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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Esthétique relationnelle

de Nicolas Bourriaud

récension rédigée parLucia PopaDoctorante en sociologie de l’art (EHESS).

Synopsis

Arts et littérature

Bourriaud remet en question les théories dominantes de l’art contemporain, en proposant dans un recueil d’articles une nouvelle approche qui s’appuie sur une tradition marxiste revisitée. Il polémique avec des auteurs pessimistes qui avaient annoncé la fin de l’art, rassurant les amateurs d’expositions par une vision originale et audacieuse. Selon cette théorie, l’art n’a pas une essence immuable que son public serait censé décrypter, par le truchement des spécialistes. Au contraire, les significations des œuvres sont, en permanence, enrichies et même restructurées grâce aux interprétations fluides des publics variés et aux échanges entre ceux-ci.

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1. Introduction

D’où proviennent-ils les malentendus liés à l’art des années 1990, si ce n’est une carence du discours théorique ? Souvent les critiques et les philosophes acceptent difficilement les pratiques contemporaines : celles-ci restent, dans leur essence, incompréhensibles, car on ne peut pas saisir leur originalité et leur pertinence si l’on les analyse avec les outils théoriques des générations antérieures.

La tâche principale d’un critique d’art consiste dans la reconstitution du jeu complexe des problèmes esthétiques esquissés lors de son époque et aussi dans l’examen minutieux des réponses fournies par les spécialistes. La question essentielle qui se profile à l’égard des nouvelles approches fait référence, selon Bourriaud, à la forme matérielle des œuvres.

Comment peut-on comprendre ces productions apparemment inclassables – des œuvres mystérieuses, éphémères, dont les significations sont négociées en permanence avec le public – tout en renonçant aux instruments théoriques des années 1960 ?

2. La généalogie d’une nouvelle vision de l’art contemporain

En 1992, Nicolas Bourriaud fondait avec Éric Troncy, Philippe Parreno et Liam Gillick la revue Documents sur l’art dont le titre était une allusion à celle de Georges Bataille, Documents. Le concept d’esthétique relationnelle a été proposé et défini pour la première fois en 1995, dans les pages de cette revue, où Bourriaud a signé plusieurs articles qui brossaient progressivement une nouvelle théorie sur l’art contemporain, en s’appuyant sur de nombreux exemples d’œuvres.

En 1998, ces articles retravaillés et d’autres textes du même auteur publiés dans des catalogues d’exposition ont été réunis dans un ouvrage intitulé Esthétique relationnelle qui comporte aussi un glossaire. Selon la critique d’art Catherine Millet, le nouveau concept a fait la réputation internationale de Bourriaud et a promu également les artistes qui l’ont inspiré : Dominique Gonzalez-Torres, Liam Gillick, Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Rirkrit Tiravanija et bien d’autres. Plus tard, Bourriaud affirmait lors des interviews que cette vision serait devenue une « vulgate », souvent assimilée au concept de « l’œuvre ouverte » forgé par le philosophe italien Umberto Eco ou au celui de « spectateur émancipé », élaboré par Jacques Rancière. Certainement, les idées développées dans l’ouvrage Esthétique relationnelle n’étaient pas entièrement révolutionnaires, car elles ont été nourries par une pensée esthétique qui infusait l’air du temps et qui pourrait être résumée notamment par une formule célèbre de l’historien de l’art français, Pierre Restany : « L’esthétique a basculé dans l’éthique » (p. 10).

Autrement dit, selon Restany, à partir des années 1980, les artistes commencent à inventer des nouvelles formes en utilisant une variété de relations interhumaines, si bien que l’éthique devient également un élément récurrent de leurs productions. Les œuvres d’art qui ne proposent pas des messages antiracistes, anticapitalistes, féministes, écologistes, etc. sont ainsi de plus en plus rares. Beaucoup d’artistes se positionnent ouvertement à l’égard d’un conflit militaire, pendant une crise économique ou une catastrophe humanitaire.

De plus, l’œuvre déploie désormais une nouvelle dimension, en dehors de sa valeur sémantique ou marchande : elle devient un « interstice » social, terme emprunté par Bourriaud à Karl Marx. L’auteur du Capital employait ce mot pour désigner les milieux sociaux qui échappaient à l’ordre capitaliste, mais l’historien de l’art français fait référence plutôt aux opportunités d’échange et de rencontre tissées autour d’une exposition d’art et aussi aux relations interhumaines qui ont inspiré et influencé les œuvres.

3. Une esthétique inscrite dans la tradition matérialiste

Pour Bourriaud, être « matérialiste » ne signifie pas analyser la création artistique en concepts purement économiques. La tradition philosophique qui soutient l’esthétique relationnelle a été bien délimitée et définie notamment par le philosophe marxiste français Louis Althusser, comme un « matérialisme de la rencontre », ou « matérialisme aléatoire » (p. 18). Ce concept propose pour postulat la contingence du monde : celui-ci serait dépourvu à la fois d’un sens préexistant, d’une dimension transcendante et d’une raison qui lui assignerait un but.

Ainsi, l’humanité n’a pas une nature figée, elle se développe plutôt organiquement et sans arrêt au centre des relations entre les individus et à travers une dynamique sociale protéiforme et historique. Marx préfigurait déjà cette vision du monde, en affirmant que l’essence humaine était l’ensemble des rapports sociaux, flexibles, variés et imprévisibles. Selon cette philosophie, il n’existe pas de « fin de l’histoire » et, par conséquent, ni de « fin de l’art », parce que les changements de contexte se traduisent systématiquement par des transformations et des innovations dans le champ de l’art.

Cependant, comme pour de nombreux théoriciens influencés par la pensée marxiste, pour Bourriaud, l’évolution de l’art ne se réduit pas à une simple « superstructure » qui reflèterait automatiquement les jeux de pouvoir des champs économique et politique. Le monde de l’art est plus complexe que cela : il englobe des enjeux, des mécanismes, des éléments et des acteurs spécifiques.

L’apport original de Bourriaud à cette esthétique matérialiste consiste notamment dans le fait d’avoir mis en avant, inspiré par Althusser, le rôle des acteurs et de la dynamique crée entre ceux qui structurent le champ artistique. Depuis toujours, la création a été stimulée, guidée ou censurée par un réseau varié d’éléments qui n’appartiennent pas au monde l’art proprement-dit : l’Église, les détenteurs du pouvoir politique, les mécènes, etc.

Tout de même, si, avant les années 1980, l’histoire de l’art a été aussi sensiblement marquée par certaines forces sociales, depuis quelques décennies, un nouveau paradigme, axé sur les relations humaines a vu le jour. L’œuvre d’art est souvent un prétexte à des rencontres fortuites et s’avère capable de produire des liens sensibles entre des individus variés. Ainsi, l’artiste Tiravanija a réalisé de nombreuses performances pendant lesquelles il cuisinait des plats thaïlandais en attendant le public du musée où il avait été invité.

4. Les relations humaines comme substance de l’art contemporain

L’auteur se propose de répondre à la question s’il est possible pour l’art d’aujourd’hui de changer de fonction : au lieu de représenter le monde, créer des rapports directs avec celui-ci. Par sa nouvelle esthétique axée sur la relation, Bourriaud ne définit pas une théorie de l’art, mais plutôt une « théorie de la forme », dans le but d’expliquer comment certaines œuvres deviennent accueillantes pour le public, à la manière d’îles qui attendent d’être peuplées. Par exemple, l’artiste anglais Liam Gillick était devenu fameux dans les années 1990 grâce à ses installations qui ressemblaient aux structures d’aménagement intérieur dans lesquelles les visitateurs étaient invités à méditer ou bien à faire un type de travail intellectuel.

Selon Bourriaud, « la forme de l’œuvre contemporaine s’étend au-delà de sa forme matérielle : elle est un élément reliant, un principe d’agglutination dynamique. Une œuvre d’art est un point sur une ligne » (p. 19). Un rapport particulier s’installe désormais entre le regardeur et l’œuvre, car les deux sont censés cohabiter au sein d’un univers des possibles et partager une forme d’intimité. Felix Gonzalez-Torres, un artiste américain, déposait des tas de bonbons dans des galeries et les visitateurs étaient cordialement invités à s’en servir.

En même temps, Gonzalez-Torres faisait aussi subtilement appel au sens moral des visitateurs : si tout le monde s’en servait des bonbons, l’œuvre d’art risquait de disparaître sous les yeux du public. Cet art basé sur la convivialité ne s’oppose pas entièrement au projet moderniste auquel faisaient référence les arts du XXe siècle. Si les artistes modernes tentaient de projeter des utopies dans l’avenir, l’art relationnel développé à partir des années 1990 n’est plus séduit par l’idéalisme et rejette les idéologies, mais il garde parmi ses ambitions celle d’inventer de nouveaux mondes. Cependant, ce type d’art essaie de composer avec des données déjà existantes et de « bricoler » à l’intérieur du réel, en oubliant toute quête de transcendance.

Les actions qui se déroulent en dehors du musée, dans des lieux publics « ordinaires » et les relations accidentelles, parfois non médiées tissées les membres du public, sont les outils favoris des artistes relationnels. Pour ceux-ci, même lorsqu’il s’agit des formes rigides, les œuvres sont capables de produire de la convivialité et du dialogue. Créer de l’art relationnel signifie donc inviter aux échanges variables selon plusieurs éléments, tels que le public et son envie de participation, les caractéristiques des œuvres, les types de socialité proposés. Une œuvre devient un moyen à la fois efficace et subtil de mise en relation, un élément politique qui exerce une fonction sociale.

Cet « interstice social » a un côté subversif, car il tourne l’attention du public vers les relations de proximité et les micro-événements, en déjouant ainsi les réflexes imprimés par la communication de masse. Cette rupture a également un impact sur le jugement esthétique, parce que le critique ou le théoricien de l’art est censé désormais se pencher sur les valeurs du monde créées par ces objets artistiques et analyser la cohérence de leur forme.

5. Une théorie des pratiques artistiques différentes

L’ouvrage rejoint plusieurs perspectives (historique, sociologique, esthétique) et il surprend par son caractère novateur, parfois même polémique. Bourriaud cherche à familiariser les lecteurs avec une création très récente, en rupture avec certaines normes stylistiques de son époque, soutenant des artistes émergeants ou peu connus, tels Rirkit Tiravanija. L’auteur critique souvent certaines théories dominantes de l’art et il rejette la définition de l’œuvre d’art comme un objet marchand. La tâche la plus audacieuse de l’ouvrage est celle de rassembler des mouvements extrêmement variés et des artistes qui vivent et travaillent dans des pays très différents pour en éclairer des caractéristiques similaires sur le plan du processus créateur et de la réception par le public.

L’éclectisme des artistes sélectionnés, tels Maurizio Cattelan, Vanessa Beecroft, Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Torres, Liam Gillick demande néanmoins un fil conducteur et une manière originale d’aborder les œuvres. En effet, les productions de ces artistes se chargent de volonté politique, en problématisant la sphère relationnelle : leur message plus ou moins transparent semble être celui d’essayer des nouvelles méthodes d’expérimentation sociale, en esquissant des « utopies de proximité », selon l’expression de Bourriaud.

En voici quelques exemples d’actions artistiques de ce type : Rirkrit Tiravanija a organisé un dîner chez un collectionneur et lui a laissé les matériaux nécessaires à la préparation d’une soupe thaïlandaise. Vanessa Beecroft a habillé identiquement une vingtaine de femmes qui portaient aussi des perruques rousses et a autorisé le public à les regarder seulement brièvement et à distance. Jef Brinh et Henrik Plengen Jacobsen ont installé un bus renversé dans une place de Copenhague, expérience qui a fini par produire de l’émulation et même un mouvement de protestation dans la ville. Christine Hill a été embauchée en tant que caissière dans un supermarché et ensuite elle a dirigé un atelier de fitness dans une galerie d’art.

L’artiste devient un producteur de rencontres et la réception de l’œuvre n’est plus un aspect secondaire ou extérieur, au contraire, elle représente même l’essence de celle-ci. La diversité des réactions et des rencontres possibles suscitées par une exposition peut se prolonger dans la création de « modes de subjectivations », c’est-à-dire de nouveaux types de sensibilité et de façons d’être, finalement. L’invention de « possibilités de vie » est une référence à la pensée Félix Guattari dont Bourriaud essaie de présenter les concepts fondamentaux dans un article qui clôture l’ouvrage.

Selon Guattari, la pratique artistique forme un territoire privilégié de l’individuation, en fournissant des « modélisations potentielles de l’existence humaine en général » (p. 92). Il insiste également sur la capacité humaine de créer de nouvelles articulations à l’intérieur du système des idéologies et des catégories de la pensée, création qui ressemble sensiblement à l’activité artistique. Une subjectivité figée, qui n’est plus capable de se réinventer, risque de se transformer dans un mécanisme collectif rigide asservi à la domination politique et/ou économique.

6. Conclusion

Bourriaud a réussi à synthétiser dans un recueil d’articles son expérience de théoricien et commissaire d’exposition, en proposant un regard original sur l’art récent. Selon lui, on assiste depuis quelques décennies à un changement majeur de paradigme dans le monde de l’art : l’œuvre devient, dans son essence, relationnelle.

D’un côté, elle rassemble des inconnus dans les espaces d’exposition, invitant à l’échange et à la convivialité, et de l’autre côté, ses significations sont en permanence modelées et restructurées par des rencontres accidentelles.

7. Zone critique

L’ouvrage est devenu rapidement très influent dans la sphère occidentale de l’art contemporain, mais il a attiré également de nombreuses critiques, parfois virulentes, notamment de la part des théoriciens anglo-saxons, tels Tim Griffin, Claire Bishop, Brian Holmes.

Par exemple, Claire Bishop soulignait le fait que l’art relationnel a été précédé par l’apparition des installations d’art ou des performances qui impliquaient également la présence d’un certain public et parfois l’interaction du public avec l’artiste ou les œuvres. L’historienne de l’art anglaise critique Bourriaud aussi pour ne pas avoir analysé la nature des relations humaines occasionnées par l’art relationnel. Quel est le rôle de ces rencontres fortuites ? S’agit-il de relations de qualité, créatives ? Qu’en est-il de leur dimension éthique ? En analysant cette énonciation de l’esthétique relationnelle, on pourrait se demander si elle ne risque pas de figer les œuvres concernées, par la définition et la classification de leur principe, justement formulé par Bourriaud partiellement comme alternative aux stéréotypes aliénants de communication préformatée. Cette contradiction n’est pas la seule dans la ligne argumentative de l’ouvrage. Selon Bourriaud, le titre de son recueil d’essais désigne un fait esthétique dont le noyau représente un type de relation médiée par l’œuvre, et non les objets ou les actions qui en sont l’origine. Plus clairement, l’art relationnel place dans un coin d’ombre l’œuvre qui est censée « disparaître » dans l’acte social dont elle est le prétexte. Cependant, la communauté des égaux imaginée par l’historien de l’art autour d’une exposition est impossible, du fait de la nature même de l’événement artistique. En fait, l’œuvre polarise en permanence le monde en deux catégories tranchantes, immuables, quelle que soit l’idéologie qu’elle encapsule : il y a, d’un côté, les créateurs, et, de l’autre, les spectateurs. Cette distinction presque ontologique ne permet pas aux objets artistiques de se perdre dans les liens sociaux auxquels ils incitent.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998.

Du même auteur– Formes de vie. L’art moderne et l’invention de soi, Paris, La Découverte, 1999.– L’Ère tertiaire, Flammarion, Paris, 1997. – Postproduction – La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde contemporain, Dijon, Les Presses du réel, 2004, coll. « Hors série ». – Radicant : pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, 2009.

Autres pistes– Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris, Éditions du Seuil, 1965, coll. « Pierres vives ». – Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, Éditions La Fabrique, 2008.

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