui faisaient valoir une spécialisation de tous ceux qui, quoique libres, ne possédaient rien et travaillaient à gage – ceux que les poèmes appellent les thètes, qui dans le royaume d’Ulysse, à Ithaque, sont employés comme « découpeurs de viandes » ou envoyés aux champs.
C’est sur ce point que Finley introduit l’idée qui caractérise sa lecture du monde d’Ulysse. En effet, à partir de certaines indications des poèmes , il affirme que c’est le thète, et non l’esclave qui apparaît comme doté du statut le plus déshérité de la société homérique. Pour Finley, s’il en est ainsi, c’est que, contrairement à l’esclave, le thète est tenu à l’écart de l’oikos (pluriel oikoi), la « maison patriarcale ». Or, pour l’historien, l’oikos constitue le socle et l’élément proprement original de la société homérique ; il y voit : « le centre autour duquel la vie s’organisait, d’où dépendaient non seulement la satisfaction des besoins matériels, y compris la sécurité, mais les normes et les valeurs éthiques, les occupations, les obligations et les responsabilités, les liens sociaux et les rapports avec les dieux » (pp. 68-69).
S’y agrégeaient tous les membres de la société homérique : l’aristocrate et sa famille, bien sûr, mais également tous les gens de la maison, les esclaves, les serviteurs et, de façon plus lâche, les thètes. Et c’est aussi au sein de l’oikos que l’on gardait l’ensemble des biens, ensuite redistribués par le maître à chacun, selon les hiérarchies.
Faire de l’oikos le cœur et le socle de l’organisation de la société homérique a une importante conséquence : pour Finley, le monde d’Ulysse est pré-politique. C’est d’ailleurs là une des raisons qui, comme on l’a vu, amènent l’auteur à situer chronologiquement cette société avant l’apparition de la cité comme principal cadre politique et social des sociétés grecques, à partir de la fin du VIIIe siècle avant notre ère.
Certes, Finley n’ignore pas l’existence, en dehors de l’oikos, d’autres formes de regroupement : « La vie matérielle et psychologique d’un homme était déterminée par la coexistence de trois groupes distincts mais qui se recouvraient en partie : la classe, la parenté et l’oikos » (p. 94). Et ce n’est seulement que quand des tensions naissaient de cette imparfaite superposition qu’intervenait un quatrième groupe, auquel Finley ne reconnaît dans le fonctionnement de la société homérique qu’un rôle périphérique : la communauté, sous la forme de l’assemblée (agora, qui désigne primitivement à la fois le lieu de réunion et la réunion elle-même) – celle, par exemple, convoquée par Télémaque, le fils d’Ulysse, et constituée des habitants d’Ithaque.
Ainsi, pour Finley, la communauté comme forme supérieure d’organisation sociale existe bien dans le monde d’Ulysse, mais comme en cours d’élaboration, sous une forme imparfaite qui s’efface devant le poids de l’oikos.
La nature de la royauté en offre un exemple. On voit, dans l’Iliade comme dans l’Odyssée, des rois imposer leur autorité à des groupes d’hommes dont on devine que chacun d’eux est la tête d’un oikos. Mais si Finley ne considère pas qu’il y a là une véritable organisation politique capable de s’imposer aux oikoi, c’est qu’il remarque que, dans la façon dont les poèmes le décrivent, le roi (basileus) est associé (notamment par l’usage d’un vocabulaire particulier) à un père de famille : précisément, le terme même de basileus est employé indifféremment au sens de « roi » (Ulysse à Ithaque, par exemple) et de « chef » (à la tête d’un oikos aristocratique). Et d’autre part, si le roi emprunte la nature de son pouvoir au chef de famille, cette autorité s’avère contestée et limitée.
Car, à l’inverse de ce qui se passe au sein de l’oikos, la succession royale n’a rien d’automatique : comme l’illustrent, dans l’Odyssée, les ambitions des prétendants en l’absence d’Ulysse, la disparition du roi n’entraînait pas l’accession au pouvoir de son fils, mais ouvrait plutôt une lutte entre aristocrates. En somme, la royauté n’avait rien d’une institution capable de s’imposer durablement aux oikoi.
« Le héros forme le sujet de la poésie épique. Le héros est un homme qui a sa façon d’agir : par son courage et sa bravoure, il poursuit des buts bien déterminés. Cependant, le héros vit au sein d’un système social et d’une culture qui le modèlent, et ses actions sont compréhensibles seulement par référence à ce système et à cette culture » (p. 90).
Au-delà de la seule vaillance guerrière, c’est en analysant la forme et les motivations des agissements des héros (c’est-à-dire des grands aristocrates à la tête d’oikoi importants) que l’on peut, selon Finley, faire apparaître les « mœurs et les valeurs » de la société homérique – celle-ci n’apparaissant qu’à travers l’action de ces mêmes héros. Et c’est grâce à l’anthropologie et à la comparaison avec d’autres sociétés, que l’on qualifiait alors de « primitives », qu’il entend éclairer le sens qui oriente leur manière d’agir.
L’illustration la plus nette de cette méthode consiste en l’application du concept du don et du contre-don à la société homérique, qu’il emprunte à l'anthropologue français, Marcel Mauss. Sur les cinq chapitres que compte Le Monde d’Ulysse, trois d’entre eux traitent des échanges et de la circulation des biens, et partout prévaut cette règle du don et du contre-don, c’est-à-dire d’une forme différée d’échanges largement destinés à entretenir des liens de solidarité. Pour Finley, un tel fonctionnement doit être expliqué à la fois par les modes de production (centrés autour de l’oikos) et des valeurs sociales du groupe socialement dominant.
Dès lors, l’hospitalité, le mariage et plus généralement toute rencontre entre aristocrates étaient l’occasion d’échanger des cadeaux, biens dont la valeur était moins marchande que sociale et symbolique, toute tournée vers la création ou l’entretien de liens personnels. Pour Finley, le don et le contre-don constituent la forme d’échange privilégiée de la société homérique, impliquant une importante conséquence : « l’éthique du monde d’Ulysse interdisait strictement la pratique du commerce comme métier » (p. 82).
Certes, comme il le rappelle, il existait des marchands ; mais ceux-ci constituaient une figure périphérique du monde d’Ulysse. Lorsque les poèmes l’évoquent, c’est sous la forme de l’étranger, du Phénicien, qui doit inspirer méfiance et mépris.
Ce sont assurément ses immenses qualités – cohérence, clarté, force de conviction –, qui firent du Monde d’Ulysse un immense succès, traduit dans de nombreuses langues et plusieurs fois réédités, et qui assurèrent à son auteur un prestige et une autorité considérables. Mais plus qu’un simple succès éditorial, l’ouvrage marqua une étape décisive dans les études homériques et, plus largement, dans l’étude des périodes anciennes de l’Antiquité grecque.
Par son recours aux résultats des recherches anthropologiques, son utilisation des poèmes homériques comme documents historiques et sa volonté de dégager le monde qu’ils décrivaient du monde mycénien, cet ouvrage reste aujourd’hui encore, une synthèse historique valide à bien des égards – ce qui n’a rien de négligeable au regard de l’évolution de la recherche concernant ces questions.
La plupart des critiques qui ont été formulées à l’égard du Monde d’Ulysse se concentrent autour du rôle attribué à l’oikos comme unique cadre de la société homérique, et plusieurs spécialistes soulignent l’existence d’éléments à même de nuancer cette vision. Ainsi, le terme grec démos (peuple) apparaît déjà dans les poèmes homériques et certains individus semblent disposer d’un statut dont l’existence ne prend sens qu’au niveau de la communauté, impliquant nécessairement que celle-ci était plus que la simple somme des oikoi.
En fait, le monde d’Ulysse était moins éloigné du monde d’Homère que ne le croyait Finley, et l’on admet aujourd’hui que si les poèmes homériques présentent des éléments matériels allant, en gros, de 1550 à 1050 avant notre ère, le reste de la société qu’ils donnent à voir (institutions, pratiques politiques, modes de production) évoque plutôt une ou deux générations avant la composition des poèmes, au cours du VIIIe siècle.
Ouvrage recensé– Le Monde d’Ulysse, Paris, La Découverte/Maspero, coll. « petite collection maspero »,1983 [1954].
Du même auteur– L’Économie antique, Paris, Éditions de Minuit, 1975 (1973 pour la1ère éd. : The Ancient Economy).– Économie et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1984 (1981 pour la 1ère éd. : Economy and Society in Ancient Greece).
Autres pistes– Pierre Vidal-Naquet, Le Monde d’Homère, Paris, Perrin, 2000.– Pierre Judet de la Combe, Homère, Paris, Gallimard, coll. « Folio biographies », 2017.– Évelyne Scheid-Tissinier, Les Origines de la cité grecque. Homère et son temps, Paris, Armand Colin, 2017.