Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Myriam Revault d’Allonnes
Nous n’avons pas l’impression d’être bien représentés par les hommes politiques. À vrai dire, nous n’avons pas l’impression d’être représentés du tout. Car si on l’était, nos élus ne nous ressembleraient-ils pas davantage ? Ne reflèteraient-ils pas nos identités ? Pour Myriam Revault d’Allonnes, pas nécessairement. Elle analyse dans son ouvrage la crise de la représentation politique que nous traversons. En montrant que la notion de représentation n’est pas toujours liée à la ressemblance, elle offre une autre manière de penser la crise actuelle et d’en sortir.
Les hommes politiques parlent un langage complexe et soutiennent des propos très éloignés de nos problèmes quotidiens. Ils mènent une vie fastueuse dont peu de Français peuvent se sentir proches.
En bref, nos élus ne nous ressemblent pas, alors même que nous les choisissons pour qu’ils nous représentent. Depuis plusieurs décennies, une crise de la représentation politique menace notre démocratie. Cette crise est dangereuse puisqu’elle conduit à des comportements électoraux instables et décourage de nombreux citoyens à véritablement s’intéresser et participer à la vie politique de leur pays. Mais est-il si grave que nos élus politiques ne nous ressemblent pas ?
L’efficacité et la légitimité de la représentation politique est-elle vraiment liée à la ressemblance ? C’est en partant de ces questions que Myriam Revault d’Allonnes entreprend d’analyser le concept de représentation – politique, mais pas que – afin de mieux éclairer la crise que nous traversons actuellement.
De manière classique, l’auteure fait du philosophe Thomas Hobbes le père de la théorie de la représentation politique. Mais elle montre également que le contexte historique de sa vie n’est pas étranger à ce destin : il assiste à la chute de l’ancien modèle du pouvoir politique, qui n’était pas la représentation, mais l’incorporation. Les rois tiraient en effet jusqu’ici leur légitimité du pouvoir divin, provisoirement incarné dans le corps du roi. De la même manière que Jésus était à la fois homme et Dieu, on considérait que le roi était à la fois mortel, de par son corps terrestre, et immortel de par le pouvoir divin qu’il incarnait et transmettait à son successeur. Et comme Dieu est le Créateur du royaume terrestre, le roi, en incarnant le divin, incarnait également l’ensemble du royaume.
Mais Hobbes (né en 1588) voit précisément une partie du royaume (la Chambre des Communes) s’imposer face au pouvoir du roi, Charles Ier d’Angleterre, qui finit décapité. Symboliquement, le pouvoir monarchique perd alors toute légitimité. Ce n’est pas seulement un roi qui est mort, c’est toute l’incarnation divine dans sa personne qui a été renversée et à laquelle on ne peut plus croire. Du même coup, Hobbes constate que sans incorporation du pouvoir divin dans le pouvoir politique, la société entière perd son unité et sa consistance. Une question se pose alors : comment reconstruire celles-ci ?
Le philosophe répond à cette question au fil de trois ouvrages : Éléments de droit naturel et politique (1640), Du Citoyen (1642-47) et son célèbre Léviathan (1651). Il prône ce qu’on appelle une thèse contractualiste, c’est-à-dire qu’il conçoit l’État comme étant le fruit d’un contrat passé entre le peuple et le souverain. Très choquante pour l’époque, cette thèse implique que l’État n’est pas un prolongement spontané d’une nature parfaite ni l’incarnation du pouvoir divin : il est une simple convention passée entre les hommes.
Pourquoi avoir passé cette convention ? Parce que lorsque les hommes sont livrés à leur seule nature, sans autorité contraignante, ils se livrent une guerre sans merci empêchant toute sécurité et progrès. Alors que pour les Anciens, c’est le monde parfaitement ordonné et naturellement orienté vers le Bien qui fondait l’unité des cités politiques, pour Hobbes c’est l’inverse : nous sommes mus par la nécessité de sortir d’un état de nature chaotique et dangereux.
La notion de représentation peut alors intervenir pour résoudre les deux problèmes posés par cette conception de l’État. D’abord, ni Hobbes ni les philosophes dits contractualistes qui lui succèderont ne croient qu’un contrat concret ait un jour été signé : le « contrat social » est une simple fiction permettant de penser le rôle de l’État. Mais alors, pourquoi et comment faire respecter un contrat qui n’est pas concrètement signé ? Le second problème est la difficulté à expliquer la motivation des citoyens, devant l’ampleur de leur sacrifice : pour être protégés, ils doivent renoncer à l’exercice de leur puissance et à l’assouvissement de leurs désirs.
Le contrat existe implicitement (dans les attentes du peuple) ou explicitement (dans les lois) à chaque fois que le pouvoir politique représente ses citoyens, c’est-à-dire parle ou agit en leur nom. Et cette représentation répond également au second problème : les citoyens acceptent de sacrifier une grande part de leur puissance et de leurs désirs à une autre personne qu’eux parce qu’ils se reconnaissent en cette personne. Grâce à la représentation, le sacrifice est donc bien moindre qu’il n’y paraît. Pour développer cette idée, Hobbes s’appuie sur la polysémie du verbe anglais to act : le verbe signifie agir, mais également jouer un rôle. Ainsi, lorsque l’État agit, il joue une pièce dont chaque citoyen peut se considérer être l’auteure.
L’auteure parvient à montrer que ce modèle de représentation politique est toutefois problématique en son essence même. Elle nous fait comprendre le sens de cette crise en faisant appel à la théorie de Rousseau dans Du Contrat social. Pour lui, la représentation est un transfert. Or, seul un pouvoir peut se transférer, pas une volonté. Quelqu’un peut en effet agir ou parler à ma place si je n’ai pas la possibilité de le faire moi-même, mais personne ne peut vouloir à ma place.
La volonté du peuple, qui doit gouverner, ne peut donc être représentée. Et lorsqu’elle l’est, notamment par nos députés, Rousseau en conclut qu’elle ne peut-être qu’aliénée, c’est-à-dire rendue étrangère à elle-même. Et effectivement, si quelqu’un veut une chose en notre nom, on aura l’impression que cette volonté ne nous appartient pas, qu’elle nous est étrangère.
S’il ne peut y avoir d’identité entre notre volonté et celle des représentants politiques, il devrait toutefois pouvoir se produire une identification. C’est-à-dire que l’on peut se reconnaître en des gouvernants, même si leur volonté diffère parfois de la nôtre et même s’ils ne nous ressemblent pas. Et c’est bien ce que Hobbes avait en tête. De la même manière que l’on peut se reconnaître dans des personnages de fiction ayant une apparence et une vie très différentes des nôtres : on se fiera notamment aux valeurs des personnages. Cependant, la crise actuelle repose justement sur une défiance envers les élus politiques. Cette crise de confiance se manifeste dans notre exigence croissante de transparence, notamment de leurs dépenses personnelles et professionnelles ou de leurs intentions politiques. Et elle compromet notre identification à leurs valeurs.
La crise actuelle réside donc avant tout pour l’auteure dans l’incapacité que ressent le peuple à se représenter lui-même. C’est-à-dire à pouvoir se voir comme des sujets politiques. Quand un citoyen voit un homme politique qu’il a élu, cela devrait immédiatement lui renvoyer sa propre identité de citoyen représenté. Or ce n’est plus le cas.
C’est ce que l’on nomme parfois le problème de la représentativité, le terme mettant l’accent sur l’incapacité des hommes politiques à mener leur action en notre nom tout en nous impliquant dans celles-ci en suscitant de l’identification. Ainsi, il ne s’agit pas de pousser nos élus à avoir une vie plus proche de la nôtre, mais plutôt de mieux représenter (au sens de montrer, d’exhiber) notre rôle lorsqu’ils parlent et agissent en notre nom.
Devant cette crise, la première tentation serait de supprimer tout représentant. Mais le problème est que la volonté du peuple ne peut pas s’exercer directement. Dans l’Antiquité, au Ve siècle av. J.-C., la Grèce avait tenté à Athènes l’instauration d’une démocratie directe, c’est-à-dire d’une démocratie sans représentants. Mais le résultat ressemblait davantage à une aristocratie : le peuple exerçant sa volonté en proposant et débattant les lois ne représentait en réalité qu’une faible part de la population, masculine, aisée et libre. Sur une population d’environ 340 000 habitants dans l’Attique, seuls 40 000 citoyens pouvaient participer de manière effective à la vie politique.
Par ailleurs, les débats à l’Assemblée réunissant des milliers de citoyens, il n’était évidemment pas possible de mener une véritable discussion : les citoyens souhaitant s’exprimer préparaient un discours convaincant, adressé aux autres citoyens. Les discours se succédaient et ce système encourageait les raccourcis conceptuels, les effets rhétoriques et la manipulation émotionnelle : c’était la tyrannie de l’opinion séduisante. Créer une démocratie directe n’est ni possible ni souhaitable.
D’autant que dans la vie moderne le travail a pris une grande place et nous avons besoin d’individus dont la politique est le métier, afin que nous puissions exercer le nôtre. Enfin comme l’a analysé Benjamin Constant dans son article « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », nous ne concevons plus notre liberté comme reposant sur la participation active à la vie de la cité, mais au contraire sur notre indépendance, sur la possibilité de nous retirer dans notre vie privée.
Faut-il alors réformer les procédures institutionnelles permettant la représentation ? C’est une piste régulièrement étudiée par les juristes et évoquée par le peuple. Mais l’auteure rappelle que ces procédures répondent à un ensemble plus vaste d’enjeux. Par exemple, pour restaurer la confiance envers les élus, la perspective d’un mandat impératif, c’est-à-dire d’un mandat contraignant les représentants élus à réaliser leurs promesses de campagne sous peine d’être destitués, paraît séduisante. Tout comme la révocation permanente, c’est-à-dire la possibilité permanente de révoquer un élu, en cas de désaccord avec celui-ci.
Mais adopter ces mesures ne permettrait plus aux hommes politiques de répondre aux événements non anticipés par les projets politiques. On sacrifie ce contrôle qui pourrait être exercé sur les élus politiques parce qu’on sait que la politique n’est pas une science, mais une pratique et qu’il y a une part de contingence et d’inattendu, auxquels on charge les élus de savoir faire face.
Que peut-on alors changer pour résoudre le problème de la représentativité ? L’auteure surprend, en proposant de d’abord changer notre regard sur la question, et de le retourner sur nous-mêmes. Au fond, savons-nous vraiment ce que nous voulons lorsque nous demandons à être représentés ? Par cette question, Myriam Revault d’Allonnes veut montrer que si on échoue à résoudre le problème en tentant de changer les hommes politiques qui nous représentent, on peut l’attaquer par son autre terme : celui du citoyen représenté. Car comme elle le rappelle tout au long de l’ouvrage, la représentation n’est pas que l’élu, parlant et agissant au nom des citoyens absents. C’est également une activité réflexive : la représentation, c’est aussi ce que l’on se représente, et, en l’occurrence, c’est la capacité des citoyens à se représenter comme inclus dans le peuple et actifs dans sa vie politique.
La notion de capacité est pour l’auteure d’autant plus importante qu’elle intervient doublement. D’abord, la capacité des citoyens à se représenter eux-mêmes, en partie à travers leurs représentants politiques, doit être au cœur du travail à réaliser. D’autre part, ce que les citoyens ont à se représenter d’eux-mêmes n’est pas une identité parfaitement stable dont la philosophie a montré qu’elle ne pouvait exister sans paradoxes, mais elle est précisément un ensemble de capacités. C’est une erreur d’attendre des élus qu’ils nous ressemblent, qu’ils soient comme nous. Il faut plutôt attendre qu’ils déploient à leur niveau les mêmes capacités politiques que nous. On peut penser au fait de savoir penser au bien d’autrui, de savoir délibérer ou encore de savoir distribuer des biens. Puis s’assurer qu’ils reconnaissent celles-ci et les montrent sur le devant de la scène politique.
Comment travailler et faire exister ces capacités ? D’abord d’une manière horizontale, c’est-à-dire dans notre rapport aux autres citoyens, et non pas directement d’une manière verticale, dans notre rapport aux dirigeants. D’une façon pouvant sembler abstraite, mais qui est fondamentale pour l’auteure, il faut travailler le récit que l’on se fait de notre vie politique (cela inclut la conception du passé, de la pluralité des communautés, mais aussi la manière dont on se représente notre place vis-à-vis des autres citoyens). Et plus concrètement, il faut se donner un rôle dans la vie collective et ne pas tomber dans l’excès de la conception moderne de la liberté, qui est de se rendre tout à fait indépendant et retiré de la vie publique.
L’auteure réussit le tour de force de mobiliser des auteurs classiques et des analyses de notions complexes, sans rien perdre en richesse ni de clarté.
En jouant sur différents sens du terme « représentation », elle renouvelle l’analyse d’un problème qui est plus que jamais d’actualité.
Si l’auteure fournit une analyse permettant de repenser la crise de la représentativité des hommes politiques, il est dommage que cette analyse ne trouve pas d’applications concrètes. Pour compléter l’ouvrage, il faudrait ainsi évaluer la pertinence des propositions émises ces dernières années allant dans le sens d’un développement de la capacité des citoyens à jouer un rôle dans la vie politique et à reconnaître ce rôle chez leurs élus.
On peut notamment penser à l’idée d’une citoyenneté administrative, qui instaurerait de nouvelles possibilités d’intervention du citoyen au sein de l’administration publique, que ce soit sous la forme de délibérations ou sous la forme de participations (comme c’est notamment le cas au niveau local, dans certaines villes faisant participer leurs habitants à la gestion des enveloppes budgétaires).
Ouvrage recensé– Le miroir et la scène, ce que peut la représentation politique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2016.
Du même auteur– Le Dépérissement de la politique, Paris, Éditions Aubier, coll. « Alto », 1999.– Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Débats », 2010.
Autres pistes– Thomas Hobbes, Du Citoyen, Paris, Éditions Flammarion, coll. « GF Flammarion », 2010 [1642-47].– Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Éditions Gallimard, coll. « folio essais », 2000 [1651].– Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Paris, Éditions Flammarion, coll. « GF Flammarion », 2001 [1762].– Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Champs Essais », 2012.