Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Nathalie Heinich
Qu’est-ce que le patrimoine ? Ou, plutôt, comment quelque chose devient du patrimoine ? À partir d’une enquête sociologique menée au plus près des acteurs de l’Inventaire général du Patrimoine, Nathalie Heinich tente de répondre à ces questions et analyse les processus, critères et valeurs de la patrimonialisation.
L’ouvrage de Nathalie Heinich est d’abord le résultat d’enquêtes sociologiques auprès des chercheurs de l’Inventaire. Pages après pages, les descriptions minutieuses des actions de ces derniers se succèdent : c’est le patrimoine en train de se faire qu’observe la sociologue. Le lecteur y découvre donc, par lui-même, les processus d’inscription de toutes sortes d’objets sur l’Inventaire du Patrimoine. Il y observe les modalités administratives et techniques, mais comprend surtout la construction des critères qui permettent de déterminer ce qui appartient ou non à la grande catégorie du patrimoine.
Et c’est dans une sociologie des valeurs que Nathalie Heinich inclut l’étude du patrimoine. Il s’agit de comprendre comment les chercheurs de l’Inventaire construisent collectivement les critères légitimes de l’inscription patrimoniale et comment ils s’accordent, non sans certaines difficultés, sur les valeurs qui sous-tendent l’opération. Si la question importe, c’est parce que le patrimoine est un fait social de notre temps dont témoigne la prolifération progressive depuis près de 150 ans.
L’enjeu de l’analyse du cadre de valeurs qui dicte l’élévation d’un ensemble toujours plus grand (et toujours plus proche de nous dans le temps) d’objets est celui de la compréhension de ce culte moderne et généralisé que constitue le patrimoine. Toutefois, laissant à d’autres la question du pourquoi, c’est celle du comment, tout aussi décisive, qui forme l’objet de l’ouvrage.
Fait caractéristique de notre temps, le patrimoine touche de plus en plus de domaines et s’applique désormais à une diversité d’objet qui, selon le sous-titre de l’ouvrage, va « de la cathédrale à la petite cuillère » (André Chastel). Pourtant, son histoire est jeune, ce dont témoigne le fait que le mot même de « patrimoine », aujourd’hui compris et connu de tous, n’est sorti d’un usage exclusivement administratif qu’à partir des années 1970.
Avant cela, c’est la catégorie « monument » qui occupe la quasi-intégralité de la question patrimoniale. L’idée de monument, elle aussi, est une construction historique. Son origine est communément située au lendemain de la Révolution française, alors que les destructions matérielles font émerger la nécessité de la création de lois de protection des bâtiments historiques. Le monument forme, dès lors, l’archétype du patrimoine. De là, la catégorie va vivre une expansion continue jusqu’à nos jours et que Nathalie Heinich analyse à partir de quatre extensions.
La première est d’ordre chronologique. Alors que les vestiges du passé s’imposent d’abord comme les principaux éléments à conserver, on assiste à une ouverture des processus de patrimonialisation à des objets toujours plus proche du présent. La seconde est dite « topographique » et désigne le glissement de la catégorie de patrimoine depuis le monument vers un ensemble plus large incluant ses abords, son environnement, son paysage, etc.
Le patrimoine s’applique désormais à de larges ensembles, ce dont témoigne l’apparition de la notion de « site » et, surtout, celle de « patrimoine naturel » pouvant concerner des paysages entiers. La troisième extension est d’ordre catégoriel et consiste à l’ouverture de la catégorie « monument » au-delà des bâtiments les plus prestigieux (cathédrales et châteaux) qui s’applique désormais à tous types d’objets (les notions de patrimoine rural ou de patrimoine industriel en sont de parfaits exemples).
Cette extension est représentative de l’accélération qu’a connue le patrimoine à partir des années 1970 : la part du monument traditionnel sur les listes du patrimoine passe de 86 % en 1962 à 30 % en 1982. Enfin, le patrimoine a connu une extension conceptuelle que Nathalie Heinich désigne comme le passage de la logique de l’unicum, qui accorde une valeur patrimoniale à l’objet pour son caractère unique et exceptionnel, à celle du typicum. Désormais, c’est parce qu’il est représentatif d’une série d’objets ou de bâtiments similaires — par exemple, une maison typique d’une région ou d’une époque — qu’un élément peut devenir du patrimoine. Dès lors, face à l’élargissement de la patrimonialisation seule une enquête sociologique peut permettre de révéler la logique de l’inscription des objets.
L’ouvrage s’intéresse aux opérations concrètes que mènent les experts de l’Inventaire du Patrimoine lorsqu’ils évaluent un objet afin de décider, ou non, de son inscription. Le choix de suivre les agents de l’Inventaire général n’est pas anodin et permet de se placer au début de la « chaîne patrimoniale », terme qui désigne la succession des étapes que doit traverser un site de son entrée dans la chaîne à l’assurance de sa protection.
L’objet soumis à l’évaluation des chercheurs sur le terrain peut soit faire l’objet d’une simple description, soit être partiellement déplacé (certains objets par exemple) pour conservation muséale, soit être inscrit sur l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques avant d’être, enfin, classé « monument historique », classement synonyme de protection totale.
L’Inventaire général du patrimoine opère le travail de repérage et de description, c’est le degré minimum de l’inscription patrimoniale. Il est, en cela, un service distinct de celui des « Monuments historiques » et son action ne possède pas de capacité contraignante sur le plan juridique, il se contente bien souvent de décrire. Se placer à ce degré zéro de la chaîne patrimoniale permet à Nathalie Heinich d’observer l’émergence même du patrimoine, idée qui se fonde sur une conviction : le patrimoine n’existe pas en soi, il est une construction, le résultat d’un procédé. Mais de quelle nature est celui-ci ? Pour la sociologue, il met en action deux postures, celle de l’émotion et celle de l’expertise.
Nathalie Heinich emprunte à l’anthropologue Daniel Fabre la notion « d’émotion patrimoniale ». Il désigne les élans populaires à l’origine de revendications pour l’entrée de certains éléments, souvent face à une menace encourue, dans la chaîne patrimoniale.
Ces émotions sont de nature variée et émergent : face à l’ancienneté dans le cas où l’émotion est relation au passé, face à la rareté dans le cas où l’objet présente un caractère exceptionnel, face à l’authenticité lorsque le sentiment s’attache à une continuité perçue entre l’état actuel et l’état d’origine de l’objet, ou encore face à la beauté lorsque ce sont les qualités esthétiques de l’objet qui suscite l’émotion. Mais l’émotion ne suffit pas à déclencher un processus d’inscription et l’entrée dans la chaîne patrimoniale est également soumise à l’expertise des chercheurs de l’inventaire qui travaille à une description qui « exige connaissances, savoir-faire, coup d’œil, inculcation de normes sémantiques » (p.54).
Néanmoins, ce décalage est à relativiser dans la mesure où l’enquête montre à quel point les chercheurs ne sont pas dénués d’émotion dans leur relation au patrimoine, pas plus d’ailleurs que certains « profanes » ne sont dénués de connaissances expertes en matière de patrimoine.
L’inflation du patrimoine a rendu infini le travail des chercheurs de l’Inventaire. Puisque tout peut être patrimoine et que les émotions patrimoniales peuvent émerger à tout endroit, comment se décide l’entrée dans la chaîne patrimoniale ? Créé en 1964, l’Inventaire prend progressivement ses distances avec le service de Monuments historiques et c’est en son sein que se font voir les grandes évolutions du patrimoine. Nathalie Heinich énonce ses différences qui sont autant de passages de la logique du monument à celle du patrimoine culturel ou du « petit patrimoine ».
Outre une attention portée à des objets plus récents, l’Inventaire marque le passage du spectaculaire au structurel. Il fait primer la signification du patrimoine, il ne s’agit plus seulement de montrer et de conserver mais de pourvoir dire quelque chose, donner du sens à partir de l’objet. Selon la sociologue, il est ainsi significatif de remarquer que l’Inventaire s’est progressivement éloigné de l’esthétique et de l’histoire de l’art pour se rapprocher des sciences humaines. La mission de l’Inventaire consiste à « l’administration scientifique de la valeur patrimoniale » (p. 110) qui fait de ce service une « chimère à trois têtes ».
Trois logiques président, non sans tensions, au travail de l’Inventaire : logique administrative, logique scientifique et logique évaluative. Le travail des chercheurs de l’Inventaire s’inscrit dans les principes de la neutralité et de l’attention portée à chaque cas que préconise la logique scientifique. Cependant, la logique administrative, naturellement forte dans un service d’État, pousse toujours à plus d’uniformisation à l’échelle nationale. Plus encore, l’inscription patrimoniale s’explique parfois davantage par des événements au niveau administratif (changement de direction, modification des procédures, etc.) que par l’application d’une méthode scientifique.
Pour Nathalie Heinich, il convient donc d’adopter une approche « constructiviste » du patrimoine qui considère celui-ci comme une « invention » des services de l’État et non comme une découverte et qui, donc, implique une certaine instabilité dans le temps et l’espace. Mais l’idée que le patrimoine est le résultat d’une construction sociale n’est pas quelque chose que la sociologue se contente de décrire.
En effet, posant l’approche constructiviste comme postulat plutôt que comme résultat, il s’agit de s’intéresser à la manière dont s’élabore un regard collectif influencé à la fois par les logiques administratives, scientifiques et évaluatives du travail des chercheurs de l’Inventaire. Ce qui intéresse Nathalie Heinich, c’est la manière dont sont objectivés et légitimés, au cours de l’évaluation, les criètres de l’inscription patrimoniale. De là, il est possible d’en dévoiler trois propriétés : pluralité des critères (un seul ne justifie jamais une inscription), pluralité du statut de ces critères (tous ne se valent pas) et différence entre critères « univoques » (toujours positifs quel que soit le contexte) et « ambivalents » (qui peuvent être, selon le contexte, positif ou négatif).
À travers l’observation de l’application et l’évocation publique de ces critères, Nathalie Heinich tente de dévoiler les valeurs qui les sous-tendent et qui, ensemble, composent la valeur patrimoniale.
Nathalie Heinich opère une catégorisation des valeurs utilisées par les chercheurs de l’Inventaire afin de décider de l’entrée d’un objet dans la chaîne patrimoniale. Ces valeurs forment ce qu’elle nomme une « axiologie » qui s’applique au patrimoine lorsqu’il s’agit d’expliciter et de légitimer une inscription à partir d’une multitude de critères plus ou moins univoques. Ces critères peuvent être séparés en quatre catégories.
La première catégorie est celle des « critères prescrits univoques ». Ces critères sont conformes à la déontologie scientifique et ne sont jamais modifiés en fonction du contexte : ils évaluent la cohérence avec la procédure, l’état de la documentation disponible sur l’objet évalué, l’état de sa conservation, etc. Ils ont tous à voir « sur le plan axiologique des valeurs, avec l’authenticité, qu’ils permettent d’attester ou de manifester » (p. 187). La seconde catégorie concerne également des critères prescrits, mais « ambivalents ». Contrairement aux premiers, ceux-là s’appliquent différemment (positivement ou négativement) selon le contexte. La valeur à laquelle ils se réfèrent n’est plus l’authenticité, mais la singularité : l’objet est-il banal ou original ? Unique ou typique ? Rare ou commun ? etc.
L’ambivalence de ces critères, alors même qu’ils sont systémiquement employés, tient au fait qu’ils puissent être tout autant utilisés pour valider ou pour réfuter la légitimité de l’inscription patrimoniale d’un objet. En effet, la logique de la sérialité, le typicum, prime dans certains cas alors que, dans d’autres, c’est celle de l’unicité, l’unicum, qui prévaut. La troisième catégorie est celle des critères « latents non explicités ».
Ni prescrits, ni proscrits, ils s’appliquent sans être publiquement énoncés et concernent : l’accessibilité, le degré évalué de vulnérabilité, la mise en avant soit de la forme soit de la fonction de l’objet, l’importance sur l’échelle locale/régionale ou globale, etc. Contrairement aux précédents, ces critères ne se rapportent pas à une seule valeur mais à plusieurs, selon le contexte et de manière plus ou moins claire. Ils sont, en revanche, considérés comme acceptables. Ce n’est pas le cas de la dernière catégorie qui, elle, est celle d’un critère proscrit : la beauté.
En effet, le critère esthétique est perçu comme le plus subjectif et comme s’opposant au principe de la neutralité scientifique. Pourtant, l’enquête de Nathalie Heinich montre que le critère a une place dans les procédés d’évaluation et le jugement esthétique se glisse parfois dans le vocabulaire des chercheurs de l’inventaire. Malgré la proscription, le beau trouve une place dans certains contextes, notamment lorsque les chercheurs s’adressent à la population et peut, plus généralement, être utilisé en complément pour certains cas limites que les autres critères ne parviennent pas à trancher. Par ailleurs, le « beau » des chercheurs de l’Inventaire ne correspond pas forcément à un jugement esthétique et peut s’appliquer à un objet en raison de sa typicité : un objet peut être considéré comme un « beau cas », de même qu’il existe de « beaux cas » en sociologie. Ces critères (prescrits univoques ou ambivalents, latents ou proscrits) sont sous-tendus par quelques valeurs fondamentales (authenticité, rareté, ancienneté, significative, beauté) qui se combinent dans une « axiologie du patrimoine » qui structure la fabrique du patrimoine.
L’ouvrage porte un regard indispensable sur la question du patrimoine et de son inflation contemporaine. Toujours à partir d’une enquête de terrain auprès des chercheurs de l’Inventaire général, la sociologue développe une approche constructiviste du patrimoine.
Elle s’intéresse au travail des chercheurs non pas en tant qu’ils opéreraient une révélation du patrimoine, mais qu’ils l’inventerait par chacune de leurs actions. Afin d’expliquer les modes de construction du patrimoine, l’ouvrage s’inscrit dans une sociologie des valeurs et tente de dévoiler « l’axiologie du patrimoine ».
Cette axiologie est un système de valeurs qui se combinent cas par cas et dont les principales sont l’authenticité, l’ancienneté, la rareté, la significativité et la beauté, quand bien même cette dernière est le plus souvent niée en raison de son inadéquation aux principes scientifiques portés par l’administration. L’intérêt de l’ouvrage relève d’un déplacement de problématique : Nathalie Heinich substitue à la question « qu’est-ce que le patrimoine » celle de « en quoi consiste la fonction patrimoniale ».
À partir de cette axiologie, le travail des chercheurs de l’Inventaire apparaît comme une « administration » de la valeur patrimoniale au sens où « un sacrement est administré à un malade » (p. 259).
L’ouvrage de Nathalie Heinich est une contribution importante à la sociologie du patrimoine. Sa force tient en partie à son inscription dans un travail de terrain qui permet une analyse fine du fonctionnement et des valeurs d’une institution, le service de l’Inventaire général.
Toutefois, ce travail n’épuise pas la question du patrimoine qui, à de nombreux égards, est un fait social construit qui naît des efforts conjugués d’acteurs multiples dans divers domaines : politiques, administratifs, associatifs, familiaux, etc.
D’autres lectures et d’autres terrains sont nécessaires afin de mieux comprendre ce qui fait du patrimoine une question qui met en action l’ensemble de la société et dont les enjeux sont particulièrement vivaces à l’heure où son inflation continue d’augmenter.
Ouvrage recensé – La Fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Paris, éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 2009.
De la même auteure– L'Épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, coll. « L'Armillaire », 1999.– L'Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2005. – De la visibilité, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2012.– Le Paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2014.– Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines, 2017.– La Cadre-analyse d'Erving Goffman. Une aventure structuraliste. CNRS-éditions, 2019.
Autres pistes– Jean-Yves Andrieux (dir.), Patrimoine et société, PUR, Rennes, 1998. – Daniel Fabre (dir.), Émotions patrimoniales, coll. « Ethnologie de la France », Éditions de la MSH, Paris, 2003. – Michel Melot, Mirabilia : essai sur l’Inventaire général du patrimoine culturel, Gallimard, Paris, 2012. – Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments : sa nature et ses origines, Éditions Allia, Paris, 2016 (1903)