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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Fabrique de l'opinion publique

de Noam Chomsky et Edward Herman

récension rédigée parMathilde MarchandDoctorante en sciences politiques (Université Paris-Est - Laboratoire LATTS).

Synopsis

Société

Comment le discours médiatico-politique se construit-il dans un pays ? Comment les lobbies, les institutions et les médias construisent-ils les notions de « guerre juste », de « victimes » ou encore de « terrorisme » ? En somme, comment se construit l’opinion publique aux États-Unis ? Cette réflexion constitue le cœur de l’ouvrage de Chomsky et d’Herman, qui développent une théorie et une argumentation critique des médias américains en étayant leurs propos par plusieurs études de cas et par une analyse tant qualitative que quantitative.

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1. Introduction

Initialement paru en 1988, « La fabrique de l’opinion publique » a été réactualisé et complété d’une longue introduction en 2003. Les deux auteurs ont ainsi pu ajouter à leur réflexion l’essor d’Internet, l’évolution de la gouvernance et de la ligne éditoriale des « mass media » américains à l’aube du XXIe siècle, ainsi que la chute de l’Union soviétique (URSS) qui a rebattu les cartes de la géopolitique internationale.

Dans cet ouvrage, les auteurs questionnent la manière dont est fabriquée l’opinion publique aux États-Unis, interrogeant ainsi le rôle de « quatrième pouvoir » en démocratie que sont censés représenter les médias américains. Comment garantir un vote citoyen éclairé, quand l’information qui devrait être neutre et transparente peut se révéler biaisée ou manipulée ?

Pour étayer leur propos, les auteurs vont sélectionner un certain nombre de faits d’actualité et les étudier à travers le prisme du « modèle de propagande » qu’ils ont développé. Le livre se découpe ainsi en neuf parties, dont cinq sont des analyses Evènements importants impliquant les États-Unis de manière plus ou moins officielle, ainsi que de la couverture médiatique dont ils ont fait l’objet.

Par contre, comme l’expliquent les auteurs en introduction de l’ouvrage, il est important de souligner que c’est bien de la structure de l’appareil médiatique et de son fonctionnement qu’il s’agit de traiter, non de son influence sur le public. Il n’y a dans cet essai aucune étude sociologique ou d’impact sur le public, mais uniquement une analyse sur la manière dont seront présentés les événements et dont se constituent les monopoles médiatiques aux États-Unis.

2. Une description détaillée du paysage des « mass media » américains

Les grands médias américains tels que décrits par Chomsky et Herman sont dirigés par une petite minorité de sociétés monopolistiques, au nombre de neuf conglomérats internationaux en 2003.

On compte ainsi Disney, AOL-Time Warner, Viacom (propriétaire de CBS), News Corporation, Bertelsman, General Electric (propriétaire de NBC), Sony, AT&T-Liberty Media et Vivendi Universal. Ces « géants » ont ainsi en main tous les grands studios de cinéma, les chaînes de télévision les plus regardées, les sociétés de production musicales et les maisons d’éditions, etc. « Une autre quinzaine de firmes complète le système, ce qui signifie que deux douzaines de compagnies ont la haute main sur la presque totalité des médias s’adressant au grand public américain » (p. XIII).

Chomsky et Herman estiment que les grands médias détenus par ces conglomérats effectuent une propagande qui « sert les intérêts des puissantes firmes qui les contrôlent en les finançant et dont les représentants sont bien placés pour orienter l’information » (p. XI). Pour ce faire, la sélection d’un personnel « bien-pensant » et facilement manipulable est encouragée, ainsi que l’intériorisation par les journalistes de ce qui peut être dit ou non.

Ces médias et les grands groupes qui les dirigent font partie intégrante de l’économie américaine, et doivent donc être analysés tant d’un point de vue économique (ils représentent d’énormes flux financiers), que d’un point de vue politique (ils forgent l’opinion publique et participent de la « fabrication du consentement ») et même de la fabrication de la politique. En effet, les médias en démocratie sont la partie « communication » qui permet à la partie « politicienne » de légitimer ses actions et décisions.

Cependant, selon les auteurs, les médias ne doivent pas afficher leur dépendance à l’égard des grandes firmes qui les financent ou du gouvernement qui leur donne accès (ou non) à l’information, ni même se présenter de manière monolithique, comme des institutions incritiquables. Une certaine forme de dissidence, tant à l’intérieur de la sphère médiatique qu’à l’extérieur, dans la sphère publique citoyenne, permet de légitimer le consensus officiel en lui donnant la résonance d’un débat pleinement démocratique.

Il existe donc un véritable enjeu démocratique derrière la question des médias et du traitement de l’information.

3. Le concept de « modèle de propagande »

Le but de Chomsky et Herman est principalement de proposer aux lecteurs un « modèle de propagande », c’est-à-dire un « cadre analytique capable d’expliquer le fonctionnement des grands médias américains à partir de leurs relations avec les principales structures institutionnelles qui les environnent » (p. XI).

Ce modèle de propagande cherche à décrypter « les voies d’accès par lesquels la fortune et le pouvoir sont capables de filtrer les nouvelles « publiables », de marginaliser la critique et les avis divergents, et de permettre aux gouvernements et aux intérêts privés de faire passer leur message » (p. 1).

Les auteurs décrivent ainsi cinq filtres déformants qui permettent aux médias de « fabriquer l’opinion » ou qui orientent l’information qu’ils offriront aux citoyens.

1) La taille, la richesse des propriétaires (actionnaires), la concentration et l’orientation des profits des firmes médiatiques dominantes modifient nécessairement la ligne des médias dont elles sont propriétaires. Ces médias doivent leur rapporter des dividendes et les encourager à continuer d’y investir afin de garantir leur propre survie et leur développement futur (qui lui-même apportera de nouvelles recettes aux propriétaires).

2) La publicité comme source principale des revenus des grands médias, car cette situation donne un grand pouvoir aux annonceurs qui agissent comme une autorité de régulation des médias. Ceux-ci sont en effet tenus de satisfaire les annonceurs en termes d’audience, mais doivent aussi prendre en compte leurs vues économiques et politiques et voient ainsi leur ligne éditoriale influencée.

3) L’état de dépendance des médias par rapport à l’information qui provient du gouvernement, du « business, » ainsi que des « experts » financés et approuvés par ces deux sources précédentes. Cela permet certes de satisfaire au rythme de production éditoriale des médias, mais cela ne permet pas à une information alternative ou plus approfondie d’émerger.

4) Les « tirs de barrage » ou « l’artillerie protestataire » comme moyen de rétorsion pour discipliner les médias, c’est-à-dire les réactions groupées et variées qui peuvent être organisées simultanément en réaction à une information donnée et visant à influencer la ligne éditoriale d’un média sous peine d’action en justice, de boycott, ou de retrait d’annonceurs publicitaires

5) L’anticommunisme comme religion nationale et comme mécanisme de contrôle, qui prend sa source aux États-Unis dans le maccarthysme des années 1950 à 1954. Cet anticommunisme est ainsi un moyen médiatique de mobiliser « le peuple » contre « l’ennemi », en l’occurrence communiste à l’époque, mais qui a selon Chomsky été aujourd’hui remplacé par le concept de « guerre contre le terrorisme » .

Pour les auteurs, tous ces filtres se renforcent mutuellement et constituent tant le fondement que la manière d’agir des campagnes de propagande.

4. Des études de cas à l’appui d’une théorie en construction

Afin d’étayer leur propos, les auteurs s’appuient sur plusieurs études de cas : la question des « victimes méritantes ou non » à travers l’analyse du traitement de plusieurs assassinats (notamment de prêtres et de figures religieuses), la question des élections considérées comme légitimes ou futiles, au Salvador, au Guatemala et au Nicaragua, la question de l’information et de la désinformation à travers l’attentat contre le Pape Jean Paul II en 1981, et enfin le traitement des guerres d’Indochine, d’un côté en s’intéressant au Vietnam et de l’autre en s’intéressant au Laos et au Cambodge.

Pour chacun de ces cas d’étude, les auteurs décortiquent progressivement et point par point le traitement médiatique du conflit ou des événements, la manière dont est construite et transmise l’information.

À travers les exemples des élections en Amérique centrale, les auteurs décrivent comment, sous la pression gouvernementale, les médias vont choisir d’insister sur certains éléments plutôt que d’autres, et vont, non seulement choisir quel régime est démocratique ou non, en dépit de tout fondement politique réel, mais aussi et en conséquence, décider de quelles élections sont légitimes et démocratiques, et desquelles ne le sont pas. Chomsky et Herman s’appuient sur des tableaux dans lesquels ils récapitulent les sujets abordés et ceux qui sont mis de côté en fonction du pays et du but à atteindre, à savoir légitimer le régime en place lorsqu’il est considéré comme « ami » des États-Unis, ou l’inverse lorsqu’il est considéré comme « ennemi ».

De même, dans le cas de l’attentat contre Jean-Paul II en 1981 à Rome, ou des guerres d’Indochine, les auteurs démontrent comment les médias sont manipulés, directement ou indirectement. Une réalité pourtant fictive est ainsi mise en scène, justifiant une politique soit anticommuniste, soit belliqueuse et qui finance par exemple ce que l’on nomme « le complexe militaro-industriel », très puissant lobby américain dont l’on retrouve des critiques dans d’autres ouvrages ou documentaires (on pense notamment à ceux du réalisateur Michael Moore ).

Dans la conclusion de l’essai, les auteurs n’hésitent pas à remettre en cause leur propre théorie, en expliquant que, malgré le modèle de propagande, développé par le système américain, de vrais mouvements de contestation ont émergé, notamment contre la guerre au Vietnam ou contre le gouvernement du Nicaragua. Cependant, malgré des contestations (et donc malgré le fait que la propagande ne fonctionne pas complètement auprès des citoyens), les médias, en parlant d’un sujet ou non, et de ce fait en manipulant (volontairement ou non) l’opinion publique, semblent de nouveau confirmer la théorie de Chomsky et Herman.

5. Des réflexions d’une grande actualité

Les réactualisations que l’on trouve en introduction de la présente édition permettent de questionner le rôle d’Internet, qui à la fois s’ajoute à « l’arsenal des dissidents et des protestataires », mais comporte également des limites. Certaines de ces limites évoquées ne sont aujourd’hui plus forcément valables.

Cependant, la question du contrôle d’Internet et de sa privatisation, ainsi que celle de la gestion des données personnelles sont au cœur de la réflexion des auteurs, ce qui la rend d’une incroyable actualité. De plus, comme expliqué dans l’introduction, « on a vu, ces dernières années, la pénétration rapide du Net par les grands journaux et les conglomérats médiatiques effrayés à l’idée de se faire déborder par les petits usagers, pionniers de la nouvelle technologie » (p.XVI). Ce nouveau moyen de communication n’exclut donc pas une analyse au prisme du modèle de propagande développé par Chomsky et Herman, mais au contraire, souligne sur bien des points sa pertinence et l’émergence de nouveaux rapports de force.

Les auteurs (et on retrouve ici la « patte » de Chomsky) appellent en conclusion à la création d’organisation citoyennes, de travailleurs, d’activistes, afin de voir émerger de vrais médias indépendants. C’est d’ailleurs un mouvement que l’on voit se développer aujourd’hui sur Internet, et qui revêt face à l’émergence des enjeux du big data et la montée en puissance des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) une importante particulière. Dans un monde où l’information ne provient plus uniquement des « mass media » traditionnels, mais circule via les réseaux sociaux, la question développée par les auteurs se pose différemment et avec d’autres objets d’étude, mais avec les mêmes fondements et cadres d’analyse idéologique.

6. Conclusion

Ainsi, à travers ces éléments d’analyse, pouvons-nous voir apparaître en filigrane les points forts de l’œuvre de Chomsky et Herman, dont certaines citations sont d’une actualité surprenante, malgré une empreinte idéologique très marquée.

Les questions soulevées ici ont été reprises par de nombreux penseurs. Elles sont devenues des enjeux fondamentaux dans la lutte pour la sauvegarde (ou l’avènement) de vraies démocraties éclairées, dans lesquelles l’accès à l’information ne passe plus uniquement par les médias traditionnels. La multiplication des sources d’information n’a donc pas rendu obsolète le « modèle de propagande » développé par les penseurs.

La question des détenteurs du capital dans les grands médias et de la manipulation médiatique de l’information reste prégnante, tant aux États-Unis qu’ailleurs, notamment en France où les médias sont détenus par une trentaine d’entreprises ou de conglomérats .

7. Zone critique

Cet ouvrage, bien qu’ayant suscité beaucoup d’intérêt, a aussi essuyé de vives critiques de la part de membres de la société américaine.

« La Fabrique de l’opinion publique » est une œuvre très idéologique, dont la thèse vient surtout appuyer une certaine vision du monde (celle des deux auteurs). L’utilisation de termes comme « puissants », « establishment », « élites », « monde du capital », « pressions de la droite » etc., en font un ouvrage aux qualités intellectuelles certaines, mais à la rigueur et la neutralité questionnables. Il est donc important, à la lecture de l’œuvre, de garder en tête les engagements des auteurs afin de bien comprendre les enjeux sous-jacents à cette analyse, sans pour autant nier sa pertinence ou sa légitimité.

Certains considèrent ainsi que les auteurs ont grossi le trait et dépeint des dirigeants machiavéliques et mal intentionnés. Ainsi, ces « commentateurs de l’establishment » accusent Chomsky de « complotisme », alors même que ce dernier précise bien à la page LII de la préface qu’il ne s’agit nullement d’avancer l’hypothèse d’une « conspiration ».

Une autre des critiques énoncées considère que parler de « fabrique de l’opinion publique » et de propagande sans étudier l’impact sur le public semble du point de vue scientifique légèrement insuffisant. Certes, l’objectif est tout à fait louable, les questionnements pertinents, mais la méthode est relativement incomplète, car le modèle de propagande n’étudie qu’un seul des deux aspects de la « fabrication de l’opinion publique ». Les auteurs, eux-mêmes, dans la conclusion, nuancent les conséquences de cette propagande.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– La fabrique de l'opinion publique. La politique économique des médias américains, Le Serpent à plumes, Paris, coll. « Essais/Documents », 2003.

Des mêmes auteurs

– Propagande, médias et démocratie, Noam Chomsky et Robert W. McChesney, Montréal, Écosociété, 2000.

– The Politics of Genocide, Edward S. Hermann et David Peterson, Monthly Review Press, 2010.

Autres pistes

– Les médias et les illusions nécessaires, Mark Achbar et Peter Wintonick, documentaire, 167’, 1992.

Et pour une perspective critique sur les médias français :

– Les nouveaux chiens de garde, Serge Halimi, Raisons d’agir, Édition revue et augmentée, 2005.

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