Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Myriam Congoste
Le Vol et la morale. L’ordinaire d’un voleur est le premier livre de Myriam Congoste, publié cinq ans après la thèse, dont il est issu. Cette enquête, qui suit pendant plusieurs années un voleur à la parole libre, propose une autre façon de pratiquer l’ethnologie. Il déroute par son sujet, séduit par son style et saisit par sa véracité. Cette enquête aborde des questionnements anthropologiques fondamentaux comme le rapport à la norme, la circulation des objets, la violence, le travail, les risques encourus ou encore la liberté.
Le Vol et la morale occupe une place singulière dans la littérature anthropologique. En effet, ce livre est le premier de la collection « Les Ethnographiques », de l’éditeur toulousain Anacharsis, dont le principe est de raconter l’histoire d’une enquête anthropologique en train de se faire. Écrit à la première personne et débarrassé des scories bavardes de l’érudition, ce livre, pourtant tiré d’un travail académique, se lit comme un roman.
La dimension personnelle, inhérente au principe éditorial et anthropologique, se double ici d’une proximité de l’auteur avec son sujet. Si c’est par l’entremise d’une amie qu’elle a rencontré le dénommé Youchka, voleur de son état et personnage principal de son livre, ses origines ont joué en sa faveur. Son propre grand-père, docker et chapardeur, exerçait lui aussi dans le quartier bordelais de Bacalan où démarre l’enquête. Par ailleurs, issue elle-même d’un milieu populaire, l’anthropologue porte ce qu’elle nomme un « bagage de simplicité » (p. 38), susceptible de faciliter son intégration dans cet univers. Néanmoins, cela ne la préserve pas contre les préjugés à l’encontre de ces professionnels de la clandestinité. Il lui a fallu adopter « une vie nocturne, rouler dans des voitures volées, [s’] habituer à boire des alcools forts, à circuler dans un milieu qui fume du cannabis […], qui consomme de la cocaïne et qui ne se déplace jamais sans pit-bulls » (p. 38).
Ce livre est remarquable à plusieurs titres, le plus important étant probablement les conditions d’enquête. Quand Myriam Congoste commence ses recherches, elle ne connaît pas du tout son interlocuteur, voleur, n’ayant jamais été inquiété par la police et d’une prudence extrême. La différence de niveau scolaire, d’âge, de genre entre l’auteur et son interlocuteur (plus jeune) a peut-être facilité une forme inédite de respect entre eux. La rencontre entre une infirmière, mère de famille nombreuse de surcroît, préparant une thèse d’anthropologie et un professionnel de la clandestinité apparaît assez improbable.
Ce dernier accepte le principe de l’enquête à condition qu’elle débouche sur une thèse, qui en quelque sorte, lui rend honneur. « Je me devais en retour d’aller au terme de ma démarche, [d’] écrire cette thèse, de la soutenir, comme prévu, dans l’enceinte du savoir, le temple universitaire inaccessible à Youchka » (p. 90), explique Myriam Congoste. En effet, ne pas respecter ses engagements, en détenant un savoir interdit, l’aurait exposée à des représailles.
Si elle a refusé de voler, elle a néanmoins dû participer, aider, s’impliquer, rentrer dans l’illégalité, afin de garantir qu’elle ne trahirait pas. Au nom de sa recherche, elle est partie au Cambodge avec dans ses bagages de l’argent et de l’or, volé par des Gitans, dont elle a avancé elle-même l’achat. Un tel niveau d’engagement dans une enquête est suffisamment rare (Bourgois 1995) pour être souligné. Mais la prise de risque ne s’est pas limitée au passage de la douane à l’aéroport, elle a été omniprésente : en fréquentant des gens armés, en croisant Bronx (le terrorisant molosse de Youchka), en mettant en marche son enregistreur, en assistant à la falsification de moteurs…
Bref, le seul fait de fréquenter ce voleur a représenté un danger, venant soit de lui ou de ses fréquentations. L’intégralité de ce terrain ethnographique a donc été plongée dans l’illégalité avec des moments dangereux ou susceptibles de le devenir.
Si l’on en croit les propos de Youchka, interlocuteur principal de cette enquête, il exercerait un métier comme un autre. Rejeté dès la sixième du système scolaire et refusant de toucher un faible salaire d’ouvrier comme son père, il a choisi la clandestinité. Il aura ce que les autres ont, ceux qui ont réussi leurs études, autrement dit 3 000 euros par mois « l’équivalent d’un salaire de petit patron ou d’un cadre supérieur en début de carrière » (p. 139).
Mais pour en arriver là, il a dû développer de sérieuses qualités, des savoir-faire et des savoir-être, pour reprendre les typologies des ressources humaines. Car ne devient pas voleur et le reste qui veut. Il faut avoir le « vice », être malin, discret, habile et aimer l’excitation liée au stress avec la montée de l’adrénaline. Les compétences de Youchka de serrurier (son CAP) lui sont, par exemple, particulièrement utiles. Il aime le travail, propre, bien fait, comme tout perfectionniste. Son talent de soudeur lui permet, par ailleurs, de refrapper le numéro des moteurs des voitures et des motos volées, d’occuper de temps en temps un poste d’intérimaire, lui garantissant indemnités d’assurance chômage et couverture sociale.
Myriam Congoste nous apprend que le statut de receleur constitue en quelque sorte une progression de carrière et une forme de sécurité. En effet, celui qui a suffisamment d’argent peut se permettre de ne plus aller sur « le terrain » pour voler (p. 175), en se contentant de racheter la marchandise. Cela limite considérablement les risques. Cette ascension sociale dans le milieu de la clandestinité nécessite, en revanche, d’avoir un réseau suffisamment fiable pour écouler, vendre ou échanger les biens mal acquis. Elle impose aussi d’avoir des commanditaires à satisfaire.
L’anthropologue dans ses nombreux échanges avec Youchka, notamment sur ces sujets, ne peut à aucun moment prononcer le mot « voleur ». « Non seulement l’usage du mot “voleur” est connoté négativement par la société, mais il apparaît comme une insulte dans le milieu du vol » (p. 78). Ce n’est là qu’un des nombreux paradoxes de cette activité illégale, dont la qualification est taboue y compris par ceux qui la pratiquent. Ils définissent leurs homologues de « collègues », inscrivant délibérément leurs délits dans l’univers du travail.
Le choix de la clandestinité résulterait pour le voleur Youchka d’un besoin de liberté en s’affranchissant des obligations du monde du travail régulier (quotidien, hiérarchisé, avec des impératifs horaires). Or, l’univers de la marge sécrète ses propres contraintes, amenant Myriam Congoste à écrire que son interlocuteur, finalement, « s’enferme dans la clandestinité » (p. 198), une autre forme de dépendance.
En effet, les voleurs sont confrontés à deux problèmes colossaux : écouler la marchandise et obtenir de l’argent liquide, chaque transaction devant ne laisser, bien entendu, aucune trace. L’auteur nous explique qu’en fait, les biens circulent, tournent ou s’échangent contre des services. « Ils apparaissent, disparaissent, réapparaissent presque sans fin, jusqu’à ce qu’ils trouvent un acquéreur » (p. 205). Leur valeur dépend du besoin de l’acheteur (comme une voiture pour une nuit, le temps d’un casse) et non de sa valeur réelle, sauf « l’or de casse » (p. 69), dont le prix est indexé sur le cours officiel mais 35 à 50 % moins cher.
Le métal précieux est d’ailleurs très prisé. Il est fondu – nettoyé « d’une souillure pourtant jamais évoquée » (p. 234) – pour être transformé en chaîne que l’on porte comme un trophée. Ce bijou, qui peut peser jusqu’à 500 grammes et valoir 8 000 euros, permet d’éviter de recourir à un compte bancaire, d’obtenir de l’espèce (contre un bout de chaîne) et d’attester de sa réussite. « Dans le milieu du vol, explique Myriam Congoste, tout acte de vol admirable entre dans l’histoire des vols. Quand ceux qui volent se rencontrent, ils se racontent ces histoires qui peuvent durer toute la nuit » (p. 211).
Ainsi, le port ostentatoire de chaînes, matérialisation des délits requalifiés en exploits, circulent, sont admirées, sous-pesées, abondamment commentées et attestent de la pointure de son propriétaire. Youchka, par exemple, peut en porter jusqu’à trois en même temps, soit l’ensemble de ses économies. D’ailleurs, la première fois qu’il s’est fait agresser, il n’avait pas encore son chien, elles lui ont été volées. Mais, la clandestinité implique aussi une double vie : celle publique où il faut paraître pauvre et celle cachée où il est permis d’être riche.
La réputation et le succès d’un voleur reposent sur sa respectabilité, sa capacité à tenir parole, sans trahir et sans perdre la face. Autrement dit, aussi cocasse que cela puisse paraître, l’honorabilité d’un voleur dépend de sa fiabilité. Il faut – dans son milieu, cela s’entend – pouvoir lui faire confiance. L’éthique du voleur interdit de voler « la personne avec qui [il] a conclu une affaire, il est encore plus grave de voler, tromper ou trahir un ami » (p. 174).
Ce livre montre bien que le voleur n’accepte pas d’être floué ou volé. L’auteur témoigne de plusieurs anecdotes où Youchka a été arnaqué par des amis au Cambodge et à Bordeaux, et par des Manouches qui ont tenté de lui prendre du matériel hi-fi qu’ils lui avaient vendu la veille. Refusant de perdre la face et de compromettre sa réputation, il a, dans tous les cas, procédé à des représailles allant jusqu’à des menaces de mort. Si Myriam Congoste écrit que les voleurs qu’elle a rencontrés étaient, à sa grande surprise, « courtois, avenants et sociables » (p. 33), elle n’en est pas moins terrorisée. Laver l’affront subi implique une réponse conséquente (une arme à feu sur la tempe, par exemple) et le pardon devient impensable. « La violence de sa réponse est donc à la hauteur de l’humiliation » (p. 147).
Pourtant, nous explique l’auteur : « la honte est le premier deuil [qu’a] fait [Youchka] pour devenir voleur et le rester » (p. 116). Or, le rejet de ce sentiment n’est valable que dans le monde légal. Dans le milieu du vol, perdre la face, c’est perdre sa crédibilité professionnelle et accepter qu’un « collègue » rompe le lien qui les unit. Ne pas répondre fragilise au plus haut point la victime de l’affront possiblement considérée dans le milieu comme un lâche. « Un voleur qui ne se ferait plus respecter ne pourrait plus échanger avec les autres voleurs » (p. 146). Il risquerait d’être exclu, considéré comme indigne d’en être. Cette règle d’or de l’engagement tenu s’applique bien entendu aussi à l’auteur : « “Entre nous, tu prends, tu payes” peut aussi être traduit par : “Si tu prends des informations, il te faudra un jour les payer.” Reste alors à définir comment se paye cette dette, son coût » (p. 88), note Myriam Congoste un rien effrayée.
Dès le début de son enquête, l’auteur se méfie de ses propres préjugés à l’encontre des voleurs. Néanmoins, elle ne souhaite aucunement trouver des excuses, justifier, atténuer ou « faire un portrait idyllique du voleur, mais donner une valeur à son point de vue » (p. 100). Si à la lecture de son livre, on perçoit parfois un jeu, une complicité, une forme d’affection entre eux, il n’y a pas réellement d’empathie. Les positions ne sont définitivement pas interchangeables. Myriam Congoste nous explique que les voleurs écartent tous principes moraux qui limiteraient leurs actes. La parade consiste à se moquer de la victime afin d’éviter d’avoir des remords. « J’ai essayé de rire avec eux de leurs victimes, confie l’anthropologue. Autant dire que j’ai échoué » (p. 105).
Non seulement elle n’a pas réussi à envisager le point de vue de son interlocuteur, mais cela l’a rendue malade, notamment au Cambodge où Youchka s’acharnait sur une dent en or pour en vider le ciment. Le cynisme et l’arrogance, fanfaronnade sournoise, servent de parade pour éviter de culpabiliser. Il apparaît un déni de la victime voire un mépris, puisque « le con, c’est celui qui paye » (p. 115), contrairement au voleur. Autant dire qu’il n’y a aucune compassion ou empathie du voleur à l’égard du volé ni de l’anthropologue à l’égard de Youchka. D’ailleurs, l’auteur insiste sur le fait que les voleurs ont tout à fait « conscience du mal qu’ils causent à autrui et à la société » (p. 97). Leur morale semble à géométrie variable, les principes étant respectés quand ils ne compromettent pas leur activité.
Arguant du fait, qu’en dérobant, « il reprend sa part » (p. 235) à la société, son dû face au mépris social, Youchka se fabrique une légitimité censée couper court à toute critique. Il mérite, comme les autres, de partir aux sports d’hiver – ce qu’il fait chaque année d’ailleurs en volant le maximum de paires de skis – et de voyager. Il sait très bien « ce qu’il fait aux autres, il sait pourquoi il le fait, il connaît les risques qu’il encourt et il accepte les sanctions qui en découlent », explique Myriam Congoste (p. 235).
Ce livre, qui s’apparente au portrait d’un voleur, dévoile comment s’organise non seulement l’activité clandestine, mais aussi les petits arrangements avec la morale qu’elle impose. Myriam Congoste montre que Youchka a choisi de faire de sa vie une succession de moments excitants (avec la prise de risque décrite par Jean Genet ou Georges Darien) où la liberté est subordonnée à des règles d’une extrême dureté et à une vigilance constante.
Excepté ces aspects, certes non négligeables, ce voleur apparaît comme une personne normale, voire sympathique, exerçant un métier pour lequel il a de réelles compétences. Fier qu’un livre lui soit consacré, il en a lu la plupart des passages et a même eu l’outrecuidance d’apparaître le jour de la soutenance de thèse, pénétrant ainsi pour la première – et probablement unique – fois dans un amphithéâtre universitaire. Autant dire que la consécration était à son comble pour cet homme d’une étonnante cordialité et discrétion.
À sa sortie, ce livre, pourtant passionnant, n’a pas eu le succès qu’il méritait auprès de la communauté anthropologique. Cela s’explique notamment par le fait que son auteur n’appartenait pas aux réseaux scientifiques influents (notamment parisiens) et que le positionnement éditorial et le choix rédactionnel de sa collection échappaient délibérément aux critères académiques.
En outre, il lui a notamment été reproché de dresser le portrait d’un voleur type à partir d’un cas spécifique, omettant d’évoquer les autres sortes d’infractions (escroqueries, vols à l’arraché, pickpockets…), et de ne pas s’affranchir de « la figure mythique du voleur » (Le Caisne 2013, p. 207). Les historiens du fait judiciaire (Caporossi 2013) ou les juristes (Jean-Paul Jean, 2012) comme les médias grand public ont, en revanche, salué ce travail possiblement dérangeant en invitant l’auteur dans des émissions et manifestations (France Culture, Festival Polar en cabanes…).
Ouvrage recensé– Le vol et la morale. L’ordinaire d’un voleur, Toulouse, Anacharsis, coll. « Les ethnographiques », préface d’Éric Chauvier, 2012.
Autres pistes– Philippe, Bourgois, En quête de respect. Le crack à New York, Paris, Le Seuil, 1995. – Georges Darien, Le voleur, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 2009 (1955).– Jean, Genet, Journal du voleur, Paris, Galimard, coll. « Blanche », 1949.