Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Neil Postman
Publié en 1985, « Se distraire à en mourir » est certainement l’ouvrage le plus célèbre de Neil Postman. Dans les pas du penseur des médias Marshall McLuhan qui analysait les transformations sociales en miroir des transformations médiatiques, Postman explore et dénonce les travers d’une société alors marquée par la toute-puissance de la télévision. Avec son ton parfois ironique et mordant et une prose teintée d’humour, l’essai a bénéficié au cours de ces dernières décennies d’un large écho politique. En témoigne la préface de la réédition française de 2010, écrite par Michel Rocard.
Dans les pas de Marshall McLuhan, célèbre penseur des médias de la deuxième moitié du XXe siècle, Neil Postman fait des médias de masse une question centrale dans la compréhension des sociétés de son temps, en particulier de la société américaine.
Il s’inscrit dans une double lignée. Il hérite d’abord du structuralisme de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui opère une unification des sciences humaines par les sciences du langage. C’est ainsi « la structure grammaticale propre à chaque langue [qui] a une influence considérable sur la manière dont chaque peuple conçoit le temps, l’espace, les choses et les phénomènes » (p.27). Postman articule à cette perspective une vision déterministe de l’évolution des sciences et des techniques : dans un mouvement linéaire, chaque époque est marquée par certains types de médias, dont il faut étudier l’impact sur la société. Dans cette perspective, les médias sont compris comme des objets techniques au même rang que le microscope ou l’horloge, dont l’adoption a eu pour effet de découper le monde en « moments mathématiquement mesurables » (p.29).
En tant qu’objets techniques, les médias se singularisent parce qu’ils véhiculent non pas des messages, comme on pourrait le croire, mais, explique Postman, des métaphores. Autrement dit, le processus médiatique agit, de manière détournée, comme un filtre sur notre rapport au monde : « Que nous découvrions le monde à travers les “lentilles” de la parole, du texte imprimé ou d’une caméra de la télévision, chaque média-métaphore nous en donnera sa vision spécifique par la manière dont il l’ordonne, le situe, l’explique, l’agrandit, le réduit ou le colore » (p.28).
L’ambition de Postman est de révéler les rapports historiques et sociaux qui existent entre les médias et les régimes épistémologiques. C’est-à-dire les types de relations à la connaissance en vigueur à un moment donné. Le paysage médiatique est pour lui concurrentiel et l’avènement d’une certaine technologie médiatique se fait au détriment des autres. Loin de cohabiter ou de s’enrichir mutuellement, les médias s’opposent les uns aux autres, en opposant des rapports au monde radicalement différents.
La critique de Postman est donc la critique de l’hégémonie de la télévision, qui remplace l’imprimé et lui substitue un certain régime de connaissance. L’hypothèse de l’auteur est que la télévision transforme radicalement notre vision du savoir, des rapports sociaux, mais surtout qu’elle appauvrit les discours.
Par une exploration historique, la première partie du livre cherche donc à montrer comment le développement à partir du XVIIe siècle d’une « Amérique typographique » (p.55) a influencé les rapports sociaux et politiques. Le livre imprimé devient le symbole du grand récit national américain : amenant avec eux leurs bibliothèques, les premiers colons des années 1660 participeraient à la constitution de « la plus grande concentration d’hommes sachant lire et écrire » à l’époque, en raison d’un fort taux d’alphabétisation.
La pratique du livre, explique l’auteur, n’est pas uniquement réservée à l’élite. Les chiffres de vente des « best-sellers » du XVIIIe siècle, le développement des bibliothèques au XIXe siècle, semblent en effet indiquer des phénomènes d’engouement populaire sans commune mesure avec les pratiques du XXe siècle.
Pour Postman, cette large diffusion du livre a fait naitre une « civilisation de la lecture », aujourd’hui disparue, où tout le monde parle le même langage, celui des textes partagés. L’imprimé bénéficie par ailleurs d’une position centrale en raison de l’absence de toute autre forme médiatique. Le monopole du livre se prolonge dans la culture orale. Les discours politiques et les conversations sont marqués par « la structure du texte imprimé » (p.71).
Postman décrit un « esprit typographique » qui se manifeste par les traces de l’écrit relevées dans les prises de parole d’hommes politiques de l’époque. L’influence du texte et de la littérature sur la vie politique et sociale en Amérique jusqu’au XIXe siècle n’est pas qu’une affaire de style. Il s’agit en fait d’identifier des « habitudes de penser » qui, par le prisme de l’imprimé, seraient davantage rationnelles : « Entrer dans le texte écrit signifie suivre une ligne de pensée, ce qui requiert des capacités considérables de classification, de déduction et de raisonnement. Cela veut dire également démasquer les mensonges, les confusions et les généralisations abusives, détecter les manques de logique et de bon sens. Cela veut dire encore peser les idées, comparer et confronter les assertions, relier une généralisation à une autre » (p.84).
Le livre en tant qu’objet technique dispose d’une propriété pratique centrale : il se déplace au rythme des déplacements humains. La circulation de l’information jusqu’au XIXe siècle suit donc ce rythme lent. Mais l’invention de nouveaux procédés techniques va venir rompre ce paradigme. Dans un contexte d’expansion rapide sur le vaste territoire des États-Unis, le télégraphe va permettre progressivement à l’information de circuler plus vite que les hommes, à l’échelle d’un continent et, bientôt, à l’échelle du monde. La technique mise au point par Morse est vécue comme une véritable « annihilation de l’espace », pour reprendre les termes enthousiastes de l’époque retranscrits par Postman.
Cependant, il ne s’agit pas seulement d’une évolution quantitative, spatiale et temporelle. Le télégraphe pose les jalons de la société du divertissement en faisant de l’information une marchandise. Cette transformation s’explique par le développement parallèle de la presse qui va pouvoir accéder plus rapidement à l’information, par les dépêches.
Or, à partir du moment où le volume d’informations augmente, sa qualité et son utilité vont décroitre symétriquement : « Guerres, crimes, accidents, incendies, inondations […] constituèrent le contenu de ce que les gens appellent “les nouvelles du jour”. Comme Thoreau l’avait pressenti, le télégraphe rendit déplacé ce qui avait un rapport avec les gens. Le flot continu d’information ne concernait en rien, ou quasiment en rien, ceux à qui il était adressé, c’est-à-dire n’avait rien à voir avec le contexte intellectuel dans lequel leurs vies s’inscrivaient […]. Dans une mer d’information il y avait vraiment très peu de choses utilisables […]. Le télégraphe avait peut-être fait du pays un voisinage, mais c’était un voisinage vraiment spécial, peuplé d’étrangers qui ne connaissaient les uns des autres que les faits les plus superficiels » (p.108).
On voit ici se matérialiser clairement l’ambition critique de Neil Postman. La question médiatique est une question politique. Le cœur du problème se situe dans les modalités médiatisées de mise en relation des individus les uns avec les autres, de leur rapport avec la chose publique. À partir du moment où les citoyens sont noyés d’informations que Postman juge futiles (des faits divers calibrées pour être vendues comme des marchandises divertissantes), c’est le lien social et politique de la nation qui se trouve menacé. Il est menacé parce que les « possibilités d’action » (p.109), autrefois encapsulées dans la civilisation du livre et de l’oral, tendent à disparaitre.
Postman ne s’attaque donc pas seulement à la télévision en tant que telle. Il en critique les effets, en tant qu’actualisation contemporaine (dans les années 1980) d’un phénomène social, politique, économique et technique ancien qui s’amorce dès la seconde moitié du XIXe siècle. Le tournant est technique avec le télégraphe, économique avec la presse. Il se joue aussi au niveau des formats de représentation, la photographie prenant son essor à la même période.
Pour l’auteur, l’image photographique, bien que tranche objective du réel, n’offre qu’une contextualisation illusoire des informations qu’elle accompagne. Elle ne fait qu’en renforcer les effets délétères.
Dans la deuxième partie de Se distraire à en mourir, Postman s’attaque frontalement à la télévision, qui ne remplacera jamais à ses yeux la culture du livre. En quoi il se démarque explicitement de McLuhan. Pour ce dernier, l’évolution médiatique présente une dimension incrémentale : chaque nouveau média capitalise et prolonge le précédent, dans un processus de renforcement mutuel. À l’inverse, pour Postman, la télévision détruit ce qu’il appelle la « culture traditionnelle » (p.130).
Pour étayer sa position, il propose d’étudier les tendances intellectuelles, le type de culture et de conversation favorisés par le média télévision. Son projet critique n’est pas de dénoncer le divertissement télévisuel en soi. Il s’agit plutôt de critiquer le divertissement « comme mode de présentation naturel de toute chose », de dévoiler que « le problème n’est pas que la télévision nous offre des divertissements, mais que tous les sujets soient traités sous forme de divertissement » (p.134).
Postman analyse ainsi un débat télévisé sur ABC entre responsables politiques sur le sujet sérieux de la guerre nucléaire. Alors qu’il estime que les prises de position des participants sont en elles-mêmes intéressantes, il relève que le rythme imposé par le format et par le présentateur neutralise l’intérêt politique des propos échangés. Les discours sont appauvris parce que « penser ne passe pas à la télévision » (p.139). Ainsi, le dispositif mis en place par la télévision a pour objectif de maintenir un tempo qui garantit le divertissement, mais empêche le véritable déploiement des idées et de la discussion politiques.
C’est donc la structure de l’information qui est en cause. En favorisant la circulation de fragments, symbolisés par la célèbre et récurrente phrase d’accroche « et maintenant… voici », la télévision met à mal la cohérence. Elle détache chaque message de son contexte pour en faire un morceau de divertissement. Et la perte du contexte, qui dilue la relation de l’information au passé et au présent, diminue la charge politique de l’information. La vérité n’est pas ici menacée par la novlangue ou le ministère de la vérité du roman d’Orwell 1984. La menace est plus subtile et insidieuse, car « le public s’est adapté à l’incohérence et s’amuse jusqu’à en sombrer dans l’indifférence » (p.167). Le divertissement agit comme une « drogue » qui nous « anesthésie », réalisant plutôt la prophétie d’Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes.
La critique méthodique du divertissement télévisuel comme rapport au monde paradigmatique passe dans le livre par l’exploration de trois domaines particuliers. Postman s’attarde notamment sur le boom de la télé-évangélisation qui élimine « tout ce qui fait de la religion une activité humaine sacrée, profonde et traditionnelle » (p.177) et relègue Dieu au rang d’accessoire. Dans la même perspective, on retrouve une méthodique dénonciation de l’apprentissage par la télévision. Le programme « Sesame Street » qui, à partir de 1969, a pour ambition d’apprendre aux enfants à lire et à compter devient l’emblème de la dilution de l’éducation dans le divertissement.
Enfin, dans un chapitre intitulé « Vendre le Président » qui constitue le point cuminant de sa démonstration, Postman démontre les dégâts politiques provoqués par la télévision publicitaire et met en lumière la fusion des enjeux politiques, publicitaires et marchands au sein d’un même magma télévisé, celui du « show-business ». L’élection de l’ancien acteur Ronald Reagan juste avant la parution de l’ouvrage est l’exemple ultime de la prépondérance de la question de l’image dans le processus électoral américain. Cela montre la réduction de toute question politique non seulement à du divertissement, mais à des enjeux publicitaires.
De manière assez contre-intuitive, Neil Postman affirme que la publicité vient à l’encontre de l’esprit du capitalisme. Puisque le capitalisme libéral théorisé par Adam Smith a besoin pour fonctionner de manière optimale d’acteurs rationnels, la publicité devrait fournir des informations tangibles sur la qualité des produits vendus. Or « la publicité à la télévision n’a plus rien à voir avec le caractère des produits à consommer. Mais seulement avec le caractère des consommateurs des produits » (p.193). L’intégration de ces mêmes schémas publicitaires aux campagnes électorales a fait des personnalités politiques des stars, acteurs eux aussi de ce monde du divertissement.
Les idées politiques, les vrais enjeux, mais aussi les partis, se retrouvent alors relégués à l’arrière-plan dans le processus démocratique. Il ne s’agit plus de choisir l’acteur politique le plus compétent, mais celui qui saura renvoyer la bonne image pour « apaiser les racines profondes de notre malaise » (p.203).
L’objectif de Se distraire à en mourir est d’interroger les médias, non pas comme des techniques sans cesse renouvelées et neutres de transmission de l’information, mais comme des objets qui déterminent subjectivement la structure même de nos rapports sociaux. C’est là que réside la force de l’ouvrage.
En replaçant la question, alors contemporaine, de la télévision dans le temps long de l’histoire de la société américaine, l’analyse fait écho à des problématiques qui animent toujours nos sociétés. La question des relations entre les dispositifs médiatiques, les formats, les types de discours et la marchandisation grandissante des enjeux permet d’observer avec un regard neuf les médias d’aujourd’hui.
Le livre est fortement polarisé autour de deux tendances : une idéalisation très marquée des pratiques culturelles aux XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles et une critique en miroir très virulente de la télévision. C’est sur ces deux axes que des critiques peuvent être construites. En l’absence de données empiriques très fines, Postman s’appuie sur une vision très globale et déterministe de la relation entre médias et pratiques sociopolitiques. Il a tendance à généraliser des relations aux livres et à l’imprimé qui dans le détail sont moins cérémonieuses, et surtout inégalement réparties parmi les populations.
C’est notamment ce qu’ont montré les travaux du sociologue Michel de Certeau qui, avec son concept de « braconnage », a révélé que les pratiques culturelles ne sont pas monolithiques et présentent un large éventail d’imaginaires, de représentations et, partant, de relations au monde et aux autres. La chercheuse Janice Radway, dans la même filiation, a par exemple montré, à l’occasion d’une longue étude des lectrices de roman à l’eau de rose, que derrière l’apparent divertissement se cachent des préoccupations politiques profondes.
Les mêmes enjeux s’appliquent à la télévision. Le champ des Cultural Studies a montré que le téléspectateur n’est pas le consommateur passif que la critique du divertissement suggère. Il fait preuve de distance, de critique, est capable de détournement et d’intenses réflexions politiques. La civilisation du livre n’a probablement pas beaucoup plus de consistance que la civilisation de la télévision ou celle d’Internet.
Ouvrage recensé– Neil Postman, Se distraire à en mourir, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2011 (1985).
Du même auteur– Technopoly : Comment la technologie détruit la culture, Paris, L'Échappée, 2019.
Autres pistes– Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. : Arts de faire et 2. : Habiter, cuisiner, éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990 (1re éd. 1980).– Alain Gras, Fragilité de la puissance, se libérer de l'emprise technologique, Paris, Fayard, 2003.– Ivan Illich, Énergie et équité, Paris, Le Seuil, 1975.– Benoit Lafon, Médias et médiatisation, Paris, Presses Universitaires de Grenoble, 2019.– François Jarrige, Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2016. – Serge Latouche (dir.), La Mégamachine : Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès, Paris, La Découverte, 2004. – Eric Maigret, Sociologie de la communication et des médias, Paris, La Découverte, 2015.– Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1968.