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La Terreur et le désarroi

de Nicolas Werth

récension rédigée parBruno Morgant TolaïniEnseignant à l'université de Nîmes et docteur de l’EHESS en histoire moderne.

Synopsis

Histoire

L’URSS de Staline fut un empire, élevé sur les ruines des nations européennes après deux guerres mondiales et le développement d’un message de propagande, apparemment universel, qui fascina des peuples du tiers monde ou des intellectuels occidentaux, autant qu’il répandit une sorte de panique partout ailleurs. Les Soviétiques vivaient pourtant une réalité tout autre que celle véhiculée par l’État, entre terreur et désarroi. Dans cet ouvrage, Nicolas Werth explore les méandres de l’univers de l’URSS sous Staline. Au croisement de l’histoire politique et d’une histoire sociale, ce livre propose une nouvelle manière de penser le stalinisme.

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1. Introduction

L’ouvrage proposé est un recueil d’une vingtaine d’articles écrits par Nicolas Werth depuis la fin des années 1990, s’intéressant à ce que l’historien considère comme des moments-clés du stalinisme, privilégiés pour leurs spécificités et leurs enchaînements. Il traite ainsi une période allant de la révolution bolchevique, perçue comme la « matrice du stalinisme » et envisagée comme le germe du nouveau régime, jusqu’aux années 1953-1956, celles de la « sortie du stalinisme ».

À travers cette étude, Nicolas Werth s’attache à démontrer que la violence d’État, massivement exercée par le régime soviétique jusqu’au début des années 1950, était certes alimentée par l’idéologie, mais aussi par la perception aiguë qu’avaient les dirigeants de la fragilité du système face à un corps social difficilement maîtrisable et à des relais d’encadrement peu fiables.

Les difficultés du régime à maîtriser une société réfractaire alimentaient en permanence la violence d’État. Unique réponse aux obstacles rencontrés, les campagnes répressives successives généraient le plus souvent non pas l’ordre souhaité, mais des mouvements sociaux incontrôlés, des effets de chaîne imprévus, des conséquences inattendues qui entretenaient et amplifiaient la spirale de la violence.

Pour saisir les ressorts de la violence extrême du stalinisme, il faut prendre en comptes les tensions qui parcouraient la société. À travers tous ces éléments, l’historien remet en question la vision statique d’une société soumise à l’ordre totalitaire d’un régime ayant réussi dans son entreprise de contrôle et de domination.

2. Vers une dictature militaire

Les années 1914-1922 ont été, en Russie, marquées par une brutalisation sans commune mesure avec celle que connurent les sociétés occidentales. Elle fut le résultat de nombreux facteurs : la violence de la Première Guerre mondiale tout d’abord, mais également l’exacerbation des antagonismes de classe, la guerre civile, l’effondrement momentané de toutes les institutions d’encadrement et d’autorité, ainsi que l’effacement des frontières entre la sphère civile et la sphère militaire.

Porteurs d’une idéologie qui faisait de la violence des masses le moteur de l’Histoire, d’un projet politique fondé sur la terreur comme instrument de construction de l’État, les bolcheviks surent, mieux que leurs adversaires, instrumentaliser ces violences.

C’est ainsi que Nicolas Werth revient sur ce qu’il considère comme l’un des mythes les plus tenaces sur l’année 1917 : l’idée selon laquelle la révolution de février fut une révolution pacifique, et que la violence ne se déchaîna qu’à l’automne 1917. Il explique notamment qu’il y eut à Petrograd (actuelle Saint-Pétersbourg), en quelques jours, 1500 morts, et que de nombreuses victimes comptaient parmi les représentants les plus symboliques et les plus haïs du régime tsariste déchu : policiers, cosaques de la police montée, marins. Des postes de police furent incendiés et mis à sac, des tribunaux et des prisons attaqués, d’où furent libérés un grand nombre de prisonniers, des statues de tsars déboulonnées.

Dans ce contexte, la politique des bolcheviks se développa en deux temps : fin 1917-printemps 1918, il s’agissait d’encourager et d’instrumentaliser les violences sociales pour achever de détruire le « vieux monde » ; à partir du printemps 1918, il fallait remettre de l’ordre et construire un nouvel État, en se basant sur une violence plus institutionnalisée.

Cette reconstruction apparut sous les traits d’une dictature militaire, laissant planer l’analogie entre la révolution russe en marche et la Révolution française, avec l’espoir de voir émerger un Bonaparte en la personne de Lénine. L’Armée rouge prit alors de plus en plus de place, en tant que lieu par excellence de l’adhésion au parti bolchevique : sur un million et demi de personnes qui adhérèrent au parti entre octobre 1917 et mars 1921, plus de la moitié, en grande majorité des paysans, rejoignit à l’armée.

3. Le tournant des années 1930

Le début des années 1930 est marqué par la collectivisation forcée des campagnes et la « dékoulakisation » (de « koulak », riche paysan propriétaire sous le tsarisme), véritable guerre anti-paysans, étape décisive dans le modelage du stalinisme comme modèle répressif. Nicolas Werth l’envisage comme le nœud de l’histoire de l’URSS de Staline. Les résistances furent nombreuses dans un monde rural désemparé face à l’offensive du pouvoir en place. La collectivisation devait permettre à l’État de disposer d’un approvisionnement régulier et quasiment gratuit pour nourrir les villes et financer, par des expropriations massives, l’industrialisation du pays. Elle devait également faciliter un contrôle politique sur la paysannerie.

Elle fut ressentie comme une véritable guerre déclarée par l’État communiste. Il y eut de nombreuses révoltes qui culminèrent en février-mars 1930 et dont les plus importantes éclatèrent en Ukraine occidentale : durant un mois, 50 000 km2 de territoire à la frontière de la Pologne et de la Roumanie échappèrent au contrôle du pouvoir soviétique.

La collectivisation des terres entraîna une chute massive de la production agricole et provoqua des famines dans les campagnes, dont Staline accusa les koulaks. C’est ainsi que Nicolas Werth reconstruit les mécanismes politiques à l’origine de la grande famine ukrainienne de 1932-1933, en démontrant la perception qu’avaient Staline et ses plus proches collaborateurs du paysan comme ennemi du pouvoir soviétique. En prélevant massivement les paysans et en les déportant au goulag, le dictateur entendait éliminer les koulaks en tant que classe. Il y eut entre 3 et 5 millions de morts.

La famine ukrainienne fut également un événement pivot qui ouvrit la voie vers l’autre paroxysme criminel du stalinisme, la Grande terreur de 1937-1938, qui consista en des purges massives causant près de 2 millions de victimes. Elle résultait de la convergence, à un moment de grandes tensions internationales, de deux logiques répressives : l’une, politique, dirigée contre les élites, l’autre, sociale, contre un vaste ensemble d’éléments « nuisibles » et « ethniquement suspects ». L’historien explore ainsi la face publique de ces événements, à travers une analyse de procès considérés comme exemplaires des cadres communistes locaux en 1937-1938.

4. Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale

L’expérience de la « Grande Guerre patriotique » transforma profondément la société soviétique. Le régime bénéficiait en effet d’un soutien populaire bien plus fort en 1945 que dans les années 1930. La société était-elle pour autant prête à accepter un retour au statu quo ante bellum ?

Tel fut bien l’enjeu des années de sortie de guerre, avec des autorités confrontées au désordre social généré par les immenses bouleversements consécutifs à quatre années de guerre, à l’évacuation massive, vers les régions orientales du pays, de dizaines de millions de personnes, à la disparition durable de tout pouvoir soviétique sur de vastes territoires occupés par l’ennemi.

Généralement présentées comme la période où le contrôle de l’État stalinien sur la société a été le plus pesant, le plus efficace, le plus proche du modèle totalitaire, les années d’après-guerre doivent être davantage nuancées. Il y eut d’une part une adhésion enthousiaste au Généralissime Staline, et d’autre part l’émergence, parmi les anciens combattants d’un fort potentiel de contestation fondé sur une demande de valorisation de l’expérience du feu. Au sortir de la guerre, il y eut des changements significatifs dans la fonction et les modalités des politiques répressives, qui visaient moins, dorénavant, à éliminer des ennemis qu’à contrôler les masses. Ainsi, la répression légale atteignit son apogée, selon Nicolas Werth, avec les lois sur le vol du 4 juin 1947.

Désormais, le vol de la propriété kolkhozienne était sanctionné d’une peine de cinq à huit ans de travaux correctifs dans les camps du goulag ; de cinq à six ans de camp pour le vol de la propriété privée. Ces décrets marquèrent un véritable bouleversement dans la pratique judiciaire soviétique : jusqu’alors, les peines longues étaient presque exclusivement réservées aux accusations politiques. Ces mesures suscitèrent un certain nombre des réserves de la part des hauts responsables, voire de refus de coopérer de la part des appareils judiciaires chargés de mettre en œuvre ces lois, car cette réponse répressive à une crise économique concernait surtout les populations les plus fragiles (veuves, marginaux, invalides de guerre).

Aussi, le peuple adressa d’innombrables lettres et pétitions afin de manifester son incompréhension et son sentiment d’injustice ressenti. La majorité des victimes de cette législation contribua à la forte augmentation du nombre de détenus au goulag à partir de 1947 (+39 % entre 1947 et 1950), et dut attendre la mort de Staline pour être libérée, à la suite de l’amnistie du 27 mars 1953.

5. Le phénomène concentrationnaire

Nicolas Werth consacre un chapitre de son ouvrage au système concentrationnaire stalinien dans le but de clarifier des points historiographiques qui ont longtemps fait débat parmi les historiens. D’abord sur le nombre de détenus au goulag : les documents déclassifiés de l’URSS font aujourd’hui état d’environ 2 millions de détenus à la fin des années 1930, et de 2,5 millions à la mort de Staline en mars 1953.

À ces chiffres, il faut ajouter les « déplacés spéciaux », déportés et assignés à résidence dans des zones de « peuplements spéciaux », au nombre de 1,2 million en 1939 et de 2,7 millions en 1953. Bien entendu, il y avait des rotations : entre 20 et 40 % des détenus étaient relâchés chaque année et l’entrée dans le camp n’était pas un billet sans retour. Cette forte rotation des détenus est souvent à l’origine de nombreuses confusions sur les effectifs du goulag. Estimé généralement à une vingtaine de millions, ce nombre représente en fait le nombre d’entrées sur un peu plus de vingt ans (début des années 1930-1953), et non le nombre de détenus à un moment donné.

Contrairement à une autre idée encore largement répandue, les camps staliniens n’accueillaient pas une majorité de prisonniers politiques condamnés pour « activités contre-révolutionnaires » au titre de l’article 58 du Code pénal soviétique. Ceux-ci ne représentaient en réalité qu’une proportion allant d’un sixième à un tiers des détenus, en fonction de l’ampleur des tensions à l’intérieur du régime stalinien. Le reste des prisonniers s’était généralement retrouvé en camp pour avoir enfreint l’une des innombrables lois répressives qui sanctionnaient presque chaque sphère d’activité, qui criminalisaient une multitude de petits délits, et pénalisaient la plupart des comportements ordinaires. C’est ainsi qu’au début des années 1950, la moitié des détenus du goulag étaient des individus tombés sous le coup des lois du 4 juin 1947, qui sanctionnaient les vols les plus insignifiants, commis en situation de détresse.

Quant au taux de mortalité dans les camps, il est estimé à environ 4 % par an, durant la période 1931-1953 ; près de 1 700 000 décès ont été enregistrés par l’administration pénitentiaire. Les chances de survie variaient en fonction du camp où l’on purgeait sa peine : les camps agricoles du Kazakhstan offraient 20 fois plus de chances de survie que ceux de La Kolyma, « l’enfer blanc », dans l’Extrême-Orient russe. L’historien rappelle également que la mortalité dans les camps soviétiques était très éloignée des 50 à 60 % par an des camps nazis.

6. Sortir du stalinisme

L’ouvrage de Nicolas Werth se termine par l’analyse de quelques enjeux cruciaux de la sortie du stalinisme, de ce « dégel » longtemps analysé principalement sous l’angle idéologique et culturel. Le 26 mars 1953, quelques semaines après la mort de Staline, le ministre de l’Intérieur, Lavrenti Beria, développait dans une note l’argumentaire de la large amnistie qui devait être décrétée le lendemain. Selon lui, sur les 2,5 millions de détenus dans les camps de travail correctif, seuls 220 000 individus étaient des criminels particulièrement dangereux pour l’État ; le goulag était encombré d’une majorité de personnes condamnées pour des crimes ou délits qui ne présentaient aucune dangerosité sociale.

Ce processus de libération se poursuivit jusqu’au début de l’année 1956, et des millions de détenus furent libérés. Pourtant, la question de leur réhabilitation, individuelle ou collective, ne fut jamais posée et suscita de nombreuses réactions, notamment des émeutes de détenus exclus de l’amnistie, ainsi qu’une avalanche de pétitions et de demandes de révision qui prirent de court les autorités judiciaires et l’appareil bureaucratique. D’une manière générale, le retour des détenus et des déportés fit remonter à la surface bien des tensions enfouies durant la période stalinienne.

De même, que dire au peuple soviétique à propos des répressions massives dont il a été victime un quart de siècle durant ? Tel fut l’enjeu des débats entre les successeurs de Staline à la veille du XXe congrès du PCUS (Parti communiste d’Union soviétique). Un nombre impressionnant de rapports avaient été préparés par le KGB, les ministères de l’Intérieur, de la justice, la Cour suprême, le Praesidium du Soviet suprême sur les politiques pénales et les répressions mises en œuvre au cours de la période stalinienne.

Plusieurs d’entre eux reconnaissaient, sans détour, le niveau beaucoup trop élevé des peines infligées, tout comme l’inefficacité d’une criminalisation généralisée des petits délits. Sur tous ces points, les successeurs de Staline, Nikita Khrouchtchev en tête, décidèrent de garder le silence.

7. Conclusion

L’ouvrage de Nicolas Werth scrute avec minutie la violence liée au stalinisme, ainsi que sa violence qui n’était pas alimentée uniquement par l’idéologie, mais aussi par la conscience qu’avaient les dirigeants de la fragilité du régime. Tout au long de la période stalinienne ont régné de très fortes tensions entre un pouvoir qui s’efforçait d’étendre son contrôle et une société qui tenta souvent de résister à l’oppression. La terreur constituait généralement le seul moyen dont disposait le régime pour faire face aux difficultés qu’il rencontrait. S’appuyant sur des documents accablants, l’historien montre l’écrasante responsabilité de Staline et de son entourage dans la mort de millions d’individus sous son régime, notamment lors de la famine qui frappa l’Ukraine au début des années 1930.

8. Zone critique

Cet ouvrage, écrit dans une langue claire et sans jargon inutile, permet de suivre le parcours intellectuel d’un historien à travers les différents travaux réalisés autour du thème de la terreur sous Staline. Il offre ainsi une vision large de la violence dont fit preuve le régime, ainsi que les réactions du peuple à cette oppression.

En outre, il permet de déconstruire l’image souvent véhiculée de Soviétiques passifs qui subissaient leur triste sort sans réagir : Nicolas Werth montre à quel point ils entrèrent au contraire en résistance, fut-ce en vain. Il offre également une autre vision du goulag, qui ne peut être comparé aux camps de concentration de l’Allemagne nazie.

Un livre éclairant donc, qui témoigne de l’avancée des connaissances historiques sur le stalinisme depuis l’ouverture des archives soviétiques, en 1991.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– La terreur et le désarroi. Staline et son système, Paris, Perrin, 2007.

Du même auteur– Être communiste en URSS sous Staline, Paris, Gallimard, 1981.– La vie quotidienne des paysans russes de la Révolution à la collectivisation (1917-1939), Paris, Hachette, 1984.– 1917 : La Russie en Révolution, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard / Histoire », 1997.– Histoire de l'Union soviétique. De l'Empire russe à la Communauté des États indépendants, 1900-1991, Paris, PUF, 2008.– L'Île aux cannibales : 1933, une déportation-abandon en Sibérie, Paris, Perrin, 2008.– L'ivrogne et la marchande de fleurs : autopsie d'un meurtre de masse, 1937-1938, Paris, Tallandier, 2009 (ISBN 978-2-7578-1864-0).– Nicolas Werth et Alexis Berelowitch, L'État soviétique contre les paysans. 1918-1939, Paris, Tallandier, 2011.– La route de la Kolyma, Paris, Belin, 2012.

Autres pistes– Anne Applebaum, Famine rouge, Paris, Grasset, 2019. – Pierre Broué, Communistes contre Staline, Paris, Fayard, 2003.– Hélène Carrère d’Encausse, Staline, l’ordre par la terreur, Paris, Flammarion, 1998.– Stéphane Courtois, Communisme et totalitarisme, Paris, Perrin, 2009.– Andrea Graziosi, Histoire de l’URSS, Paris, PUF, 2010.– Moshe Lewin, Le siècle soviétique, Paris, Fayard, 2003.

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