Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Nathalie Achard
Le monde actuel semble envahi par la violence. Violence physique, verbale, psychologique, parfois institutionnelle, se manifestent dans les comportements sexistes, dans la casse sociale qui engendre la pauvreté, dans les replis identitaires qui voient s’affronter des camps aux positions irréconciliables. Or, la violence engendre la violence, car elle est sans issue : elle empêche tout dialogue en sclérosant les antagonismes et en empêchant toute communication vraie. Comment, alors, communiquer par-delà la révolte et la colère qui nous animent ? C’est à cette réponse que répond Nathalie Achard dans ce livre, en proposant une démarche qui consiste à aller vers l’autre en cessant de le considérer comme un ennemi.
Cela semble une évidence : la communication est un outil essentiel lorsque l’on veut éviter le recours à la violence. Cependant, la communication peut aussi devenir elle-même violence lorsqu’elle devient un moyen pour émettre un jugement et déconsidérer les opinions d’autrui. Dans cet ouvrage, Nathalie Achard s’interroge : qu’est-ce qu’un jugement, si ce n’est une façon agressive de manifester que nos besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits ?
Pour éviter la communication violente, il faut donc initier un échange dénué de tout jugement et se focaliser sur l’expression de nos besoins, en nous ouvrant également à ceux des individus qui nous font face et ne partagent pas nos opinions. Cela ne signifie pas que nous sommes faibles et que nous abdiquons nos valeurs ; cela nous donne simplement l’opportunité de parvenir à de vrais consensus, dans l’acceptation de nos besoins réciproques.
La communication permet-elle d’éviter la violence ? À priori, la réponse est oui. Choisir de discuter avec une personne hostile, plutôt que de sortir le poing ou mêmes les armes, ouvre la voie à la discussion, la négociation et, peut-être, à la résolution du conflit. Nathalie Achard donne l’exemple des Indiens kogis, qui vivent en Colombie.
Dans cette communauté, aucune décision n’est prise avant que chacun de ses membres ne se soit exprimé. Cela inclut aussi les enfants. Ils verbalisent leurs émotions et leurs intentions à chaque fois que surgit un conflit.
La communication invite ainsi à parler de soi. Et, pour paraphraser le philosophe Pascal à l’envers, l’auteur nous affirme que « le "moi" n’est pas haïssable » (p. 97). Lorsqu’on parle à la première personne, lorsqu’on se confie en toute authenticité sur nos doutes, nos peurs et nos interrogations, on ouvre la voie à un échange sincère. On peut provoquer l’empathie d’autrui et rendre notre message émotionnellement plus lisible. Avoir un minimum de visibilité sur les émotions de ceux qui nous entourent est essentiel dans le jeu des interactions sociales. Cela nous permet d’éviter les interprétations et les suppositions et de développer des relations de qualité avec les autres.
Cependant, il y a un danger à cette communication empathique dans laquelle on se livre : c’est celui de basculer dans un rôle de victime. En effet, si nous communiquons nos états d’âme sous forme de plaintes et que nous nous victimisons, nous accusons implicitement quelqu’un d’autre d’être notre bourreau. Par exemple, au lieu de dire que nous nous sentons tristes, nous disons que nous nous sentons abandonnés. Si nous nous sentons abandonnés, nous sous-entendons que quelqu’un nous a abandonnés. Il ne peut y avoir de victime sans bourreau.
Et, lorsque nous désignons un bourreau, c’est-à-dire un responsable pour nos propres états d’âme, nous tombons dans le jugement. Nous jugeons qu’un autre est fautif et coupable de ce qui nous fait souffrir.
Le jugement est le poison qui nuit à la communication véritable entre les individus. Il peut prendre la forme de reproche et de blâme, mais aussi être plus sournois et se déguiser en sous-entendus, parfois même inconscients. Quel qu’il soit, il fait de gros dégâts et Nathalie Achard souligne qu’il produit des effets contraires sur les causes que l’on veut défendre.
Il est très facile de juger l’autre. En fait, instinctivement, nous pensons que l’autre a tort dès que ses paroles ou ses actes ne correspondent pas à nos valeurs. En fonction de mes propres opinions, « je détermine ce qui est normal ou ne l’est pas, ce qui est responsable ou non, intelligent ou idiot, juste ou injuste, etc. » (p. 117).
Pourtant, l’être humain est loin d’être infaillible. L’auteur donne l’exemple de la sonnerie du téléphone et du chant du coq. Un conférencier qui a demandé à son auditoire d’éteindre les téléphones est plusieurs fois interrompu par le bruit d’un coq, que toute l’assistance prend pour une sonnerie de portable. Cela irrite tout le monde : chacun juge en effet immédiatement qu’il y a dans l’assemblée un individu indélicat qui agit dans l’irrespect de tous. En réalité, il y a réellement un coq qui chante non loin de la salle de conférence. Nous pouvons tous nous tromper, et cela collectivement.
En réalité, d’où vient le jugement ? interroge Nathalie Achard. Ses racines sont profondes. Le jugement est l’expression déformée d’un besoin insatisfait (celui de sécurité, de respect, d’appartenance, etc.). Il n’a finalement que peu à voir avec l’individu qui nous fait face, qui nous irrite et sur lequel nous portons un jugement : cet individu n’est qu’un stimulus. C’est nous qui sommes responsables de ce que nous pensons et ressentons. Face à nous se trouve une personne qui a elle aussi des besoins, tout aussi fondamentaux à ses yeux que les nôtres, mais qui a adopté une autre stratégie que la nôtre pour les satisfaire.
Nous avons tous des besoins universels et indiscutables. Parmi ceux-ci, on pense au besoin d’amour, au besoin de ressourcement, au besoin d’évolution, au besoin de sécurité, etc. Il est impossible de s’opposer sur nos besoins. On ne peut dénier à l’autre son besoin de protection ou son besoin de ressourcement. C’est pourquoi il est beaucoup plus fructueux de communiquer autour de nos besoins pour entrer en lien et essayer de résoudre les différends qui nous animent.
Or, la plupart du temps, nous nous affrontons autour de nos stratégies. Les stratégies sont les moyens que nous utilisons pour satisfaire nos besoins. Alors que nous avons tous les mêmes besoins, nous pouvons articuler des stratégies très diverses et parfois complètement opposées pour les satisfaire. C’est là que se trouve le point d’achoppement à la communication entre partis adverses. Nous entendons les stratégies et non les besoins qu’ils sous-tendent. Et nous jugeons les stratégies. Il faut voir au-delà de celles-ci si l’on souhaite amorcer une véritable communication et désamorcer toute violence.
Nathalie Achard distingue deux attitudes liées à l’expression des besoins : celle du chacal et celle de la girafe. Près du sol, le chacal n’a pas de vision d’ensemble de la situation, il est focalisé sur ses besoins propres. « Souvent, le chacal répète en boucle ce qui lui tient à cœur tant qu’il n’est pas entendu. » (p. 144) La girafe, au contraire, se tient en hauteur et a moins de difficultés à accueillir les sentiments et les besoins des autres.
Lorsqu’elle écoute le chacal, qui pose des exigences et s’exprime par le jugement (et souvent par le reproche), elle entend uniquement l’appel d’un besoin qui souhaite être pris en compte ou, au moins, entendu. Hélas, le plus souvent, lorsque nous nous sentons agressés par un chacal, nous réagissons en chacal… en essayant de soumettre l’autre, de le faire plier, de le faire céder, bref nous recourrons à la violence.
La communication doit se faire dans les deux sens et être équitable. À l’ouverture empathique doit répondre une écoute elle aussi empathique. Il faut prendre en compte les opinions de l’autre dans l’échange, même et surtout si l’on est en désaccord avec lui. Cependant, cette prise en compte et cette ouverture sont loin d’être unanimement partagées. Instinctivement, nous développons une vision polarisée du monde, tout simplement parce qu’il est plus facile d’y ressentir une appartenance et une identité structurante. Ce type de repères (blanc/noir, vrai/faux, juste/injuste) facilite nos prises de décisions.
Malheureusement, cette vision manichéenne nous rend intransigeants. Lorsque nous nous portons au-devant d’autrui avec nos opinions, sans écoute, nous le forçons à se remettre en cause de manière radicale. Nous essayons de décider pour lui sans son accord. Nous le jugeons alors même que nous ignorons tout de lui : son vécu, son parcours, ses difficultés.
C’est une agression insupportable contre tout ce qu’il est et pense. Même et surtout si nous sommes armés de preuves irréfutables de ce que nous avançons, nous courrons le risque de voir l’autre résister de toutes ses forces : cela devient une question de survie. Cette posture empêche toute convergence et ne peut pas déboucher sur un changement profond et résilient.
La réalité de l’autre a autant de valeur que la nôtre. À ses yeux, il est tout autant dans le vrai que nous pensons l’être. Chaque camp est toujours persuadé d’être celui du bien (les propagandes en temps de guerre le prouvent amplement). Il faut donc sortir du paradigme bien/mal et vrai/faux pour réussir à engager une communication constructive, comme nous l’y incite la citation de Djalâl-od-Dîn Rûmî : « Au-delà du bien et du mal, il est un jardin et c’est là que je te retrouverai. » (p. 106)
Cette écoute totale (sans « mais » qui puisse minorer le ressenti de l’autre) suppose certes un démarche plus longue ; mais elle est la seule qui puisse obtenir des résultats pérennes. L’autre nous rejoint (s’il nous rejoint) parce qu’il est tombé d’accord avec nous, sans qu’il y ait eu ni menace ni espoir de récompense. C’est donc un investissement à long terme.
Adopter la non-violence ne signifie pas que nous renonçons à nos valeurs. Cela n’implique pas une certaine lâcheté ou la recherche du consensus à tout prix. La confusion est souvent faite entre la colère et la violence, mais la colère n’est pas de la violence. La violence est seulement l’une des manières que nous utilisons parfois pour exprimer notre colère. Il en existe d’autres, dont la communication partagée. La non-violence ne cherche pas non plus à éviter le conflit, elle n’est pas une fuite.
Là encore, les lignes sont brouillées entre ces deux notions. Le conflit est en effet perçu de manière négative et ceux qui le portent sont dévalorisés dans notre société qui est fortement modelée par le concept d’obéissance.
En réalité, tout en refusant la violence, nous avons le droit d’être en colère et révolté et de le dire et nous avons aussi le droit de nous engager dans un conflit pour défendre nos besoins. Nos besoins sont aussi importants que ceux des autres ; nous avons le droit de les exprimer. « Après avoir écouté avec ses oreilles tournées vers elle quels sont ses propres besoins, [la girafe] peut alors montrer ce qu’il se passe pour elle » (p. 147). Elle n’abandonne pas ses valeurs, même après avoir entendu le chacal. En réalité, à ce stade de l’échange, il n’est pas question d’être d’accord l’un avec l’autre. « Il est question de se rencontrer, pleinement et tels que nous sommes, en toute authenticité pour partager ce qui nous anime. » (p. 107)
Nathalie Achard donne pour exemple les cercles de parole qu’elle anime en prison pour des hommes coupables de violences conjugales. Elle est à leur écoute, pleinement, afin de les aider à trouver d’autres stratégies que la violence pour satisfaire leurs besoins profonds. Cependant, en aucune façon elle n’accepte ce qu’ils ont fait.
La communication pour éviter la violence ? Oui, mais prenons garde à la façon dont nous communiquons. Nathalie Achard montre que cette communication est souvent biaisée par les jugements que nous portons spontanément sur les choses et les gens lorsque ceux-ci n’agissent pas en adéquation avec nos propres valeurs. Or, adopter une posture de jugement nuit considérablement à nos échanges et, par voie de conséquence, aux messages que nous voulons adresser au monde.
Comment éviter cet écueil ? En restant à l’écoute de nos besoins propres tout en accueillant ceux d’autrui, nous construisons les bases d’une communication authentique et non violente. Nous travaillons ainsi à une meilleure circulation des opinions et des ressentis de chacun et nous aidons les chacals à devenir des girafes, car, nous dit Marshall N. Rosenberg, « le chacal est [juste] une girafe qui a des problèmes de vocabulaire » (p. 144).
L’ouvrage de Nathalie Achard repose sur le processus de communication non violente élaborée par Marshall Rosenberg dans les années 1960-1970. Il testa cette approche aux États-Unis dans le contexte des luttes pour les droits civiques et contre la ségrégation. Marshall Rosenberg s’est lui-même inspiré des travaux du psychologue nord-américain Carl Rogers (1902-1987), célèbre psychologue humaniste du XXe siècle dont il fut l’élève et qui a centré son approche sur la relation empathique entre thérapeute et patient.
Nathalie Achard cite également Gandhi plusieurs fois dans son ouvrage, notamment dans cette citation emblématique sur la violence : « Je m’oppose à la violence parce que, lorsqu’elle semble produire le bien, le bien qui en résulte n’est que transitoire, tandis que le mal produit est permanent. » (p. 88). Le terme de « non-violence » est d’ailleurs une référence explicite au mouvement de Gandhi.
Ouvrage recensé– Nathalie Achard, La Communication Non Violente à l’usage de ceux qui veulent changer le monde, Paris, Marabout, 2020.
Autres pistes– Catherine Aimelet-Périssol, Comment apprivoiser son crocodile, Paris, Robert Laffont, 2003.– Christian Bobin, La Grande Vie, Paris, Gallimard, 2014.– Erich Fromm, L’Art d’aimer, Paris, Desclée de Brouwer, 1986.– Gandhi, Mahatma, La Voie de la non-violence, Paris, Gallimard, 2005.– Marshall B. Rosenberg, Clés pour un monde meilleur, Communication NonViolente et changement social, Paris, Éditions Jouvence, 2009.