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L’Ère du soupçon

de Nathalie Sarraute

récension rédigée parCendrine VaretDocteure en Lettres Modernes (Université de Cergy-Pontoise).

Synopsis

Arts et littérature

« Nous sommes entrés dans l’ère du soupçon. » L’ère du changement et des bouleversements profonds susceptibles de remettre en question toute la structure traditionnelle du roman : ses techniques et ses schémas, ses personnages et ses dialogues. En cette seconde moitié du XXe siècle, de nouvelles formes sont apparues dans le paysage romanesque. Il est temps, pour l’auteur comme pour le lecteur d’aller vers une réalité encore inconnue et de délaisser les vieilles structures conventionnelles sclérosées. L’Ère du soupçon est considéré comme le premier manifeste du Nouveau Roman.

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1. Introduction

Publié en 1956, l’essai de Nathalie Sarraute est considéré comme un classique de la théorie littéraire. Édité dix-sept ans après son premier livre Tropismes qui contenait déjà les germes du « Nouveau Roman », il en reprend, en développe et en analyse les bases.

Présenté sous forme d’un recueil de quatre articles parus entre 1947 et 1956, il est le fruit de ses réflexions menées autour du roman. Rien désormais ne devrait plus distraire l’attention du lecteur : ni les caractères des personnages, ni l’intrigue romanesque, ni les sentiments connus et nommés. Elle aborde sous un jour nouveau les œuvres des précurseurs du roman moderne, Dostoïevski et Kafka. Elle remet en question certains schémas convenus et affiche sa volonté de se tourner vers des techniques romanesques moins traditionnelles. En se penchant sur les changements profonds qui ont commencé à s’immiscer au sein du roman depuis le début du XXe siècle, elle analyse les procédés de Joyce et de Proust et nous permet de mieux entrevoir leur contribution à cette révolution.

Après avoir constaté que le roman est le plus désavantagé des arts, se pose la question de savoir comment le romancier pourra bien se délivrer du sujet, des personnages et de l’intrigue ? Quelle ombre plane sur le roman ? Quel soupçon pèse sur ses personnages ? Pourquoi l’auteur et le lecteur se méfient-ils l’un de l’autre ?

Du roman traditionnel au roman psychologique, ce sont toutes les évolutions et les révolutions du personnage et du dialogue qui ont ouvert la voie au « Nouveau Roman ».

2. Le « vieux roman »

Pour les auteurs et les lecteurs, le roman traditionnel doit répondre à des techniques spécifiques ancrées dans un système de conventions et de croyances bien construit et clos.

Il possède ses propres lois et structures qui semblent immuables. Il se suffit à lui-même, revêt un aspect nécessaire et éternel. Il se construit autour de personnages réalistes et vivants, d’une succession d’actions et d’intrigues, de sentiments connus et courants. Les lecteurs évoluent ainsi à travers des sphères dans lesquelles ils se sentent à l’aise et qui répondent à leur besoin d’identification. Les voici rassurés.

Pour les critiques, le roman doit rester, avant tout et toujours, « une histoire où l’on voit agir et vivre des personnages » (p. 59) auquel le romancier doit croire. Et c’est bien Balzac qui, avec Eugénie Grandet, célèbre le mieux ce personnage que chacun peut identifier par le « dehors ».

D’ailleurs, le véritable écrivain ne devrait-il pas être, à l’instar du cinéaste, celui qui parvient le mieux à montrer du dehors des personnages, à révéler des intrigues qui composent leur histoire, à relater des événements qui racontent une histoire ? Le lecteur peut dès lors éprouver la satisfaction de revivre une expérience et d’accomplir lui-même des actions. Tous ces critères sont alors ce qui définit toute œuvre romanesque.

Mais pour Nathalie Sarraute, les temps heureux du « vieux roman » sont loin désormais, car depuis les choses ont changé et vont changer. Dès le début du XXe siècle, le roman traditionnel va connaître de profonds changements. Ses intrigues, ses caractères et peintures de mœurs ne font que révéler une réalité connue de tous dans ses moindres recoins. Il est temps de renouveler le roman. Car tout semble avoir été déjà fait. Les formes académiques, conventionnelles et figées du roman l’asservissent et ses vieux procédés le sclérosent. Il est devenu, au fil du temps et aux yeux des lecteurs, un véritable trompe-l’œil.

Certains écrivains sont prêts à briser les cadres de ce « vieux roman » considérés comme autant d’accessoires inutiles. Les modernes souhaitent en faire exploser les codes et c’est ainsi qu’ils transporteront ailleurs l’intérêt du roman : dans une matière psychologique nouvelle et non plus dans le dénombrement des situations et des caractères.

3. « Les endroits obscurs de la psychologie »

C’est le roman psychologique qui ouvrira la voie au roman moderne. À ce titre, Nathalie Sarraute perçoit dans l’œuvre de Dostoïevski de nombreux signes précurseurs de ce roman moderne. N’oublions pas que la terre russe est la véritable terre d’élection du « psychologique ».

Le roman psychologique est celui de l’homme intérieur et de tous les mouvements intérieurs de son être. Héros et personnages sont dès lors identifiés par « dedans » à travers des procédés d’introspection. Dostoïevski demeure le maître de ces incessants, subtils et fugitifs mouvements sous-jacents. Ses personnages, par leurs actions et dialogues, bondissent et pirouettent sur eux-mêmes, virevoltent et soubresautent. Ce sont ces jeux et ces combinaisons de mouvements qui constituent « la trame invisible de tous les rapports humains et la substance même de notre vie » (p. 63).

Cette mutation du « dehors » vers le « dedans » déplace le centre de gravité du personnage, et le roman moderne ne cessera d’accentuer ce déplacement. Quant aux personnages de Proust, ce sont les foisonnements de sensations, d’images, de sentiments et de souvenirs qui donnent à leurs monologues intérieurs toute leur saveur. Son recours à l’analyse accroît en profondeur l’expérience du lecteur. Parallèlement, cette méthode s’ouvre pleinement sur l’avenir. Et c’est d’ailleurs cette incitation à faire fonctionner l’intelligence du lecteur plutôt qu’à lui faire vivre de véritables actions qui lui vaudra les reproches de Gide.

Alors que dans les années 1920, pour Virginia Woolf « l’intérêt se trouve dans les endroits obscurs de la psychologie », Nathalie Sarraute n’hésite pas à soulever la question : en ces années 1950, qui croit encore à ces pénombres ? Car alors, le terme « psychologie » fait rougir et bon nombre d’auteurs en ont honte. Nombreux sont ceux qui sont revenus déçus de cette expérience. Celle de Joyce ne semble pas être la plus convaincante en la matière et comme le fait remarquer Nathalie Sarraute, qu’en reste-t-il si ce n’est un déroulement ininterrompu de mots ?

Source de déceptions et de peines, « le psychologique » subit alors une véritable crise. Cette remise en cause lui insufflera finalement un nouvel élan qui lui permettra de repartir sur de nouvelles bases. Il est temps d’aller plus avant.

4. Vers un roman nouveau

Nathalie Sarraute fait clairement apparaître l’intérêt et la nécessité de fonder un roman nouveau. Car en cette première moitié du XXe siècle, le roman n’a alors plus rien à perdre et tout à gagner.

Elle analyse les procédés romanesques jusque-là utilisés, étudie en profondeur les personnages, leurs mouvements intérieurs, l’articulation des dialogues et des paroles. Elle entrevoit de nouvelles pistes de recherches possibles et formule ses espoirs d’une victoire des idées révolutionnaires. Il faut parvenir à percer une réalité encore inconnue. Il faut se dégager des vieux procédés conventionnels imposés et se diriger vers ce qui est « libre, sincère et vivant », créer des œuvres qui seront à l’origine de progrès et d’émancipation.

Pour exemple, l’œuvre de Dostoïevski est une source de recherches et de techniques nouvelles. Il est celui qui a su montrer la voie à d’autres, notamment à Kafka. Bien souvent on les oppose en plaçant d’un côté Dostoïevski comme étant le représentant du roman psychologique et Kafka comme étant celui du roman de situation. Mais Nathalie Sarraute établit un lien évident entre eux, celui qui les unit dans leur même désir d’ « établir un contact » tel un lieu de rencontre au sein de l’œuvre.

Ce contact, ce sont tous ces mouvements sous-jacents et les actions souterraines que l’on retrouve chez quasiment tous les personnages de Dostoïevski. Et c’est ce besoin de contact qui incite les personnages à essayer de se frayer un chemin jusqu’à autrui et cela par tous les moyens possibles : les soubresauts, les bonds furtifs, les contradictions, tant au niveau de leurs actes que de leurs paroles.

Elle observe l’auteur et le lecteur et comprend ainsi qu’un léger voile de soupçon commence à peser sur le roman, qu’une certaine méfiance rôde autour du personnage. Tel un avertissement, elle répète tout au long de cet essai qu’il ne s’agit donc surtout pas de refaire ce qui a été fait par le passé, mais d’innover, et de toujours envisager de nouvelles issues. Le romancier doit s’acquitter de « son obligation la plus profonde : découvrir de la nouveauté », et doit éviter de commettre « son crime le plus grave : répéter les découvertes de ses prédécesseurs » (p. 79). Inutile donc de revenir en arrière ni même d’essayer de refaire ce qu’ont fait les modernes. C’est ainsi que sera opéré un véritable renouvellement.

5. Le personnage ou l’ère du soupçon

Un soupçon est en train de détruire le personnage. Le personnage de roman vacille et se défait. Depuis Balzac, il a tout perdu : son corps, son caractère, son identité. Lorsque le romancier lui accorde encore un aspect physique, des actions, des sentiments, ou même un nom, c’est à contrecœur qu’il le fait. Ainsi, le héros de Kafka n’a-t-il pour nom que l’initiale « K. », et Faulkner attribue le même prénom à deux personnages différents. Peu à peu, le personnage disparaît.

Car le romancier n’a plus foi en lui. Et le lecteur non plus. Nathalie Sarraute constate que le personnage, en cette moitié du XXe siècle, n’est plus que l’ombre de lui-même. Il n’est plus qu’un être sans contours, indéfinissable, invisible, un « je » anonyme. De la part de l’auteur comme du lecteur, cette évolution témoigne d’une certaine méfiance à l’égard du personnage, mais ils se méfient également l’un de l’autre. L’auteur se méfie du lecteur, car il a tendance à typifier et à fabriquer des personnages. De son côté, le lecteur se méfie de ce que lui propose l’imagination de l’auteur. Les mots de Stendhal illustrent parfaitement la situation : « le génie du soupçon est venu au monde » (p. 63).

Aujourd’hui, nous dit Jacques Tournier, plus personne n’ose avouer qu’il invente. L’œuvre d’imagination est bannie, et le lecteur se méfie de tout, de ses actions brutales comme de ses intrigues. Désormais, seul le « document » importe. Plus rien ne compte que le « petit fait vrai », le récit vrai plutôt que l’histoire inventée. Et c’est le récit à la première personne qui apaisera plus particulièrement la méfiance du lecteur et de l’auteur, car il possède l’apparence de l’expérience vécue et de l’authenticité. Le procédé du « je » comme héros principal demeure un moyen facile et efficace d’attirer le lecteur sur le terrain de l’auteur.

En concentrant toute son attention sur l’état psychologique du personnage, le lecteur s’est détourné de l’intrigue. Il a vu a des sentiments inconnus apparaître. Il s’est alors mis à douter de l’objet fabriqué par rapport à l’objet réel. Cette évolution entraîne la réflexion de Nathalie Sarraute sur le terrain des auteurs « réalistes », entendons-là tous ceux qui s’attachent à saisir ce qui leur apparaît comme étant la réalité. Leurs méthodes sans cesse renouvelées permettent d’atteindre l’inconnu et cette réalité-là devient l’image même de la vie.

6. Paroles et dialogues

En 1956 Nathalie Sarraute fait remarquer que certains changements sont également en train de s’opérer au niveau du dialogue. Ainsi, Henry Green observe que le centre de gravité du roman se déplace. Le dialogue y occupe une place de plus en plus importante et a tendance à se substituer à l’action. Il demeure alors le meilleur moyen de fournir de la vie au lecteur. Lorsque les actes viennent en effet à manquer aux personnages restent les paroles. Celles-ci captent et portent au-dehors les mouvements souterrains. Elles ont pour elles leur souplesse, leur liberté, la richesse de leurs nuances, leur transparence et semblent protégées des soupçons. Elles restent le plus précieux des instruments pour le romancier et permettent au lecteur de pressentir derrière elles des mouvements plus subtils que ceux qu’il est susceptible de découvrir sous les actes.

Et puisque le dialogue est la continuation au-dehors des mouvements sous-jacents, rien ne devrait venir interrompre leur continuité. Ainsi, les alinéas, les tirets, les deux points et les guillemets ne sont, selon Nathalie Sarraute, que d’inutiles et encombrantes conventions. Et si les brèves formules qui parsèment le dialogue, tels que « dit Jeanne » ou « répondit Paul », étaient des procédés indispensables et tout à fait adaptés au vieux roman, ils mettent désormais mal à l’aise le romancier et le placent au-dehors et à distance de ses personnages.

De son côté, avec son recours à l’analyse et à ses minutieuses descriptions, Proust « n’abandonne que rarement le dialogue à la libre interprétation des lecteurs. Il ne le fait que lorsque le sens apparent de leurs paroles recouvre exactement leur sens caché » (p. 113). Autrement dit lorsque la conversation et la sous-conversation se recouvrent tout à fait et s’accordent parfaitement.

L’ouvrage s’arrête également sur les dialogues de théâtre qui, plus denses que les dialogues romanesques, se suffisent à eux-mêmes et mobilisent davantage les forces du spectateur. Les acteurs reproduisent en eux-mêmes les mouvements intérieurs infimes qui propulsent le dialogue. Ils communiquent ces mouvements par leurs gestes, leurs intonations et leurs silences.

Ces analyses sont les signes mêmes des bouleversements profonds susceptibles de remettre en question la structure traditionnelle du roman. Le romancier s’accommode difficilement des formes imposées par le roman traditionnel. Et c’est bien lorsqu’il s’agit de faire parler ses personnages qu’il lui semble que quelque chose est en train de changer.

7. Conclusion

Sous-titré Essais sur le roman, l’ouvrage de Nathalie Sarraute effectue une radiographie critique des formes du roman traditionnel comme du roman moderne.

En opposant distinctement le « dehors » au « dedans », elle oppose le modèle d’écriture classique à celui du roman moderne. Le premier correspond à une description externe des personnages et des actions comme autant de « carcasses vides ». En procédant à une identification interne des personnages et de tous leurs mouvements souterrains, le second part à la découverte de « la substance vivante » du dedans.

Il apparaît dès lors ici que la mort du personnage tel qu’il était jusqu’à présent représenté, la disparition de l’intrigue convenue, l’analyse du rôle et des techniques du dialogue participent au développement de nouvelles formes d’écriture prônées par l’auteure de ces essais.

8. Zone critique

Constitué de différentes strates théoriques, cet ouvrage mérite plusieurs lectures. Avant d’être ainsi réunis, les quatre articles qui le constituent ont été écrits sur une dizaine d’années pour des revues littéraires. Cet état de fait peut expliquer la distance que l’on ressent parfois entre les textes, le manque d’unité ou de cohésion entre certaines idées.

Cependant, tout au long de ses analyses, d’une écriture littéraire et parfois même poétique, Nathalie Sarraute incite le romancier et le lecteur à rompre avec les modèles du passé. Elle encourage les auteurs à chercher et à trouver de nouvelles formes romanesques, de la même manière que le fera Alain Robbe-Grillet dans son texte paru en 1963, Pour un nouveau roman.

Tous deux dénoncent les notions périmées du personnage et de l’intrigue, tous deux savent qu’il est vain de répéter les découvertes de leurs prédécesseurs. Tous deux souhaitent réinventer le roman.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– L’Ère du soupçon – Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2019 [1956].

De la même auteure – Tropismes, Paris, Denoël, 1939. – Portrait d’un inconnu, Paris, Robert Marin, 1948. [Préface de Jean-Paul Sartre] – Le Silence, suivi de Le Mensonge, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1967.– Enfance, Paris, Gallimard, 1983.

Autres pistes– Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, éditions de Minuit, 1963.– Rolande Causse, Conversations avec Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, 2016.– Ann Jefferson, Nathalie Sarraute, Paris, Flammarion, coll. « Grandes biographies », 2019.

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