Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Norbert Elias
Dans ce livre, Norbert Elias s’attèle à une tâche peu commune, celle de comprendre et d’expliquer un phénomène que l’on considère habituellement comme relevant du miracle. Ainsi, il se penche, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, sur la construction du « génie », en l’occurrence musical. La sociologie doit constituer, selon lui, une science permettant de « mieux comprendre ce qui apparaît incompréhensible dans notre existence sociale ». (p. 22) Afin de rendre compte de ce qu’il envisage alors comme un « fait social total », Norbert Elias analyse la trajectoire de Wolfgang Amadeus Mozart
Cette recherche se présente au lecteur davantage comme un travail en cours. L’auteur ne prétend pas à l’exhaustivité. Quitte à laisser dans l’ombre des aspects importants de l’existence du célèbre compositeur, il sélectionne dans la vie de Mozart le matériau dont il a besoin pour travailler une problématique circonscrite et préalablement établie.
Celle-ci, qui emprunte la voie biographique afin de dévoiler les mécanismes sociaux de production du « génie », se décline sous la forme de questions portant sur l’acquisition et la mise en pratique de dispositions exceptionnelles durant l’enfance et à l’âge adulte, l’inscription d’une trajectoire individuelle dans un monde social en mutation, ainsi que la transformation des modes de création l’art et du statut de l’artiste.
Selon Norbert Elias, on ne peut éclairer le cas « Mozart » que si l’on s’attache à discerner la manière dont le musicien donnait lui-même sens à son existence.
Ainsi, « [p]our comprendre un individu, il faut savoir quels sont les désirs prédominants qu’il aspire à satisfaire » (p. 13.), c’est-à-dire comment ce dernier se représentait une vie enviable et digne d’être vécue. À cette interrogation, le sociologue apporte ici une réponse évidente de simplicité : le moteur de l’existence à la fois personnelle et professionnelle de Mozart s’avérait être l’amour. Le musicien était, selon lui, un être en quête permanente d’affection et, surtout, pétri de paradoxes : sûr de lui, convaincu d’être en possession d’un talent exceptionnel, Mozart apparaît aussi dans le livre d’Elias comme un homme hanté par le doute, persuadé au fond de lui de ne pas être digne d’amour. « [L]orsque les conditions extérieures se dégradèrent, le sentiment de n’être pas aimé se manifesta chez Mozart avec de plus en plus d’intensité, en même temps qu’un besoin tout aussi intense et insatisfait de se faire aimer » (p. 15).
Dans ce cercle infernal fait d’autodépréciation et d’une soif inextinguible d’affection, la musique constitua pour Mozart à la fois un moyen de se faire apprécier et un refuge dans le domaine de l’imaginaire.
Celui qui rechercha sans cesse la confirmation de sa valeur, notamment auprès de son cercle d’amis et de connaissances, éprouva un sentiment d’absurdité quand se relâchèrent les liens affectifs qui lui prodiguaient un équilibre émotionnel indispensable à la création. L’affaiblissement de l’attachement de son épouse Constanze, conjugué à la désaffection de son public viennois, lui ont fait ainsi apparaître sa vie comme dénuée de sens. Ne plus exister dans le regard de ceux qui lui étaient chers constituait pour lui une mort sociale, qui précéda et contribua à provoquer une véritable mort physique, en 1791, à l’âge de 35 ans.
Néanmoins, ce désir d’un amour infini, qui l’anima toute sa vie et le mena à une fin prématurée, est aussi celui qui lui a donné la force de se surpasser sur le plan artistique. Il lui a ainsi offert l’extraordinaire possibilité de composer des pièces de musique qui ont traversé les âges pour s’imposer à nous comme des chefs-d ’œuvres de l’humanité.
Si les désirs qui fondent l’existence du musicien se sont fixés au fur et à mesure des années, cette dynamique de vie tire ses racines dans l’enfance du jeune prodige. C’est en cherchant à attirer, dès son plus jeune âge, l’attention d’un père aimant et exigeant que Mozart acquière ces dispositions mêlant inextricablement pratique musicale et émotions. La formation de la personnalité de Mozart et celle de son « génie » s’avèrent indissociables de la constellation familiale au sein de laquelle il a grandi, et notamment de la figure de Léopold Mozart. Celui-ci, chef d’orchestre adjoint à Salzbourg, issu d’une famille d’artisans, investit excessivement dans son fils, craignant lui-même d’être renvoyé à sa condition d’origine.
Ainsi, le père tenta toute sa vie de jouer les hommes de cour, ou plutôt fut contraint de « ramper » devant eux : « Il dut se courber et se plier, flatter et s’aplatir, même quand son fils lui en faisait le reproche » (p. 105.). Il entraîna son fils talentueux dans cette entreprise, qui, pour sa part, tiendra la prosternation en horreur.
Exhibé très jeune dans les plus grandes cours d’Europe où il prend connaissance des créations musicales de son époque, Mozart se voit accorder un surplus d’amour à chacune de ses performances artistiques. Alors que le père aurait lui-même souhaité se distinguer dans ce domaine, ce « musicien, doté d’une forte fibre pédagogique, [...] cherche à satisfaire par l’intermédiaire de son fils son besoin pressant et inassouvi de trouver un sens à sa vie ». (p. 83)
À cet effet, Léopold Mozart emploiera sur son fils, et cela dès ses trois ans, une méthode d’éducation rigide, non basée sur des sévices physiques, mais sur la discipline et la dureté intellectuelle, des ressorts psychologiques retors qui laissent souvent, sur ceux qui en font les frais, les traces les plus profondes et durables. Ce n’est qu’à un âge avancé, alors qu’il présenta en 1781 sa démission au prince-archevêque de Salzbourg, que Mozart va à l’encontre des désirs du père.
Convaincu que la réalisation de son destin ne pouvait se produire qu’à ce prix, il s’émancipa de cette autorité protectrice qui avait largement contribué à forger son caractère.
Dans l’étude du phénomène « Mozart », Norbert Élias considère comme fondamental de ne pas séparer l’étude de l’artiste de celle de l’homme. Le célèbre musicien n’avait, à première vue, rien du personnage raffiné sous les traits duquel on se représente habituellement un esprit aussi doué. « Qu’un individu soit un grand artiste n’exclut pas qu’il ait en même temps quelque chose d’un clown » (p. 16.)
Plus qu’un personnage fantasque, le compositeur apparaît à nos yeux de contemporains comme un homme mal élevé et inconvenant. Pour l’auteur, il était juste un être « pas particulièrement éblouissant quand on le rencontrait dans la rue, il se montrait parfois infantile dans les rapports personnels, manifestement aussi, à l’occasion, assez sans gêne dans l’emploi de métaphores qui se rapportaient aux excréments anaux. » (p. 75)
Toutefois, les expressions grossières qu’il utilisait, et dont Norbert Elias nous rend compte par la retranscription d’extraits de ses lettres – par exemple, dans la missive envoyée à une cousine qui fut sa première maîtresse et à laquelle il demande de le rejoindre à Munich : « Je pourrai alors vous complimenter en noble personne, vous fouetter le cul, vous baiser les mains, tirer du fusil postérieur, vous embrasser, vous donner des lavements par-devant et par derrière, vous payer le menu ce que je vous dois peut-être, laisser résonner un pet solide » p. 156.) – n’étaient pas considérés à cette époque comme aussi outrancières qu’elles le sont aujourd’hui. Elles étaient même plutôt banales dans le milieu dont le musicien était originaire.
En outre, Mozart se gardait bien d’employer ce type de vocabulaire lorsqu’il courtisait les dames de la haute société. Bien qu’il ne parvînt jamais à intégrer totalement les codes de la cour, il était conscient des hiérarchies à l’œuvre dans la sphère où il évoluait et capable, en certaines occasions, de contrôler les mots qu’il employait, ainsi que son comportement, notamment dans la manifestation de son désir envers les femmes.
C’est justement cette aptitude, poussée à un degré de maîtrise inédit, qui lui ont permis de devenir l’artiste de génie qu’il est aujourd’hui considéré être. Mozart faisait partie des hommes engagés dans un processus de sublimation, dont l’étude a été, selon Norbert Elias, négligée par la sociologie. Le compositeur surmonta les difficultés de la petite enfance, dompta ses pulsions primaires auxquelles tout individu se trouve confronté, en investissant dans une activité artistiquement valorisée. Mais ce processus se conjugua à une connaissance pratique de la musique acquise dès le plus jeune âge et consolidée de longues années.
Le prodige trouva ainsi un équilibre délicat, que de rares hommes parviennent à atteindre : il possédait une habileté exceptionnelle dans la manière de donner forme à ses visions intimes et pouvait lâcher les rênes de ses rêves diurnes et nocturnes afin de les soumettre aux lois du matériau musical. Mozart était l’un de « ces êtres vivants qui présentent tous les caractères structurels des animaux supérieurs mais sont en même temps capables de produire des édifices magiques » (p. 80.) Pour le sociologue, le « génie » constitue une synthèse parfaite entre l’imagination débordante et le savoir virtuose qui lui donne forme.
Norbert Elias ne s’en tient pas uniquement à l’étude de ce processus psychologique, mais replace l’individu Mozart dans le contexte historique de son époque. La construction de sa personnalité est aussi liée à la configuration sociale dans laquelle il a vécu. Cette société se caractérisait encore par la grande distance qui existait entre bourgeoisie et noblesse de cour. Alors que Mozart faisait partie de la première catégorie, il aspirait à être reconnu l’égal de la seconde dont il partageait les goûts, mais qu’il devait toutefois servir. « Toute la vie et toute la création de Mozart ont été marquées par une dichotomie sociale » (p. 28.) Le grand artiste bourgeois qu’il était ressentait une souffrance extrême à être méprisé, voire parfois humilié, par les aristocrates, notamment ceux de Vienne.
Cette amertume était d’autant plus prégnante que Mozart se trouvait dans une position de dépendance par rapport à ceux qui lui étaient socialement supérieurs. Ces derniers le renvoyaient à sa condition de musicien artisan, dont la fonction était celle de les divertir.
Alors qu’il n’existait pas véritablement de marché de la musique, Mozart se devait de trouver une place à la cour et dut longtemps se soumettre au bon vouloir du prince-archevêque Colloredo. « Sur le plan institutionnel, la situation de règle à son époque était encore celle de l’artiste officiel, au service d’un maître. Mais la structure de sa personnalité était celle d’un homme qui veut suivre le cours de ses propres rêves. » (p. 45.) Les désirs de Mozart semblaient ainsi en décalage avec l’époque qui les avait vus naître. Cette période ne fait qu’amorcer une transformation qui aboutira lors de la période romantique, quand l’art perdra son caractère utilitaire et deviendra un moyen pour l’artiste d’exprimer son moi profond.
Le musicien dût pourtant se résoudre à vivre dans un monde où le canon artistique, qui imprégnait encore largement son imagination, était défini par la tradition musicale de la noblesse. Celle-ci constituait encore le principal public. C’est néanmoins cet écart entre vieilles conventions et nouvelles aspirations qui permet un renouvellement de la production artistique. En effet, les grandes créations se multiplient lors des périodes transitoires et « naissent toujours de la dynamique conflictuelle entre les normes des anciennes couches dominantes sur le déclin et celles des nouvelles couches montantes. » (p. 17.)
À la différence de Beethoven, né quatorze ans après Mozart et qui composera dans une autre configuration historique, Mozart ne parviendra jamais à se libérer du patronage social et artistique de l’aristocratie. Il aura néanmoins été à la fois témoin et acteur des premiers balbutiements de la révolte de la bourgeoisie contre la noblesse, dont son parcours constitue une précoce incarnation. Un processus social qui contribua, plusieurs années après sa mort, à la transformation structurelle du canon de la création artistique.
Norbert Elias étudie ici un seul cas envisagé sous ses différentes composantes. Il recourt pour cela à une approche pluridisciplinaire et empruntes tant à la sociologie, à la psychanalyse qu’à l’histoire. Le sociologue rend ainsi compte de la production sociale de l’exceptionnel : le « génie » s’avère, pour « Mozart », le résultat d’un entremêlement complexe de nombreux paramètres et de multiples configurations (la famille, la cour de Salzbourg, le réseau des cours d’Allemagne et européennes) qui l’ont fait émerger et se développer.
Apparaissent alors en filigrane les thèmes importants dont Norbert Elias aura patiemment creusé les sillons au cours de sa longue carrière : l’autonomisation de l’art, les liens entre établis et marginaux, le rapport entre individu et société, ou encore du processus de civilisation.
La critique que l’on peut adresser au Mozart de Norbert Elias est la conséquence de la nature inachevée de ce texte publié après la mort de son auteur, en 1991. Le sociologue semble ainsi passer de manière trop rapide sur les métamorphoses de la structure de l’art liées à celles des positions des individus au sein de la société étudiée.
Entre outre, le sociologue ne fait que signaler des problématiques qui nous paraissent toutefois essentielles pour comprendre la construction à travers les âges du « génie ». Il en est ainsi de la question de la sélection et de la survivance des œuvres au-delà de l’époque qui les a vues naître. Quelle est la qualité des produits qui s’imposent encore à nous comme des chefs-d’œuvre, plusieurs centaines d’années après la mort de leurs auteurs, tandis que d’autres, qui ont pu plaire en leur temps, peuplent aujourd’hui les oubliettes de l’histoire ?
Norbert Elias n’apporte pas d’éclaircissements sur le point concernant la formation des classiques, qui renvoie plus globalement à la question de l’universalité dans l’art.
Ouvrage recensé
– Mozart : Sociologie d’un génie (1991), traduit par Bernard Lortholary et Jeanne Etoré, Paris, Points, coll. « Points essai »,
Du même auteur
– La Civilisation des mœurs, traduction de l’allemand par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1973.– La Société de cour, traduit de l'allemand par Pierre Kamnitzer, Paris, Calman-Lévy, 1974.
Autres pistes
– Howard S. Becker, What About Mozart? What About Murder? Reasoning from cases, Chicago, University of Chicago Press, 2014.– Marc Joly, Devenir Norbert Elias, Paris, Fayard, 2012.– Nathalie Heinich, La Sociologie de Norbert Elias, Paris, La Découverte, 1997.– Milos Forman, Amadeus (film), 1984.