Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Norbert Elias
Regroupant trois essais classiques de Norbert Elias, cet ouvrage explore la question des rapports individu-société. Si la société est composée d’une multitude d’individus, l’organisation en société ne résulte pourtant pas d’une volonté individuelle. Dépasser ce problème suppose, pour Elias, de considérer la société comme un réseau constitué d’individus interdépendants. L’étude de la structure de ces relations et de leur histoire permet de relativiser nos représentations de l’individualité et du collectif, du « je » et du « nous ».
Cet ouvrage se compose de trois essais qui, bien que conçus à quarante ans d’intervalle dans des contextes très différents, abordent tous trois la question des rapports individus-société. Le premier, qui donne à l’ouvrage son titre, date de 1939 et devait à l’origine servir de conclusion à l’ouvrage majeur de l’auteur, Sur le processus de civilisation. « Conscience de soi et image de l’homme », a été écrit en plusieurs étapes dans les années 1950 et 1960 alors que Norbert Elias enseignait en Angleterre. Le troisième et dernier essai, « Les transformations de l’équilibre “nous-je” » a quant à lui été écrit pendant l’hiver 1986-1987, plus de vingt ans après la retraite de l’auteur.
La thèse commune de ces trois textes est la suivante : opposer les individus et la société est un réflexe de pensée erroné, caractéristique de la modernité. Si la société n’est, en dernière instance, composée que d’individus, leur bonne coordination n’est permise que par l’existence d’un ordre caché régulant les comportements particuliers.
Si cet ordre est invisible aux yeux des individus, c’est que leur conscience de soi, incorporée au cours de l’enfance, y fait obstacle. Notre tendance spontanée à nous représenter comme des êtres autonomes et séparés les uns des autres n’est pas inhérente à l’espèce humaine : il s’agit d’une construction historique largement tributaire de l’avènement de l’État.
Les trois essais prennent pour point de départ un double rejet, celui d’une perspective holiste d’une part et d’une conception individualiste d’autre part. Pour les tenants d’une approche individualiste, la société est conçue comme une simple somme d’individus. Autrement dit, « l’individu est la fin ultime et la réunion des individus en société n’est qu’un moyen de leur bien-être » (p. 45). L’étude des actions individuelles, supposée permettre de comprendre les phénomènes collectifs, est alors la méthode privilégiée pour comprendre le social.
À l’opposé, les défenseurs d’une lecture holiste des faits sociaux considèrent que les individus sont mus par des forces collectives qui orientent et déterminent leurs comportements. L’étude du social s’appuie alors davantage sur l’analyse statistique, mieux à même de dessiner les tendances collectives. Symétrique de la perspective individualiste, l’approche holiste considère donc que : « la société est la fin ultime et l’individu ne représente qu’un moyen » (p. 45). L’opposition entre ces deux « devises guerrières que des groupes ennemis se lancent » (p. 45), bien que structurante des sciences humaines et sociales, serait insatisfaisante.
L’approche individualiste a pour limite de penser les individus comme séparés et autonomes et la société comme le simple résultat de leur agrégation. Or, de même qu’une maison est plus qu’un simple tas de pierres, la société ne peut être réduite à une somme d’individus orientés par leurs intérêts. Pour autant, les individus disposent d’une marge de liberté a priori assez grande pour que leur coordination n’aille pas de soi : ils « ne sont pas liés par du ciment » (p. 48), il n’y a pas de grand architecte distribuant leurs rôles aux individus.
Le problème de l’une comme de l’autre de ces perspectives vient de ce qu’elles négligent les relations que construisent les individus entre eux. L’organisation de la société n’est ni un miracle naissant de l’agrégation de comportements isolés ni le produit d’un plan de fonctionnement global, elle est le résultat d’un apprentissage de la coordination. Il existerait ainsi un « ordre invisible » (p. 49) qui se donne par exemple à voir dans la façon dont fonctionnent les foules des grandes villes. Bien que composée essentiellement d’individus qui ne se connaissent pas, une foule donne à voir un ensemble d’actions coordonnées dont l’harmonie relative ne peut être comprise en se limitant à l’observation des seuls individus.
Comprendre les rapports entre individus et société passe donc par l’étude des relations entre les agents. C’est la forme et l’intensité de celles-ci qui régissent le fonctionnement des groupes et les comportements des individus. Les contraintes qui pèsent sur ces derniers, qu’il s’agisse de rois ou d’esclaves, découlent en dernier ressort de relations présentes ou passées qui les lient à d’autres personnes. La thèse d’Elias peut se comprendre par analogie avec la danse : l’harmonie d’une chorégraphie tient aux relations entre les danseurs, à la façon dont leurs pas se répondent ou s’opposent. C’est donc en tant que « système réticulaire » (p. 71) que la société doit être appréhendée.
Les individus d’une société seraient liés entre eux par des rapports d’interdépendance fonctionnelle, d’autant plus forts et denses que l’organisation du travail est complexe. Les sociétés dans lesquelles la vie est organisée selon une logique clanique, par exemple, se caractérisent par une interdépendance relativement faible, chaque individu ne dépendant que des autres membres de son clan. À l’inverse, dans la plupart des sociétés modernes, la division du travail a contribué à renforcer les liens d’interdépendance : chaque individu est désormais lié plus ou moins directement à des très nombreux autres individus (non seulement sa famille et ses amis, mais ses collègues, ses clients et ses supérieurs, les administrateurs et bureaucrates, etc.).
Or, c’est précisément cette interdépendance croissante qui a rendu possible la singularisation des individus. Se consacrer à une tâche spécifique permet aux personnes d’occuper une place unique dans les relations interindividuelles, donc de se penser comme des êtres uniques. Le degré et l’intensité de l’interdépendance ne déterminent donc pas seulement notre marge de liberté, mais également la conscience que nous avons de nous-mêmes. À l’inverse des penseurs individualistes qui font de l’autonomie et de l’égoïsme l’essence de l’individu, Elias montre que se penser comme individu n’est possible que par la dépendance aux autres.
Il est dès lors fallacieux de séparer les individus et la société. Là où les deux termes sont spontanément pensés comme opposés, du moins distincts, Elias montre qu’il s’agit en réalité de deux éléments intrinsèquement liés qui n’existent pas l’un sans l’autre. Si l’individu ne peut dire « je » que parce qu’existe également un « nous », c’est bien que chaque personne se définit à travers la société dont il fait partie, donc à travers les autres. La structure des relations produit ainsi un « habitus social » (p. 239), c’est-à-dire un ensemble de traits de personnalité, une « terre nourricière sur laquelle se développent les caractères personnels par lesquels un individu se différencie des autres membres de sa société » (p. 239).
La capacité des individus à se coordonner avec les autres et à se penser comme des sujets agissants n’a rien d’une aptitude innée. Il s’agit au contraire d’une compétence apprise au cours du processus d’éducation. La capacité à connaître les autres, à se lier à eux, à occuper une place dans la division du travail, et donc à se penser comme individu conscient et comme sujet agissant, est acquise par les individus pendant leur enfance. La construction de la conscience de soi accompagne donc le processus d’incorporation des règles de vie en société.
Pour Elias, grand lecteur de Freud, l’éducation apprend aux individus à canaliser leurs émotions et leurs pulsions. Elle permet donc de restreindre leur marge de liberté à travers un autocontrôle des affects plutôt que par des forces coercitives extérieures (loi, police, etc.). Plus le fonctionnement d’une société repose sur des normes comportementales contraignantes, plus sa division du travail est poussée et génératrice de tensions, et plus l’éducation des individus requiert du temps.
La caractéristique fondamentale de l’être humain serait donc sa grande malléabilité. Celle-ci se donne à voir à travers la diversité des modes de vie adoptés selon les lieux et les époques.
Cette façon de penser l’origine des représentations individuelles s’oppose à celle défendue par les philosophes classiques, de Descartes à Kant en passant par Hume et Berkeley. Ceux-ci, par-delà leurs divergences, ont en commun d’attribuer aux êtres humains un « entendement », une « raison » innés et antérieurs à toute expérience. Ce faisant, ils font des individus des sortes de « statues pensantes » (p. 136), c’est-à-dire de purs observateurs autonomes, séparés de l’action et de leurs homologues, tentant de comprendre le monde au moyen de la logique et de leurs cinq sens. Autrement dit, « l’homo philosophicus de la théorie classique, était, si on y regarde de près, un adulte qui n’avait jamais été enfant » (p. 159).
Cette manière de concevoir le problème de la connaissance est révélatrice de la façon dont les membres des sociétés modernes se pensent comme des individus autonomes les uns des autres. La philosophie occidentale aurait contribué à dessiner et populariser l’image d’un individu séparé du reste du monde par une sorte de rempart invisible.
Ce faisant, elle aurait également posé la question de la liberté individuelle dans des termes erronés. Prendre les individus comme des « statues pensantes » implique de leur attribuer une liberté a priori bien supérieure à celle qu’eux-mêmes sont capables d’exercer. L’éducation et l’inscription de chacun dans un réseau de relations limite de fait notre liberté de penser et d’action en nous détournant de certaines représentations et de certains comportements.
Si la conscience de soi est construite par l’éducation, alors d’autres contextes sociaux devraient produire d’autres façons de se penser comme individu. La conception de l’individu comme entité cohérente et autonome est spécifique aux sociétés modernes. Retraçant la genèse du mot « individu », Elias observe ainsi que ni le grec ancien ni le latin antique ne possédaient de terme équivalent. La notion la plus proche serait celle de « persona », qui en latin renvoie à la fonction ou au rôle social d’une personne.
À Rome donc, les singularités individuelles n’existent que par rapport au reste de la société. Le mot latin « individuum » n’apparaît qu’au Moyen Âge. Il désigne d’abord quelque chose d’unique sans aucune connotation morale : « la mouche qui se promène à l’instant sur la vitre de la fenêtre est un individuum ; aucune autre ne le fait en ce moment » (p. 214).
Au XVIIe siècle, les puritains anglais opèrent une première distinction entre l’action individuelle et l’action collective, séparation nécessaire pour penser la relation de l’homme à Dieu comme personnelle et fondée sur le mérite individuel. Mais c’est au siècle suivant qu’émerge réellement l’antagonisme individu-société, qui s’est maintenu depuis. La littérature du XXe siècle, à travers notamment les œuvres d’Albert Camus et de Jean-Paul Sartre, offre une bonne illustration de la tendance à penser l’individu comme séparé du reste du monde. Meursault, le personnage principal du roman de Camus L’Étranger, est ainsi construit comme un individu totalement isolé, marqué par une grande confusion de sentiments, incapable d’éprouver le deuil ni le remord. Le succès de ces livres est le signe qu’il ne s’agit pas d’un problème ponctuel spécifique aux deux auteurs, mais d’un trait plus global caractéristique de l’habitus social des sociétés modernes.
L’émergence historique de l’individu moderne est à la fois le moteur et le produit d’une transformation progressive des relations interpersonnelles. La conscience de soi n’a pu exister que grâce à des configurations sociales qui l’ont rendue possible. En retour, la tendance des individus à se penser comme des êtres autonomes a affecté leurs manières de penser, d’agir, et donc de se lier. Ce phénomène illustre la façon dont Elias pense l’histoire des sociétés humaines.
Toute transformation de la structure des réseaux interindividuels ne peut venir que des individus, donc des réseaux eux-mêmes : le changement social est donc un processus endogène. S’il est vain de chercher une cause extra-sociale à l’évolution des rapports individus-sociétés, il est en revanche un cadre institutionnel déterminant : l’État.
L’émergence et la consolidation de l’État dans les sociétés modernes ont accompagné une importante reconfiguration des relations interindividuelles et de l’habitus social. Sa mise en place a été progressive.
D’abord cantonné à des fonctions fiscales et militaires, l’État a étendu son rôle d’organisateur de la vie collective aux XIXe et XXe siècles en assurant une certaine redistribution des richesses. Ainsi, « parmi toutes les formes de vie collectives, les États sont passés dans le monde entier au premier rang des unités de survie » (p. 267). Ils se sont ainsi progressivement substitués aux groupes infra-étatiques tels que la tribu, le clan, le village, etc. Ceux-ci ont eu le choix entre renoncer à l’habitus social traditionnel dont ils étaient porteurs, et conserver leur identité « comme une sorte d’objet de musée » (p. 275).
Les sociétés étatiques ont un effet ambigu sur la conscience individuelle. D’une part, la bureaucratie aplanit les différences entre les personnes en réduisant celles-ci à un petit nombre de caractéristiques (des numéros, leur nom, parfois leur visage). D’autre part pourtant, extraire les individus de groupes infra-étatiques porteurs d’une identité collective forte leur permet de se construire comme des êtres singuliers plutôt que par la fonction qu’ils occupent dans le collectif.
Plus l’État est développé, donc, plus l’identité individuelle se définit du côté du « je » plutôt que du « nous ». Ce phénomène affecte en particulier les relations familiales qui, d’obligatoires et définitives, prennent de plus en plus la forme de « relations délibérément choisies et révocables » (p. 165). Ainsi, l’individu est de plus en plus remis à lui-même : se pensant autonome, il s’attribue à lui-même la responsabilité de ses choix, de ses réussites et de ses échecs.
Elias consacre la fin de son troisième essai, terminé en 1987, à la question du recul de l’État au profit d’institutions supranationales. L’intégration des États dans des organisations d’échelles continentale (la Communauté européenne) et mondiale (les Nations Unies) contribuerait à transformer la conscience individuelle. L’unité de survie dominante des individus serait de moins en moins l’État et de plus en plus l’humanité tout entière. Le renforcement de l’interdépendance planétaire produirait, bien qu’avec retard, une identification des individus à des ensembles de plus en plus larges.
Ce dernier point, qui constituerait en quelque sorte l’étape ultime de l’individualisation, est néanmoins présenté par Elias lui-même comme très spéculatif : « Nous n’en sommes encore qu’à une toute première phase de ce passage au niveau suprême d’intégration et l’élaboration de ce que l’on entend par les droits de l’homme n’en est encore qu’à ses débuts. » (p. 301).
Pour Elias, il n’y a pas d’opposition entre la société et les individus. La société n’est pas plus un moyen au service de fins individuelles que les individus ne sont les supports d’une fin collective. La tendance à naturaliser ces deux entités, à voir l’individu soit comme le sujet souverain produisant la société soit comme un objet déterminé par celle-ci, a trop longtemps occulté aux yeux des sociologues l’existence d’un ordre social invisible.
Dans un cas comme dans l’autre, les individus sont pensés comme séparés les uns des autres. Si cette pensée de la séparation est aussi répandue, si cet ordre social est invisible, c’est en raison de la conscience de soi caractéristique de la modernité. Incorporée par les individus au cours de leur éducation, cette représentation de soi comme entité autonome va de pair avec un apprentissage de l’autocontrôle et de la vie en collectivité. En dernière analyse donc, c’est bien l’ordre social qui dote les individus de l’écran qui les empêche de le voir. Il reviendrait aux sociologues de dépasser cette représentation spontanée.
Publié quelques années seulement avant le décès de son auteur, La Société des individus est rapidement devenue une référence incontournable en sociologie. Bilan d’une vie de réflexion, cet ouvrage s’inscrit dans une perspective constructiviste particulièrement novatrice au moment de la rédaction du premier essai. Le travail d’Elias, en même temps qu’il prolonge plusieurs propositions d’Émile Durkheim, a ouvert de nombreuses perspectives de recherche.
Michel Callon, théoricien de l’acteur-réseau, lui emprunte ainsi certaines de ses intuitions concernant l’interdépendance des individus. La sociologie des individus et de l’individualisation, représentée en France par François de Singly et Danilo Martuccelli notamment, prend les conclusions d’Elias comme point de départ. Revers de la médaille cependant, cet ouvrage se donne comme une proposition théorique relativement abstraite et, à certains égards, hautement spéculative. Texte programmatique plutôt que véritable enquête de terrain, l’ouvrage propose un point de départ sur la question des rapports individus-sociétés plutôt qu’une conclusion définitive.
Ouvrage recensé– La Société des individus, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2008.
Du même auteur– La civilisation des mœurs, Paris, Pocket, coll. « Évolution », 2003.La dynamique de l’Occident, Paris, Pocket, coll. « Évolution », 2003.
Autres pistes– Michel Callon, Laws of the market, Oxford, Blackwell, coll. « Sociological Review Monographs », 1998.– François De Singly, Danilo Martuccelli, Les sociologies de l’individu, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2009.– François De Singly, L’individualisme est un humanisme, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, coll. « Poche essai », 2005.