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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Stratégie du choc

de Naomi Klein

récension rédigée parCécile RémyResponsable éditoriale indépendante.

Synopsis

Économie et entrepreneuriat

Une personnalité peut-elle être effacée puis recréée entièrement ? Voici l’objet des recherches du Pr Cameron, psychiatre qui expérimenta l’électrochoc comme moyen de laver le cerveau de ses patients, pour leur façonner de nouvelles identités. Pour Naomi Klein, cette méthodologie, qu’elle appelle « stratégie du choc », s’apparente fort à celle adoptée par les tenants d’un ultralibéralisme féroce, pour imposer un modèle capitaliste antidémocratique. À travers cette enquête très documentée, elle démontre comment crises et désastres ont pu être exploités ou même générés, pour mieux soumettre des sociétés en état de choc à la logique des marchés et de la finance.

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1. Introduction

Naomi Klein n’est ni économiste, ni historienne, et encore moins politicienne. Pourtant, c’est bien une relecture historique et politique de l’économie de ces dernières décennies qu’elle propose avec La Stratégie du choc (The Shock Doctrine).

Mais si cet ouvrage dense, très renseigné, se présente effectivement sous un angle chronologique, il faut garder en tête la démarche subjective de Naomi Klein, qui est d’abord journaliste d’investigation et militante. Elle dénonce ici des processus volontaires d’utilisation des catastrophes par les ultralibéralistes en les comparant avec des méthodes de torture, processus que leurs partisans considèrent comme des « thérapies » au service des peuples.

Pour Naomi Klein, ce modèle capitaliste serait, depuis les années 1980, avant tout corporatiste. Il se caractériserait par l’effacement des frontières entre l’État et les entreprises privées, et serait le vecteur d’injustice, d’inégalités, de misère et de violence sociales.

2. Un concept nouveau et effrayant

Au début des années 1950, la CIA s’intéresse de près aux recherches du psychiatre Ewen Cameron, qui teste sur une batterie de patients souffrant de maladies mentales une nouvelle méthode de restructuration de l’esprit, fondée sur la pratique systématisée de l’électrochoc.

Les desseins de Cameron sont explicites et inédits : il s’agit moins pour lui de les remettre sur pied que de les recréer entièrement, en utilisant l’électrochoc et les médicaments pour les faire régresser jusqu’au stade de nouveau-nés, déstructurer leur mémoire, puis profiter de leur état de choc pour les soumettre à une « confrontation psychique » : une fois réduits à un stade quasi végétatif, les voilà abreuvés de messages enregistrés répétés, privés de toute stimulation sensorielle et isolés, pour mieux intégrer leur « nouvelle personnalité »… C’est cette méthodologie qui inspira la CIA dans la rédaction du Kubark en 1963, manuel portant sur « l’interrogatoire des sujets récalcitrants » (p. 63). Soit un véritable guide de démantèlement de l’identité à partir de l’utilisation de la privation sensorielle et de l’isolement des sujets soumis à la torture.

C’est là l’accroche et toute l’originalité de la thèse développée par Naomi Klein dans La Stratégie du choc : ce fantasme de la « page blanche » à un niveau individuel est pour elle au cœur des fantasmes des économistes ultralibéraux qui prônent, depuis Milton Friedman et ses disciples de l’école de Chicago, un modèle capitaliste sauvage. L’idée fondamentale étant de profiter de l’état de choc d’une population traumatisée par une crise politique, environnementale, etc. pour la « laver » de son histoire et lui imposer un nouveau cadre économique, quitte à user de la force et de la torture.

L’approche de Naomi Klein place ces notions de choc et de torture au centre de sa réflexion autour du capitalisme moderne, en s’appuyant sur une série d’exemples historiques suivant le même canevas. Le tsunami ayant ravagé le Sri Lanka en 2004 fut l’occasion d’un « coup d’État corporatiste, réalisé grâce à une catastrophe naturelle » (p. 613), comme l’ouragan Katrina en 2005 permit de privatiser une partie du système éducatif en Louisiane. De même, le coup d’État de Pinochet au Chili en 1973 ou l’accession au pouvoir de la junte militaire en Argentine en 1976 donnèrent lieu à l’application de réformes néolibérales radicales, mais aussi à des vagues de tortures, de répression, d’arrestations…

3. La thérapie de choc économique

« J’appelle “capitalisme du désastre” ce type d’opération consistant à lancer des raids systématiques contre la sphère publique au lendemain de cataclysmes et à traiter ces derniers comme des occasions d’engranger des profits » (p. 13).

Cette définition que donne Naomi Klein la place dans une approche altermondialiste, c’est-à-dire profondément opposée au libéralisme économique, qui irait à l’encontre des intérêts des peuples et des valeurs démocratiques. Pourtant, la promotion de l’utralibéralisme par Milton Friedman dès les années 1950 s’appuie au contraire sur la vision du capitalisme et de la liberté marchant main dans la main. À l’inverse d’un régime communiste ou d’une politique keynésienne (à l’origine du New Deal de Roosevelt), qui favoriseraient la dimension interventionniste de l’État, le modèle capitaliste serait le seul garant des principes de liberté.

C’est ce principe qui sous-tend les « thérapies de choc économiques » préconisées par Friedman pour « guérir » des régimes communistes ou « sauver » des pays en difficulté. Naomi Klein s’attarde particulièrement sur le cas du Chili, qui est pour elle l’un des premiers « laboratoires » des théories ultralibérales. Le renversement du gouvernement communiste d’Allende par Pinochet (largement encouragé par la CIA) fut l’occasion pour certains des disciples de Friedman (les Chicago Boys) de s’installer durablement comme conseillers auprès de Pinochet. Ils le poussèrent à adopter une série de mesures pour contrer l’inflation sévissant au Chili : privatisations (des banques, de certaines sociétés d’État, de la Sécurité sociale, de nombreuses écoles…), autorisation d’une finance spéculative, ouverture des frontières aux importations, abolition du contrôle des prix, réduction des dépenses sociales, etc.

Naomi Klein montre comment cette « thérapie » fut à nouveau recommandée par la suite dans l’histoire, et même plébiscitée (par Donald Reagan ou Margaret Thatcher par exemple), comme seul remède possible aux crises vécues par des sociétés en souffrance. Lorsque le bloc de l’Est se fissura dans les années 1980 et que le leader du mouvement Solidarnosc, Lech Walesa, prit la tête de la Pologne, ce dernier récupéra un pays en ruine. « Désorientée par un rapide changement de régime, la Pologne était [alors] suffisamment affaiblie pour accepter une thérapie de choc radicale » (p. 273). Walesa sollicita l’aide du Fonds monétaire international, qui n’accepta d’alléger la dette et d’injecter un milliard de dollars à l’économie du pays qu’à la condition que ce dernier abandonne le contrôle des prix, coupe dans les subventions et vende mines, chantiers navals et usines de l’État au secteur privé.

4. Une vision corporatiste du modèle capitaliste

Naomi Klein pointe cette systématisation du désengagement de l’État au profit du secteur privé comme le rouage essentiel du complexe de ce « capitalisme du désastre ». L’ultralibéralisme, qui devient la norme dans les années 1980, s’appuierait selon elle sur la répétition des crises, voire les créerait, pour renforcer toujours plus la mainmise des entreprises privées sur le secteur public, lui-même toujours plus déserté par l’État. Un État prenant ainsi, pour Naomi Klein, la forme d’un modèle corporatiste, lequel s’exprima pleinement aux États-Unis suite au traumatisme provoqué par les attentats du 11-Septembre. Ces derniers « allaient permettre de privatiser l’infrastructure du désastre tout autant que celle des interventions en cas de catastrophe » (p. 444).

De fait, le nouvel ennemi public des États-Unis était le terrorisme. Cette entrée en guerre nécessitait une restructuration profonde de l’armée, des domaines de la sécurité, des communications, de la surveillance, de la technologie, etc. Domaines dans lesquels Bush et son gouvernement eurent recours à l’octroi de contrats signés avec des entreprises et industries privées, et non plus aux infrastructures publiques, démantelées et externalisées. Pour Naomi Klein, cette guerre contre le terrorisme fut conçue pour être privée ; l’état de désorientation collective permit d’accoucher d’une nouvelle industrie, d’un nouveau marché, fondé sur la peur.

Ce marketing de la peur devient l’un des éléments fondamentaux de la doctrine militaire américaine, à l’œuvre lors de l’invasion de l’Irak en 2003, puisqu’il permit de soumettre le peuple irakien au choc de la guerre, puis à un choc économique. Après avoir envahi le pays, le gouvernement américain mit en branle les mécanismes du modèle corporatiste : privatisation de 200 sociétés d’État et du réseau éducatif, ouverture du marché irakien aux investisseurs étrangers, création d’une nouvelle monnaie, licenciement de 500 000 fonctionnaires, etc. La reconstruction de l’Irak après la guerre passa par l’éviction de la sphère publique, mais aussi par l’éviction des Irakiens eux-mêmes, puisque ce sont des entreprises étrangères (essentiellement américaines) et des sociétés de sous-traitance qui investirent le pays, avec leur propre main-d’œuvre, leurs propres matières premières importées… Furent également privatisées par les États-Unis les ressources pétrolières, grâce à l’autorisation octroyée à certaines sociétés de conserver une large part des profits pétroliers de l’Irak.

On touche ici l’un des arguments essentiels de La Stratégie du choc : l’exploitation du choc, de la peur, pour imposer un État corporatiste mis au service de l’enrichissement privé.

5. Des effets humains désastreux ?

D’après les exemples développés par Naomi Klein, les applications successives des conditions d’un capitalisme toujours plus exigeant ont toujours été à l’encontre du peuple.

Lors de la première année de gouvernance de Pinochet, l’économie du pays régressa de 15 %, conséquence de la hausse des prix et de la diminution des salaires. En 1982, on assistait à une « explosion de la dette nationale, retour de l’hyperinflation et taux de chômage de 30 % » (p. 133). Naomi Klein pointe du doigt les « dommages collatéraux » dont fut victime en premier lieu la population chilienne, privée de travail, condamnée à subir une précarité toujours plus intense, mais aussi des inégalités sociales galopantes : en 1988, 45 % des habitants vivaient sous le seuil de pauvreté, tandis que les 10 % de Chiliens les plus riches avaient vu leurs revenus augmenter de 83 %.

En Irak, les mois qui suivirent l’invasion des États-Unis laissèrent 50 % des Irakiens sans accès à l’eau potable, à l’électricité ou au travail, puisque la main-d’œuvre contribuant à l’effort de reconstruction était étrangère. En outre, les réseaux de sous-traitance montés par les grands entrepreneurs, affranchis de toute réglementation, donnèrent lieu à des escroqueries et à un avortement du travail entamé. À titre d’illustration, « Parsons toucha 186 millions de dollars pour la construction de 142 cliniques médicales mais n’en termina que six » (p. 551). Naomi Klein explique à l’aune de cette précarisation de la population l’explosion des fondamentalismes religieux et de la criminalité dans cette zone du Moyen-Orient.

Voilà comment La Stratégie du choc incite nécessairement à une relecture historique des violations des droits de l’homme. D’après Naomi Klein, lorsque les thérapies de choc économique (souvent favorisées par le passage en force de lois martiales instituant des États d’urgence) se heurtaient à des oppositions populaires, la meilleure thérapie fut la violence, la répression et la torture : « “Le projet économique doit être imposé de force. Dans le cas du Chili, cela s’est traduit par l’élimination de milliers de personnes et l’incarcération de plus de 1 000 personnes en trois ans” » (p. 155), dixit Orlando Letelier, ambassadeur des États-Unis au Chili, assassiné par la police secrète de Pinochet. La reconstruction de l’Irak quant à elle donna lieu à une purge du pays, et à une vague arbitraire d’arrestations et de tortures. La prison de Guantanamo, peuplée de prisonniers irakiens, serait alors devenue le laboratoire d’expérimentation des techniques d’interrogatoire héritées du Pr Cameron.

6. Conclusion

Avec La Stratégie du choc, Naomi Klein poursuit le travail de critique de l’utralibéralisme et du capitalisme mondialisé engagé avec la publication du titre No Logo. Elle introduit la notion d’une économie moderne fondée sur l’exploitation de la crise et du désastre pour arriver à ses fins et va même plus loin : pour elle, l’essence même de ce capitalisme dérégulé est porteuse de crise interne et s’en nourrit.

À travers une démarche d’investigation, Naomi Klein analyse les inégalités de notre monde actuel (elle distingue les « zones vertes », riches et privatisées, des « zones rouges », précaires et chaotiques) comme les conséquences d’une économie injuste, tout en incitant le lecteur à une réflexion, voire un engagement militant et à une relecture partisane de l’histoire récente.

7. Zone critique

Naomi Klein s’inscrit dans les cercles de pensée altermondialistes à l’instar d’intellectuels tels que John Cavanagh, Pablo Servigne ou Amory Starr, qui ont pour dénominateur commun l’idée de défendre un modèle économique plus social et mieux réparti. Son travail d’investigation journalistique et de documentation historique a majoritairement été salué à la sortie de La Stratégie du choc, tout comme la dimension novatrice de la thèse exposée.

L’ouvrage a d’ailleurs été considéré comme l’un des meilleurs livres de 2007 par The Observer ou encore Publisher’s Weekly, et a donné lieu à un documentaire réalisé par Michael Winterbottom et Mat Whitecross en 2010.

S’il est aujourd’hui considéré comme l’une des « bibles » du mouvement altermondialiste, il a également suscité beaucoup de polémiques : l’idée phare de Naomi Klein, reposant sur le phénomène de récupération des catastrophes au profit d’intérêts privés, a pu être taxée de « profondément malhonnête » (John Willman, The Financial Times) ou de conspirationniste.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2008.

Ouvrages de Naomi Klein– No Logo. La tyrannie des marques, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2002.– Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2015.– Dire non ne suffit plus. Contre la stratégie du choc de Trump, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2017.

Autres pistes– Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015.– Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Paris, Fayard, 2002.

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