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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Manières de faire des mondes

de Nelson Goodman

récension rédigée parAntoinette FerrandAgrégée d’Histoire et doctorante en Histoire de l’Égypte contemporaine (Sorbonne-Université)

Synopsis

Philosophie

Dans cet essai dense et exigeant issu de cycles de conférences et de cours donnés tout au long de sa carrière, Nelson Goodman s’interroge sur les modes de connaissance humains. Derrière la prétendue irréductibilité des savoirs scientifique et artistique, il discerne une nouvelle épistémologie, réconciliant l’exigence de vérité de l’esprit humain avec ses procédés cognitifs singuliers.

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1. Introduction

À la sensibilité de l’un, à sa subjectivité débridée, on oppose communément la rigueur et l’objectivité admirables de l’autre : artiste et scientifique incarnent, dans le sens commun, les deux extrêmes d’un même système cognitif, impliquant par là que l’on choisisse irrémédiablement sa voie. C’est précisément à ce préjugé que Nelson Goodman livre bataille : en analysant les étapes et rouages du procédé cognitif, il différencie sa fabrication de son résultat. La première relève de dispositifs communs, le second donne une version singulière d’un monde.

En relevant le pari de défendre un relativisme radical, le philosophe américain offre une réflexion sur la nature de la vérité que les sciences humaines des dernières décennies ont largement reprise : comment fait-on l’architecture de nos mondes ?

2. Le chantier des mondes

L’épistémologie de Goodman suppose la reconnaissance préalable du caractère situé de toute démarche heuristique (visant à la découverte) : balayant le confort psychologique idéaliste, qui présuppose l’existence d’une vérité transcendantale à laquelle on devrait se conformer, le philosophe réintroduit la prédominance de la perception en épistémologie.

À rebours de la tradition classique, qui s’en méfie du fait de la relativité des sens chez les êtres humains, il lui redonne sa place dans l’équation « concevoir sans percevoir [produit] le vide » et « percevoir sans concevoir [c’est être] aveugle ».

Par cette profession de foi relativiste, Nelson Goodman s’attache plutôt au « comment décrire » qu’à la nature de ce qui est décrit. Le monde en soi importe moins que les versions que l’on fabrique par notre connaissance : plutôt qu’un seul monde, il y a donc des versions de mondes différents. Adoptant un point de vue pluraliste, Goodman refuse de réduire la connaissance à une méthode scientifique précise – celle de la physique par exemple – comme le veut le matérialiste, et il en dénonce les standards cognitifs stériles élaborés au prétexte d’une rigueur sans faille.

L’auteur identifie alors les différentes relations de connaissance du monde : d’abord, la composition et la décomposition, par lesquelles l’esprit humain crée ses étiquettes, catégories, genres, les regroupe ou les distingue. Puis, la pondération : un même système de classes ou de catégories peut être réutilisé d’un monde à l’autre (ou d’une version à l’autre), en en modifiant l’agencement selon un degré de pertinence différent. De là, il ne s’agit pas tant de savoir ce qui est vrai ou non au sein d’une même version, mais ce qui apparaît comme pertinent selon un degré relatif à cette nouvelle version.

L’agencement (en un ordre singulier) constitue la troisième relation de connaissance identifiée par Goodman, qu’il fait suivre de la suppression et de la supplémentation, autour desquelles s’élabore le choix d’un système ou d’un référentiel (gamme musicale, échelle de mesure), et enfin la déformation, qui accentue ou non certaines caractéristiques.

3. De l’art du symbole

L’art, ayant recours à ces mêmes relations de connaissance, s’inscrit donc pleinement dans le processus cognitif de l’esprit humain et n’est pas simplement un vecteur ou un style de représentation.

Le détour par la définition notionnelle du « style » éclaire le point de vue de Goodman. Contrairement au formaliste qui distingue forme et contenu, l’auteur se refuse à cantonner le style à la simple « manière de dire » : il constitue au contraire la connaissance d’un sujet par une caractéristique donnée, ouvrant ainsi la perspective d’une autre version du monde. De là, la Renaissance décrite de façon politique et militaire dit bien autre chose de celle décrite du point de vue de ses innovations artistiques. Les deux récits présentent deux visions de la Renaissance, deux mondes que chacun de ces deux styles incarne : il symbolise, exemplifie ou exprime ; il suppose quelque chose sans se contenter de signer une œuvre en la rattachant à une école ou à un artiste.

L’art est donc affaire de symbole, d’où le paradoxe de l’art pour l’art qui, tout en niant la présence de références extrinsèques, se condamne à la disparition de sa fonction symbolique. Même sans rien représenter, l’art symbolise, et en cela, exprime quelque chose : une œuvre abstraite partage tout de même des propriétés formelles communes à d’autres objets (formes, couleurs, texture). Bien plus, par le rien, l’art produit tout de même une connaissance : le personnage, pourtant fictif, de Don Quichotte est la métaphore d’un comportement arriéré et désuet à l’évocation symbolique forte.

C’est là toute la richesse de la métaphore : la fausseté littérale – l’individu Don Quichotte n’existe pas – est compatible avec une vérité métaphorique – le comportement de tel individu existe. Loin de n’être qu’un procédé stylistique décoratif, une simple « manière de dire », la métaphore fait connaître en définissant des catégories épistémologiques pertinentes dans une certaine vision ou version du monde (tout comme le fait l’assemblage surprenant des formes et couleurs en art abstrait).

Au fond, ce qu’est l’art importe moins que ce qu’il fait, ce par quoi il se manifeste, c’est-à-dire le symbole comme procédé heuristique. L’art symbolise un échantillon d’une vision du monde ; il exemplifie, représente ou exprime (sans forcément faire les trois à la fois) et déploie au moins autant, sinon plus d’outils que le langage scientifique codifié, verbal et mathématique.

4. Désacralisation de la science

L’art ne diffère donc pas tant de l’entreprise scientifique en ce que les deux domaines reposent sur des modes épistémologiques semblables. Nelson Goodman s’appuie ici sur les expériences faites par Paul A. Kolers et relatées dans Aspects of Motion Perception (1972) : désireux de comprendre la perception du mouvement, le scientifique projette un point dans un espace clair, puis en projette un second, ailleurs dans le même espace, quelques millièmes de secondes plus tard.

L’œil humain en reconstitue la trajectoire alors même qu’il s’agit de deux points différents apparus à quelques secondes d’intervalle, trahissant ainsi la propension à l’analogie chez l’esprit humain : en inventant un lien logique entre ces deux points (un mouvement apparent), il s’appuie sur la mémoire du mouvement réel expérimenté dans un autre contexte.

Cependant, le lien reconstitué par lui repose sur une logique difficilement discernable lorsqu’on répète l’expérience avec des formes géométriques (est-ce par rapidité, proximité des formes, ou reconstruction rétrospective ?) ou des formes colorées (pourquoi n’y a-t-il pas de transition chromatique mais un remplacement brusque de telle couleur à telle autre ?).

Il résulte de ces expériences une évidente « fabrication des faits » : Nelson Goodman s’oppose ainsi aux fondamentalistes qui voient la nature d’un objet comme réelle et font de la perception un mode de connaissance limité et défectueux. L’entreprise de « fabrication », selon notre auteur, relève non pas d’une facticité dangereuse mais prouve seulement que la connaissance est affaire de construction. La conceptualisation n’intervient qu’une fois qu’il y a eu perception. Par conséquent, les versions différentes nées de perceptions singulières peuvent concorder (sans que cela ne présuppose de fait réel auquel elles ressembleraient) : elles se ressemblent entre elles, sont traductibles les unes vers les autres.

Pareille analyse laisse la porte ouverte au relativisme le plus radical, auquel Nelson Goodman adjoint quelques restrictions : accepter des versions différentes est une chose, mais dire qu’elles sont toutes vraies en est une autre. Il n’importe pas tant de savoir si une version du monde est vraie ou fausse (puisqu’une version est autre chose qu’une simple correspondance du monde au fait), mais de comprendre pourquoi il en existe plusieurs, ce qui relève davantage de l’épistémologie que de la métaphysique.

5. L’épineuse question de la vérité

Si la connaissance se construit, se dessine, se choisit, si elle résulte d’un ajustement, quel rapport entretient-elle avec la notion de vérité ? Comment concilier des visions du monde en conflit ? À quoi se référer pour les corriger, sans tomber à nouveau dans le piège de l’idéaliste aux valeurs supérieures désincarnées ? Distinguons d’abord un « rendu », soit une version d’un monde, d’une « correction », c’est-à-dire l’évaluation de ses critères d’acceptabilité.

L’esprit humain a tendance à vouloir dégager une comparaison possible entre deux énoncés apparemment contradictoires, en en levant l’ambiguïté. « Le Soleil tourne autour de la Terre » et « la Terre tourne autour du Soleil », à première vue irréconciliables, le deviennent une fois précisé le référentiel des deux énoncés : « Le Soleil tourne autour de la Terre, par rapport à elle » et « la Terre tourne autour du Soleil, par rapport à lui ». Sans référentiel, difficile de ne pas penser ces deux versions (ou ces deux mondes) comme étant en conflit : le réaliste dira que chaque version décrit un monde différent – par ses conventions et son langage singulier –, ce à quoi résistera l’idéaliste. Cette capacité de relativisme radical confine à la néantisation de la connaissance : soit on accepte tout, soit on refuse tout, et il ne reste rien.

De là, la nécessaire considération de la nécessité ou de la possibilité de la multiplicité des versions, susceptibles de mettre fin à la tyrannie de la vérité. Or, la vérité n’est vraie en effet que si elle l’est effectivement : la neige est blanche dans un monde où la neige est effectivement blanche. Par ailleurs, elle est parfois insuffisante, trop générale, trop inintelligible : on peut donc choisir délibérément une correction ou approximation, jugée plus commode, tout en sachant que ce n’est pas l’exacte vérité. C’est précisément ce que fait la science, en procédant par approximations, corrections, simplifications, généralisations, dans le but de reproduire et prédire. Goodman préconise donc des « tests de vérité » fondés sur l’utilité et la cohérence, afin de dégager une sorte de vérité opérationnelle et pragmatique qui satisfasse l’intelligence.

6. Le valide et le vrai

Validité et véracité ne sont pas synonymes : le raisonnement par déduction, par exemple, est forcément valide (logiquement correct) du moment que ses prémisses le sont, sans que l’on puisse se prononcer sur la véracité effective de la conclusion. Quant à l’induction, sa conclusion peut être fausse avec des prémisses valides, mais elle présente l’avantage de produire des systèmes de catégories à l’efficacité satisfaisante. Un système construit par induction ne dit pas forcément ce qui est vrai mais ce qu’il peut faire : il « [argumente] moins qu’il ne [vend] ».

Or la logique ne repose que sur le langage : comment donc dire le vrai ou le valide dans un système non verbal ? Pour Nelson Goodman, sa validité repose sur l’identification d’un « bon échantillon », c’est-à-dire, celui qui représente non seulement un morceau (de tissu), mais surtout le meilleur rapport d’informations (texture, motifs, grain), le plus conforme, le plus pertinent par rapport à l’ensemble.

Ainsi, prélever un échantillon d’eau de mer dans le cas d’une étude scientifique suppose que sa quantité et sa qualité soient représentatives du milieu marin dont il est tiré : or, la multiplication des échantillons semblables ne suffit pas à déterminer la consistance réelle du milieu aquatique étudié. Selon Goodman, seule compte la méthode utilisée pour prélever cet échantillon afin qu’une fois projeté sur l’objet étudié, il éclaire la pertinence de l’ajustement cognitif interne d’une version choisie.

La valeur de l’échantillon, et donc son critère de reproductibilité, réside dans sa conformité avec le système de connaissances choisi par un esprit humain : tous les échantillons d’un même objet n’ont pas besoin de présenter le même aspect (même motif artistique par exemple) s’ils contiennent un rapport de conformité identique, produit par l’esprit connaissant. Une œuvre d’art s’apparente donc à un échantillon d’eau de mer : à partir de ce qu’elle exemplifie, littéralement ou métaphoriquement, l’esprit ajuste et corrige, ce qui en art revient à identifier un type de symbolisation à l’autorité reconnue.

7. Conclusion

À l’inverse de ce que prétendent le vulgaire et le spécialiste, l’épistémologie en art et en science repose sur une même entreprise de « fabrication » d’une version du monde : à chacun son chantier, mais les outils sont partagés. « Connaître, c’est refaire le monde », c’est en approfondir sa compréhension en y ajoutant des catégories, étiquettes et rapports nés d’un ajustement permanent entre un sujet et sa perception.

En cela, l’artiste comme le scientifique crée un monde dont on pourra reconnaître la valeur en en discernant la pertinence intrinsèque.

8. Zone critique

En un superbe essai alerte et pluridisciplinaire, Nelson Goodman offre un plaidoyer pour une épistémologie relativiste et évolutive : la reconnaissance de la valeur des raisonnements non scientifiques et non verbaux comme processus de connaissance per se déploie une compréhension accrue de la fabrication des catégories subjectives de l’esprit. En cela, Nelson Goodman s’inscrit dans l’héritage d’un Karl Popper qui démantèle le dogme méthodologique de la science mathématique en en montrant les ressorts de préférence et d’utilité pratique.

Le positionnement épistémologique de Nelson Goodman a eu d’importants impacts sur les restructurations des sciences humaines et sociales de la fin du XXe siècle, favorisant la prise en compte de nouveaux objets de savoir et méthodes de connaissance. On déplore pourtant la façon dont le philosophe évacue la question de la reconnaissance d’une vision ou d’une version d’un monde vis-à-vis d’une autre ou son éventuelle généralisation à l’ensemble d’un groupe d’individus. Les travaux des philosophes des sciences comme Bruno Latour ou Thomas Kuhn ont pourtant montré les incidences du contexte social sur la fabrication d’une version du monde ainsi que les facteurs proprement sociologiques qui influent sur le choix d’un « paradigme » de connaissance – soit un système de catégories définies.

L’autorité d’une vision ne naîtrait donc pas seulement d’un ajustement mesuré de l’esprit, que l’épistémologie quelque peu désincarnée de Goodman tend à dépeindre en décideur solitaire, détaché de tout contexte.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, trad. par Jacqueline Chambon, Paris, Gallimard, 1992 [1978].

Du même auteur– Faits, fictions et prédictions, Paris, Minuit, 1985.– Esthétique et connaissance : pour changer de sujet (avec Catherine Elgin), Paris, Éditions de l'Éclat, 1990.– Reconceptions en philosophie, dans d'autres arts et dans d'autres sciences, Paris, PUF, 1994. – La Structure de l'apparence, Paris, Vrin, 2004.– Langages de l'art : Une approche de la théorie des symboles, Paris, Hachette, 2005.– L'Art en théorie et en action, Paris, Gallimard, 2009.

Autres pistes– Daniel Arasse. Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2006.– Hervé Barreau, Séparer et rassembler. Quand la philosophie dialogue avec les sciences, Paris, Dianoia, 2004.– Alan F. Chalmers, Qu’est-ce que la science ? Récents développements en philosophie des sciences (Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend), Paris, La Découverte, 1987.– Noam Chomsky, La Linguistique cartésienne, suivi de La Nature formelle du langage, Paris, Seuil, 1969.– George Lakoff, Les Métaphores dans la vie quotidienne, trad. par Michel de Fornel, Paris, Minuit, 1985.– Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, trad. par Laure Meyer, Paris, Flammarion, 2008 [1962].– Bruno Latour et Steve Woolgar, La Vie de laboratoire. La Production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988.– Dominique Pestre, Introduction aux science studies, Paris, La Découverte, 2006.– Simon Schaffer et Steven Shapin, Le Léviathan et la pompe à air, Paris, La Découverte, 1993.– Karl Popper, Les deux problèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance, Paris, Hermann, 1999 [1933].

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