Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Murray Bookchin
Cet ouvrage, qui compile différents articles de Murray Bookchin, nous présente une synthèse de son écologie sociale. Pour le théoricien anarchiste, le respect de la nature passe par la remise en cause des logiques sociales de domination. Afin d’assurer la survie de l’humanité, il théorise un système politique « organique » : le municipalisme libertaire.
Murray Bookchin est un activiste. Sa vie est rythmée par de nombreux combats où cohabitent causes sociales et écologiques. Après avoir pris ses distances avec le Parti communiste, il s’engage dans plusieurs projets libertaires, où il se sensibilise aux causes féministes et antiracistes. En parallèle, il mène de front plusieurs luttes écologistes. Il milite contre les pesticides, les addictifs alimentaires et le nucléaire. Cette diversité d’expériences lui permet de développer un profil d’une grande originalité. Pour lui, il s’agit de faire cohabiter activisme et réflexion théorique. En tant que militant écologiste, il développe ainsi une solide expertise technique. Il passe maître dans la compréhension des systèmes énergétique et alimentaire du capitalisme. Dès les années 1950, en véritable pionnier, il dénonce l’irréversibilité des dommages infligés à la biosphère, la prolifération des énergies sales et la dissémination des déchets toxiques. Annonçant un « tournant historique et géologique » majeur, il décrit, avant l’heure, ce que nous appelons aujourd’hui l’Anthropocène. En parallèle, il mène un important chantier théorique. Il s’inspire de la philosophie de Platon et d’Hegel, et se nourrit de travaux d’ethnologues sur les capacités autogestionnaires des peuples indigènes ? notamment ceux de Pierre Clastres. Il étudie également l’histoire des communes autonomes créées durant la Guerre civile espagnole (1936-1939).
Enfin, il fréquente les auteurs incontournables de l’anarchisme : il retient de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) son approche du fédéralisme, et de Pierre Kropotkine (1842-1921) son emphase pour l’organisation communale. En compilant ses principaux articles publiés entre 1969 et 1995, cet ouvrage nous offre « à la fois [une] critique synthétique des sociétés présentes et [...] une vision cohérente de ce que pourrait être une société écologique et libertaire » (p. 9).
Bookchin ne manque pas de pointer les limites d’une écologie alarmiste, exclusivement centrée sur les dynamiques environnementales. Le plus souvent, ce catastrophisme « vert » justifie des postures réactionnaires. Dans les années 1960, les théories néo-malthusianistes ont ainsi le vent en poupe. Inspiré des théories de Thomas Malthus (1766-1834), ce courant affirme que la croissance de la population est supérieure aux capacités limitées de la planète Terre - ce qui implique de limiter la natalité. Dans son ouvrage The Population Bomb (1968), le biologiste, Paul Ehrlich, annonce ainsi une explosion démographique sans précédent ! Ce type d’analyse stigmatise la pauvreté, mais passe sous silence le poids des inégalités sociales. À l’opposé d’une écologie radicale, on voit donc l’apparition d’une « écologie institutionnelle », que Bookchin nomme l’« environnementalisme ». En se focalisant sur des problèmes « techniques » comme la conservation des ressources et les énergies alternatives, elle n’opère qu’une action de retardement – c’est une sorte de « soupape de sécurité ». De plus, l’« environnementalisme » prêche une « écospiritualité » individualiste, qui fait de la rédemption morale l’alpha et l’oméga de toute transition. Mais pour l’auteur, le capitalisme est par nature immoral et rien ne le rendra plus vertueux. « Autant persuader une plante de renoncer à la photosynthèse que de demander à l’économie bourgeoise de renoncer à l’accumulation du capital » (p. 68). Contrairement aux préconisations des « environnementalistes », c’est par la question sociale que peuvent être instaurés de nouveaux équilibres avec le monde naturel.
« Dans mon esprit, écologie a toujours signifié écologie sociale : l’idée même de dominer la nature découle de la domination de l’humain par l’humain » (p. 79). Cette idée est fondamentale pour Murray Bookchin : on ne peut résoudre le problème écologique sans s’attaquer de plein fouet à la domination ! Ce sont les sociétés hiérarchiques, de plus en plus perfectionnées à travers les âges, qui ont provoqué les destructions écologiques que nous connaissons. Ainsi, « [les diverses formes de domination] sont davantage en mesure de façonner le futur du monde naturel que ne le sont les formes de rédemption spirituelle personnelle » (p. 149). Les humains sont le produit d’une longue évolution. À une nature biologique qu’ils partagent avec le reste du monde vivant, s’est ajoutée une « seconde nature », d’ordre social. Au départ, cette « nature sociale » n’était pas fondée sur la domination. Il faut imaginer qu’à l’aube de l’humanité, les relations interindividuelles étaient relativement égalitaires. « Ce n’est que plus tard que ce développement prit la forme d’une oppression hiérarchique, puis d’une exploitation de classe » (p. 157).
Au sein des sociétés primitives, la gérontocratie fut probablement la première véritable structure hiérarchique de l’humanité. Le pouvoir était accaparé par les individus les plus âgés, dont l’expérience et la sagesse étaient reconnues par les autres membres de la communauté. Mais ce type d’organisation politique fut supplanté par les sociétés guerrières, les chefferies et les royautés qui organisèrent, à leur tour, la suprématie de l’homme sur la femme. De cette domination de genre naquirent l’esclavage et les sociétés de classe.
Par conséquent, « les hiérarchies, les classes, les modes d’appropriation et les institutions étatiques servirent à définir dans l’esprit de l’homme sa relation à la nature » (p. 164). Aussi, toute lutte de libération ? qu’elle s’adresse aux femmes, aux homosexuels, aux Noirs ou aux travailleurs – est intrinsèquement écologiste. Et paradoxalement, ces luttes bénéficient d’un contexte favorable qui ouvre de nouveaux horizons.
Murray Bookchin ne croit pas en une société écologiste fondée sur la frugalité. Pour lui, il faut aller « au-delà de la rareté » ! Les innovations technologiques ont effet permis de développer un incroyable potentiel productif. Cette abondance matérielle offre plus de temps disponible, « et cela au prix d’un effort minimum ». Cela ne signifie pas qu’il faille continuer de gaspiller ou de nourrir des besoins factices, mais ce progrès peut servir notre épanouissement. En permettant « d’éliminer le travail en tant que condition d’existence essentielle de la [...] majorité des hommes », la technologie nous offre donc la chance de consacrer plus de temps au collectif.
Pour l’auteur, il s’agit donc de distinguer entre la capacité destructrice de la technologie et son « potentiel libérateur ». Il existe différents types de technologie, si bien que nous pouvons adopter différentes attitudes à son encontre. « Les outils et les machines peuvent être utilisés pour promouvoir une attitude entièrement dominatrice [...] autant que pour promouvoir la diversité naturelle et des relations sociales non hiérarchiques » (p. 92).
L’auteur en appelle donc à un développement technologique extrêmement perfectionné. Les énergies alternatives, en recourant au soleil, au vent, aux marées et aux cours d’eau, permettraient ainsi de diversifier et de décentraliser notre modèle énergétique. Au niveau social et institutionnel, cette autonomie matérielle assurerait « à chaque membre de la société ? et non à une caste d’élite ? de diriger les affaires communes » (p. 29).
L’écologie sociale se propose d’inverser toutes les tendances historiques du capitalisme : « la spécialisation à outrance des machines et du travail, la concentration [...] en des agglomérations et des entreprises industrielles gigantesques, [...] la bureaucratisation de l’existence, le divorce entre la ville et la campagne, la transformation de la nature et des êtres humains en objets » (p. 72).
Bookchin appelle donc de ses vœux un puissant mouvement de décentralisation. À l’État omnipotent doivent se substituer une multiplicité d’ « éco-communautés » autogérées. L’auteur s’inspire du modèle de la cité athénienne pour penser un système de « démocratie directe », qu’il nomme le « municipalisme libertaire ». Pour l’anarchiste américain, la politique est un phénomène organique – à l’instar d’une plante qui pousse dans le sol. C’est pourquoi la municipalité est une unité pertinente, car sa taille réduite permet d’associer les citoyens à la gestion des affaires publiques qui les concernent directement. À l’échelle de la commune seraient instaurées des assemblées populaires – elles-mêmes subdivisées en assemblées de quartier – dont l’autonomie politique serait garantie. Le pouvoir représentatif serait strictement encadré afin de ne pas entraver leur souveraineté.
Il s’agirait seulement de « coordonner les [différentes] assemblées à travers des délégués munis d’un mandat impératif, soumis à vocation, révocable, [et] munis d’instruction écrites rigoureuses » (p. 189). À l’échelle supérieure, les municipalités autonomes intégreraient une même confédération démocratique. Cette organisation ne vise pas l’autosuffisance ni l’autarcie. Au contraire, le municipalisme libertaire doit développer les « relations d’interdépendance » à tous les niveaux. Ainsi, « l’interdépendance entre communautés n’est pas moins importante que l’interdépendance entre individus » (p. 179). Il s’agit donc d’un système organisé sur le partage, où l’usufruit prime sur la propriété. À l’opposé de l’économie capitaliste, l’autogestion permet de penser une économie morale, fondée sur un devoir de complémentarité et où se développent librement l’intelligence et la solidarité.
En accord avec les enseignements de l’écologie, Bookchin propose une « pensée organique » qui réintègre l’homme dans la biosphère. En effet, que ce soit à travers l’État ou la concentration du capital, l’humanité parcourt « à l’envers le cours de l’évolution ». Les structures standardisées de la société contemporaine ont ainsi accru notre vulnérabilité en tant qu’espèce. En s’inspirant de la diversité et de la complémentarité des interactions biologiques, nos sociétés pourraient trouver des fonctionnements plus spontanés – « un foisonnement de plus en plus complexe de formes et de relations » (p. 72). L’auteur en appelle à s’inspirer des multiples « communautés organiques » qui ont peuplé l’histoire humaine. Les sociétés dites « primitives » ont su développer des relations harmonieuses avec leurs écosystèmes. Cet état de communion impliquait une d’organisation sociale où les inégalités étaient l’exception et non la règle. Chez les Indiens Wintu, par exemple, le chef n’était pas celui qui « dirigeait » son peuple, mais bien celui qui « se tenait à ses côtés ». Similairement, la société libertaire repose sur une « rationalité symbiotique » : de l’esprit d’interdépendance et de complémentarité doit naitre une « unité dans la diversité ». En admettant que l’être humain procède d’un continuum naturel, il redevient possible d’envisager son évolution. En effet, « la nature sociale et la nature biologique ont en commun le potentiel d’évoluer vers une [...] une plasticité croissante » (p. 154). Face aux défis de la crise écologique, il semblerait même que nous n’ayons plus le choix. « Soit un mouvement capable de pousser l’humanité à l’action se fera le jour, soit la dernière grande opportunité historique d’accéder à une émancipation complète de l’humanité périra dans une autodestruction sans fin » (p. 177).
Cet ouvrage offre une synthèse réussie de la pensée de Murray Bookchin. Au final, on découvre une écologie sociale très proche du communisme libertaire. Pour l’anarchiste américain, la quasi-totalité des problèmes écologiques est la conséquence des logiques de domination. Afin de reprendre le cours de notre évolution sociale et biologique, il propose de mettre en œuvre une démocratie directe et décentralisée, en symbiose avec notre écosystème. À l’ère de l’Anthropocène, cet ouvrage propose des solutions convaincantes. Ces dernières années, le « municipalisme libertaire » a fait de nombreux émules. En 2005, l’ancien Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) abandonnait ainsi son orientation marxo-léniniste et adhérait à la doctrine du « confédéralisme démocratique », fondé sur l’écologie, le féminisme et l’autogestion !
L’auteur témoigne d’une vraie rigueur dans la manière d’exposer et de discuter son projet utopique. Il pointe les limites d’une société décentralisée où les communautés finiraient par se refermer sur elles-mêmes. Néanmoins, on ne peut manquer de déceler un certain irénisme chez Murray Bookchin : en mettant en avant ce qui nous rassemble, il minimise ce qui nous divise. Il célèbre ainsi l’« organicité » de petites communautés soudées, tout en évacuant la question des rapports de pouvoir et des divisions qui, immanquablement, surgissent au sein des groupes sociaux.
À cet égard, l’analyse qu’il offre des « sociétés primitives » semble quelque peu fantasmée. En postulant que ces dernières ignoraient les inégalités, l’auteur passe sous silence certains enseignements de l’anthropologie. On peut voir dans ce parti pris l’héritage idéologique du fédéralisme américain – lui-même fondé sur un récit localiste et communautaire. L’auteur l’admet d’ailleurs lui-même : « [ces] traditions [sont] enracinées dans les pratiques démocratiques et politiques les plus nobles de l’Amérique » (p. 200).
Ouvrage recensé– Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire, Paris, L’Échappée, coll. « Versus », 2019.
Ouvrages du même auteur– Une société à refaire : vers une écologie de la liberté, Montréal, Éditions Écosociété, 1992. – Pour un municipalisme libertaire, Lyon, Atelier de création libertaire, 2003.
Autres pistes – Serge Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006.– Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’évènement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, 2013.