Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Nancy Fraser
Depuis plusieurs décennies, les manifestations politiques ne sont plus l’exclusivité des seuls travailleurs. « Marche des Beurs », Gay Pride, Black Lives Matter… les rues ont été investies par des groupes dont les pancartes portent haut de nouvelles revendications. Les demandes de justice économique sont couplées à des demandes de reconnaissance des modes de vie, des cultures et des identités collectives. Cet ouvrage de Nancy Fraser ouvre la voie à une analyse de ces nouveaux mouvements sociaux, de leurs stratégies et de leurs objectifs.
Depuis la fin du XXe siècle, des « luttes pour la reconnaissance » sont organisées de la part de groupes sociaux dévalorisés sur le plan du genre, de l’ethnicité, de la « race » ou encore de la sexualité… de sorte que le conflit politique n’est plus là où on l’attend. Dans ce monde dit « postsocialiste », les revendications d’égalité financière sont concurrencées, sinon remplacées, par des appels à pouvoir vivre sa vie comme on l’entend.
À la lutte contre l’injustice économique, s’ajoute désormais une lutte contre l’injustice sociale. Nancy Fraser propose dans cet ouvrage de comprendre la montée de ces revendications identitaires, qui portent à la fois sur les libertés individuelles et sur les identités collectives. Elle plaide pour une complexification de la notion de justice, qui dorénavant penserait ensemble les problèmes économiques et les problèmes culturels, car les inégalités sociales ont pour socle commun la privation des richesses en même temps que la disqualification des modes de vie.
Quelles inégalités concrètes sont à la base des rapports sociaux inégalitaires ? Depuis Karl Marx, les sciences humaines et sociales tendent à penser la société comme organisée en classes sociales qui défendent toutes des intérêts contradictoires (les intérêts du patron sont en contradiction avec ceux de l’ouvrier).
Cette révolution de la pensée a placé la justice économique et les questions de redistribution financière au cœur des luttes sociales : les mouvements ouvriers et féministes, notamment, ont longtemps œuvré pour une meilleure répartition des richesses. Cette pensée, qualifiée de « matérialiste », elle considère qu’à la source de toutes les injustices sociales, il y a les conditions matérielles d’existence (nos finances, nos avoirs, nos propriétés).
Néanmoins, d’autres problèmes, non économiques ceux-là, touchent à la justice sociale, et questionnent le fonctionnement de nos sociétés : la reconnaissance des modes de vie constitue aussi un enjeu majeur, et cette reconnaissance sociale ne peut pas toujours être obtenue par la voie économique.
La société « postsocialiste » qu’étudie Nancy Fraser désigne une société qui ne s’interroge plus seulement sur les stratifications de classes, mais intègre d’autres variables : sexe, genre, ethno-racialité, handicaps… Ce type de société continue d’interroger les conséquences de l’injustice économique, sans se pencher autant sur les causes et les effets de l’injustice culturelle. Celle-ci provient des « modèles sociaux de représentation, d’interprétation et de communication » (p. 17) et produit une domination culturelle, une invisibilisation des modes de vie, voire du mépris.
Pour Nancy Fraser, ces deux pans de la justice sociale sont étroitement liés. Certes, l’histoire montre que les groupes sociaux les plus riches rencontrent, en tendance, moins de sanctions sociales quant à leur mode de vie (il est, pour le dire simplement, plus facile d’affirmer un mode de vie alternatif quand on dispose de certaines richesses).
Néanmoins, les milieux défavorisés ne restent pas sans capacités d’affirmation de leurs modes de vie : les populations afro-américaines, particulièrement paupérisées, sont un exemple historique crucial d’un groupe social dépossédé, exploité jusqu’à l’esclavage, et qui a pourtant réussi à s’affirmer sur la scène politique jusqu’à obtenir des droits civiques et sociaux (même si ceux-ci restent incomplets et fragiles).
Avec cet ouvrage, Nancy Fraser poursuit la réflexion amorcée dans les années 1960 par le philosophe critique, Jürgen Habermas. Celui-ci défendait une démocratie organisée autour d’espaces publics, c’est-à-dire des champs du social intermédiaires entre les citoyens et les institutions (journaux, salons, cafés, etc.).
L’espace public devait, pour Habermas, être libre de toute effusion émotionnelle : les citoyens étant priés, pour discuter de l’intérêt commun, de s’affranchir temporairement de leurs émotions, de leurs affects, de leurs intérêts personnels et de leurs visions privées. De la sorte, les groupes sociaux sont censés discuter rationnellement de leurs espaces de vie commune et parvenir, ensemble, à des consensus logiques sur les décisions à prendre en démocratie.
La réalité est toute autre. S’affranchir de ses sentiments est un luxe réservé à une certaine catégorie de la population, qui n’a pas à exprimer ses insatisfactions, ses oppressions, ses injustices par le biais d’émotions rendues publiques. Aussi bien intentionnée soit-elle, la vision de Jürgen Habermas est profondément bourgeoise selon Nancy Fraser, car elle n’intègre en son sein que des formats politiques historiquement développés par les plus favorisés : la colère n’est certes pas idéale, mais, en pratique, elle est souvent le seul recours de groupes qui ne sont pas écoutés.
Elle est donc très significative sur le plan de la discussion sociale et doit être entendue, au risque de grossir jusqu’à des explosions très violentes comme les émeutes.
Nancy Fraser appelle donc à penser un « espace public post-bourgeois » qu’elle nomme la « sphère publique », et à voir et écouter ceux qu’elle appelle les « contre-publics subalternes », c’est-à-dire les groupes sociaux qui s’opposent aux publics dominants de la démocratie. Les contre-publics subalternes sont la preuve que la délibération politique traditionnelle, qui a lieu de façon « rationnelle » dans des espaces « légitimes », est en fait corrompue en amont par les inégalités sociales : tout le monde n’a pas accès à la démocratie de la même manière, et les manières de s’exprimer ne sont pas équitablement reçues. Ces problèmes deviennent d’autant plus massifs dans des sociétés transnationales où les contre-publics subalternes se retrouvent plus sur le plan de l’identité que de la citoyenneté nationale.
Les inégalités économiques produisent richesse d’un côté et pauvreté de l’autre, et les conséquences de l’une comme de l’autre sont à la fois visibles et comprises : exploitation, marginalisation, dénuement. Pourtant, historiquement, la visibilité et la reconnaissance de la pauvreté n’avaient rien d’évident.
Elles étaient le fruit de luttes ouvrières ayant interpellé la société à partir des usines, des rues, des syndicats… pour se faire entendre jusque dans les hautes sphères de la démocratie comme les Parlements. Par ailleurs, les solutions étaient aussi identifiées, même si elles peinaient à se mettre en place : elles relevaient de la restructuration économique. Il s’agissait de redistribuer les richesses en repensant les salaires, de réorganiser les accès au travail, de repenser le temps passé au travail, de refonder les institutions économiques.
La reconnaissance sociale qui occupe le devant de la scène depuis presque un siècle entend suivre le même chemin. Elle éclaire les effets sur les individus de la discrimination culturelle. L’injustice culturelle a pour fondements les injures, le mépris, mais aussi la restriction des droits communs et le déni de protections sociales.
Elle a des conséquences terribles sur l’estime de soi, car elle mine en continu la compréhension que les sujets opprimés ont d’eux-mêmes, ce qui entrave leur capacité à mener une vie épanouissante. Les remèdes à l’injustice culturelle reposent largement sur l’affirmation des identités (black lives matter aux États-Unis, la Marche des fiertés en France) et sur la revalorisation des pratiques culturelles (le rock, le rap, la bande dessinée, les séries…).
Les tensions entre chacune de ces sphères sont nombreuses, et Nancy Fraser propose de les regrouper sous le terme de « dilemme redistribution/reconnaissance ». Ce dilemme est principalement vécu par des groupes « mixtes » qui subissent une domination à la fois économique et culturelle. Les femmes en sont un exemple typique, car elles sont à la fois insérées de façon défavorable dans la sphère économique (les femmes au foyer travaillent gratuitement et sans reconnaissance) et dans la sphère culturelle (leur identité de femme est dévaluée).
Leur dilemme est que, pour s’extraire de cette situation, un groupe mixte doit à la fois revendiquer sa spécificité dans la justice culturelle (« Je subis une situation défavorable parce que je suis une femme ») et la nier dans le domaine de la redistribution (« Je mérite des droits parce que je suis comme vous »).
Au sein de ces grands ensembles de redistribution et de reconnaissance, deux grandes stratégies sont habituellement mobilisées par les États pour pallier les injustices.
Certaines sont transformatrices et d’autres correctrices. Les premières visent à restructurer les causes profondes des injustices tandis que les secondes se concentrent sur l’amoindrissement des résultats de l’injustice. Pour le dire autrement, les solutions oscillent entre méthode révolutionnaire et méthode réformiste. Pour Nancy Fraser, la reconnaissance a, par exemple, pour remèdes correctifs le « multiculturalisme officiel », qui revalorise les identités sans toucher aux différences, et elle a pour remèdes transformateurs la redéfinition tout entière des hiérarchies culturelles.
Un bon exemple en sont les différentes stratégies des non-hétérosexuels pour s’affirmer dans l’espace public. Mouvements gays et mouvements queers, pour autant qu’ils partagent des traits communs, divergent sur leurs méthodes. Les mouvements gays visent à revaloriser les identités gays et lesbiennes, en insistant sur leurs particularités : libertés, modes de vie, esthétiques… bref, sur ce que la culture a de positif. Les mouvements queers, eux, insistent davantage sur la nécessité de déconstruire l’opposition hétérosexuel/non-hétérosexuel. C’est bien la différence qui est abordée sous des angles distincts : les mouvements gays l’acceptent et la célèbrent, quand les mouvements queers souhaitent l’abolir par la prolifération des identités.
La redistribution économique peut, elle aussi, être comprise selon ces stratégies transformatrices ou correctrices : les richesses peuvent être partagées de façon plus juste soit en transformant, en amont, les structures économiques d’une société (banques, niveaux de salariats, héritages) soit en corrigeant, en aval, les flux économiques (assistances, assurances ou aides sociales).
Le problème, souligne Nancy Fraser, est que des effets pervers existent tout au long du processus. Par exemple, les aides sociales peuvent entraîner une perte de reconnaissance, voire créer une franche antipathie, entre des groupes sociaux : dans ce cas, le déploiement de méthodes correctrices sur le plan des inégalités économiques (les aides sociales) a des conséquences positives sur le plan économique, mais délétères dans le champ de la reconnaissance.
Le véritable enjeu d’une société démocratique est de placer la justice au cœur de ses valeurs, afin de garder pour ligne d’horizon l’égalité entre ses membres. Or, que chacun puisse s’exprimer en société, d’égal à égal avec autrui, est une condition essentielle du vivre ensemble. Faut-il pour cela que les participants soient reconnus au titre de leur humanité commune ou bien en fonction des inégalités qui construisent d’ores et déjà leurs rapports ?
La réponse dépend des contextes : il faudra parfois recourir à une « reconnaissance universaliste », d’autres fois à une « reconnaissance de la différence ». Ce changement de perspective sur la primeur de la redistribution ou de la reconnaissance en fonction du contexte, Nancy Fraser le nomme « dualisme perspectiviste ».
Le « dualisme perspectiviste » permet de saisir la récente insistance des minorités sur leur déficit de reconnaissance. Concrètement, les minorités sont confrontées à des problèmes spécifiques en fonction de leur positionnement social. En conséquence, les stratégies divergent. Certains groupes défendent l’« évincement » des thématiques économiques pour les remplacer par les thématiques de reconnaissance. D’autres encouragent la « réification », car elles défendent une identité naturelle et promeuvent pour cela le séparatisme, l’intolérance et l’autoritarisme. De façon liée, d’autres groupes encore produisent une « déformation de la perspective » en cherchant à préserver des espaces locaux alors que les problèmes sont fondamentalement mondialisés.
Ces trois stratégies (évincement, réification et déformation de la perspective) sont éminemment contemporaines. L’évincement produit des revendications purement identitaires, alors que l’injustice est à la fois économique et sociale, avec des effets communautaristes puissants et délétères.
La réification émerge quand les États peinent à être une arène légitime de la justice sociale : tous les problèmes se mélangent et le débat politique confond causes locales, régionales, nationales et internationales. La déformation de la perspective crée une forme de repli sur des espaces nationaux restreints, en ignorant la mondialisation : la question du climat, par exemple, ne se laisse pas contenir aux frontières et a des effets sur l’ensemble de la population mondiale.
Nancy Fraser plaide pour une nouvelle compréhension des problèmes sociaux de la justice, qu’elle propose d’englober sous le terme de « justice sociale ». De nos jours, les thématiques classiques d’ « intérêts », d’ « exploitation » et de « redistribution » qui mettaient l’accent sur la classe sociale sont concurrencées par des problèmes d’ « identité », de « différence », de « domination culturelle » et de « reconnaissance ». Il ne s’agit plus tant d’ « avoir » une redistribution des capitaux que d’ « être » accepté, reconnu et protégé par la société.
Voilà donc deux conceptions différentes, mais pourtant complémentaires de la justice entre les citoyens qui sont proposées à l’analyse. D’un côté, la redistribution met l’accent sur des différenciations injustes entre les individus, organisés selon des inégalités économiques qui doivent être abolies. De l’autre, la reconnaissance envisage les différenciations à la fois comme des disparités culturelles enrichissantes pour la société et comme des hiérarchies entre les individus qui doivent être déconstruites.
Qu’est-ce que la justice sociale ? s’inscrit dans la continuité d’une longue discussion, débutée dans les années 1960 par le philosophe allemand Jürgen Habermas et portant sur la démocratie moderne. Le débat portait alors sur les thématiques privées et les registres enflammés dans l’espace public, qu’Habermas jugeait politiquement néfastes. Il reconnaîtra lui-même plus tard avoir minimisé l’importance des registres d’action des publics minoritaires.
La discussion se poursuit aujourd’hui principalement entre Nancy Fraser et un disciple d’Habermas nommé Axel Honneth. Elle s’est déplacée sur la question de la reconnaissance culturelle, dont Nancy Fraser défend toujours l’articulation concrète avec la redistribution économique. Axel Honneth, en revanche, envisage cette reconnaissance culturelle comme la prérogative morale de toute société, dont découlerait ensuite la redistribution : « la société du mépris » qu’il décrit serait fondée sur l’impossible diktat de l’« autoréalisation » de soi qui évacue la source sociale de la reconnaissance et de l’estime de soi.
Ouvrage recensé– Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2011.
Autres pistes– Luc Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences, Paris, 2011.– Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Folio, 2013.– Axel Honneth, La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2008.– Jürgen Habermas, L’Espace publlic, Payot, Paris, 1993.– John Rawls,Théorie de la justice, Paris, Points, 2009.