Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Norman Ajari
Norman Ajari opère un décentrement critique de la philosophie politique et morale européenne qui, depuis Pic de la Mirandole, a largement omis de considérer la condition des Noirs, soit celle d’une race inférieure construite par l’esclavage et la colonisation. Se détachant de ce pan de la philosophie jugé trop abstrait ou trop conciliant envers l’État, il met en lumière les traditions de pensée des Afrodescendants, marquées par une oppression et une violence systémiques, et notamment leur propre conception de la dignité sur laquelle reposent leurs revendications pour des droits égaux.
La dignité, concept qui réside au cœur de l’ouvrage d’Ajari, est devenue un véritable leitmotiv des marches demandant la reconnaissance de droits humains, civiques et politiques égaux pour les populations noires (mouvement Black Lives Matter) et dénonçant un racisme institutionnalisé.
Pour envisager cette forme de dignité et la détacher de la philosophie contemporaine européenne, Ajari qualifie son approche hybride d’« afro-décoloniale ». Il emprunte au mouvement décolonial, fondé par des universitaires latino-américains à la fin des années 1990, une nouvelle philosophie de l’histoire dévoilant « l’envers obscur de la modernité » qui a érigé l’Europe comme référence centrale du développement et de la pensée mondiale, et la part sombre de ses principaux concepts (rationalisation, sécularisation entre autres), qui se trouvèrent souvent liés à l’exploitation et la déshumanisation des non-Européens.
La philosophie africana, elle, a été pensée par le philosophe Lucius Outlaw et rassemble les discours et écrits théoriques élaborés par des personnes africaines ou de descendance africaine, selon le principe que toute personne noire est descendante d’esclaves ou de colonisés dont on a contesté l’humanité.
L’approche afro-décoloniale de l’auteur, en considérant la question de la condition noire à l’époque moderne, interroge ainsi la signification de la notion d’être humain qui est au fondement de la dignité. Par-delà, il s’agit aussi d’étudier les revendications liées à cette dignité réinterprétée et réincarnée par les Afrodescendants, à partir de leurs engagements contre l’injustice et les frustrations de leur quotidien.
L’auteur s’oppose d’emblée au « constructivisme obsessionnel » des sciences humaines européennes, qui refusent l’emploi du terme de race sous prétexte que celle-ci est socialement construite, que son historicité est trouble et qu’elle a une qualité performative dangereuse, créant ce que les antiracistes visent justement à dénoncer.
Il s’insurge également contre la bien-pensance du précepte de l’inexistence des races biologiques, alors même que ses défenseurs ignorent souvent tout de la science « à demi fantasmée » à laquelle ils se réfèrent, que des recherches portent aujourd’hui encore sur de nouvelles taxinomies des races humaines et que la conscience politique est avant tout une affaire de valeurs – non une aveugle confiance en un fait scientifique, qui pourrait être remis en cause ultérieurement.
D’autant plus que des termes tels que « race » ou « Noir » continuent d’être employés par les mêmes sciences humaines faute de mieux, accompagnés de précautions typographiques (guillemets) qui visent à mettre à distance le « surinvestissement imaginaire » dont ils font l’objet.
Selon Ajari, ce sont les sciences européennes et la domination de l’État colonial qui ont produit la race, qui se voit sans cesse confirmée par le traitement inégal structurel de pays et de populations au niveau international. La mort et la déshumanisation, et sous une forme euphémisée les discriminations en tous genres, rassemblent les Noirs victimes d’une même expérience. Il faudrait ainsi distinguer d’un côté la race, qui renvoie aux humains qui la vivent et qui, confrontés à des discriminations raciales, s’en saisissent afin de politiser cette question ; et de l’autre le racisme, qui renvoie aux actes et aux doctrines qui hiérarchisent les êtres avec violence.
Si le racisme est indiscutablement condamnable, combattre la race revient à effacer du débat public le stigmate qui pèse encore sur les populations immigrées, principalement noires et arabes en France, stigmate qu’elles finissent paradoxalement par revendiquer dans leur lutte politique.
L’auteur étudie en particulier trois philosophes européens fondamentaux dans la construction du concept de dignité, auxquels il reproche leur perspective anhistorique et abstraite, qui s’abstient de considérer les problématiques de déshumanisation raciale et les conflits éthiques propres à chaque époque : Pic de la Mirandole, représentant de l’humanisme européen de la Renaissance, Kant, porte-drapeau des Lumières allemandes, et Habermas, défenseur contemporain de la démocratie délibérative.
Distinguant l’homme du reste du règne animal, par son indétermination naturelle et sa volonté, Pic de la Mirandole conçoit la dignité comme l’autonomie de l’homme, sa capacité à se construire lui-même et à se donner des buts – jusqu’à s’approprier ce qu’il désire dans le monde.
Kant considère en revanche que l’homme naît dépendant et non autonome, dans un environnement social qui le protège et l’aide à survivre. Il est maintenu dans cette dépendance par les tyrans, les dirigeants et les directeurs de conscience. Il n’accède à la majorité que lorsqu’il s’extrait de ses déterminations sociales et pense par lui-même. Tout personne ayant atteint ce degré d’autonomie ou vouée à l’atteindre par sa raison est donc digne. Mais la personne humaine reste une abstraction déconnectée des rapports sociaux et des questions d’injustice.
Habermas considère quant à lui que la dignité est la propriété des démocraties occidentales : elle représente l’ensemble des droits garantis par les États constitutionnels à leurs populations, qui peuvent être étendus par l’inscription des normes morales dans le droit. Il dépolitise par là même toute revendication alternative de dignité face au pouvoir et ferme les yeux sur les violences qui se déploient dans son cadre.
Ces trois exemples montrent selon l’auteur que la philosophie morale est « inconsciemment fondée sur une épistémologie coloniale » (p.29).
Afin de repenser le concept philosophique de dignité, il faut se confronter aux expériences négatives, aux atteintes faites à l’existence des personnes les plus vulnérables de la société. L’exemple paradigmatique de l’indigne que choisit Ajari est celui de l’esclave, pris dans le système de la traite transatlantique. Il tente de mettre au jour, sous le concept de « l’indigne », une continuité dans l’expérience des victimes noires et l’exercice de la violence raciale, à travers les contextes coloniaux, néocoloniaux et postcoloniaux.
Là où Foucault comprend le racisme au sein d’une société comme sa division en deux camps, d’un côté la population dont le pouvoir doit prendre soin et qu’il doit entretenir (biopolitique), de l’autre les menaces pour l’intégrité de son corps, qu’il doit éradiquer (thanatopolitique), Ajari propose une structure ternaire, dans laquelle la troisième zone, celle de l’esclave et du colonisé, puis de l’Afrodescendant, serait celle d’une « indistinction ou de l’hybridation entre la mort et la vie ».
Ce dernier espace, qu’Ajari nomme nécropolitique, renvoie à « une vie sous forme-de-mort » (p.93) : c’est celui de l’indigne. Pour les gens qui appartiennent à cette catégorie, le pouvoir n’ôte pas simplement la vie ou il n’essaye pas de la fortifier, mais il la complique, il opère « d’incessants déplacements de la frontière même qui sépare la mort de la vie ».
Cette approche permet à l’auteur d’évoquer le racisme institutionnalisé dont est victime le Noir. Alors que le rapport du Blanc à sa quotidienneté est un rapport d’insouciance, voire d’indifférence, le quotidien du Noir est « mutilé » et frustré : il doit policer ses manières et son langage de peur d’être moqué ou infantilisé ; il vit sous la surveillance constante du Blanc qui s’interroge sur sa présence ou sa légitimité à être dans un lieu ; son expérience des contrôles policiers d’aujourd’hui rappelle celle des checkpoints d’hier, toujours synonymes de danger. Le racisme est ainsi la « colonialité vécue », il est l’expression quotidiennement éprouvée de l’inégalité structurelle entre le Nord et les Sud à l’échelle globale, le produit d’un impérialisme qui se déploie sur divers plans : épistémologique, politique et économique.
À l’origine, la dignité n’a aucun contenu déterminé : elle est avant tout rejet de l’indigne, de ce qui est destructeur et oppresseur à l’encontre de l’humain.
Mais à travers l’histoire des Afrodescendants et la constitution progressive d’organisations culturelles se fondant sur ce refus originaire, la dignité en est venue à se doter d’un sens positif : elle désigne une « puissance de survie » qui vise à réaffirmer collectivement l’humanité noire et à la faire passer de la zone du non-être à celle de l’être. La dignité n’est pas une lutte politique comme les autres, visant à affirmer des droits comparativement à d’autres groupes sociaux ; c’est une lutte pour l’existence même dans le champ politique, et cette irruption implique en soi une certaine violence.
Cette lutte dans la dignité, pour l’existence culturelle et politique, a été en particulier portée par le mouvement de la négritude fondé par Aimé Césaire dans les années 1930, qui postulait un impératif de désassimilation afin de sauver une spécificité existentielle et culturelle africaine et antillaise en passe d’être effacée. Les partisans de la négritude prônaient une non-participation à la logique coloniale de la modernité, qui se traduisait par la destruction mémorielle et la violence nécropolitique.
La prise en compte de la dignité de l’opprimé est en même temps reconnaissance de son « historicité profonde » (p.116), qui rassemble l’expérience vécue de modes de domination passés, une culture de la lutte transmise au fil des générations, et la présence d’un habitus et de marqueurs physiques (accent, vocabulaire, couleur de peau, traits physiques, chevelure, etc.) qui trahissent l’appartenance à un groupe subalterne, auquel l’opprimé est renvoyé malgré lui.
Cette réappropriation d’une mémoire collective, dont le groupe en question refuse la destruction et qui marque l’attachement d’une communauté à son passé, Ajari en fait un engagement éthique qu’il qualifie d’« essentialiste ». Contrairement au sens négatif habituellement donné à ce terme, l’essentialisme pensé par l’auteur est revendiqué et non subi. Il est une manière de donner à son existence plus d’intensité en la liant à une communauté, une histoire, un imaginaire.
La revendication d’une dignité et d’un essentialisme noirs s’opposent aux doctrines universalistes contemporaines, comme celles d’Alain Badiou et de Slavoj Žižek, pour lesquels toute politique fondée sur un particularisme, qu’il soit ethnique, religieux ou sexuel, est par définition réactionnaire et communautariste. La particularité ou l’identité appartiendraient selon eux à un monde prémoderne et barbare, auquel il faudrait se soustraire ou s’arracher afin de devenir un sujet politique émancipé, sous le signe de l’universel. Ajari qualifie cette tendance de « volontarisme universaliste », c’est-à-dire le désir proprement occidental de tout s’approprier et de tout comprendre par la raison, de devenir un tout dans lequel chacun puisse se reconnaître.
Or la politisation d’un particularisme portée par les opprimés répond à un défaut d’intelligibilité : il existe des expériences sociales négatives qui échappent à la saisie d’une connaissance générale. Le Blanc doit admettre qu’il ne connaîtra jamais la violence raciale aussi intimement que le Noir, de même que l’historicité profonde qui le relie à une mémoire de l’oppression et son incarnation particulière de la dignité.
C’est la raison pour laquelle le mouvement Black lives matter n’aurait pas pu prendre pour slogan All lives matter, ce que lui reprochent les suprématistes blancs aux États-Unis. Parce que l’universalité d’un tel slogan dissout la compréhension de la spécificité historique de la condition indigne des populations noires, et gomme les inégalités structurelles de traitement entre les groupes sociaux.
En demandant aux Noirs de s’extirper de leur situation d’énonciation particulière et de mener leur lutte au nom des valeurs universelles garanties par l’État et la République, on empêche toute critique externe du pouvoir et du dysfonctionnement de ses institutions.Reconnaître la dignité noire implique de rompre avec l’idée que la dignité va de soi, et est une constante éternelle et immuable dérivée de la seule nature humaine. Pour autant, cela ne veut pas dire que la revendication de dignité perd son caractère universel, car toute revendication militante du particulier, parce qu’elle suppose d’être entendue et prise en compte voire appropriée par ceux qui ne font pas partie du groupe militant initial, suppose la possibilité de sa propre universalisation (E. Balibar).
Ainsi, toute pensée de la libération singulière peut être adoptée par d’autres opprimés : « L’universel survient malgré soi. » Ajari montre ainsi l’influence qu’ont pu avoir les luttes particulières menées à travers la théologie de la libération noire aux États-Unis ou la philosophie bantoue de l’ubuntu dans le combat plus large pour la dignité.
Dans un dernier chapitre, l’auteur ouvre sa réflexion sur la question des crises migratoires récentes, qui révèleraient encore une fois la colonialité du pouvoir et la continuation d’un rapport de force structurel entre Nord et Sud par-delà les indépendances.
À travers l’exemple de la politique d’accueil des étrangers de la France, l’auteur montre que les populations du tiers monde seraient mobilisables et jetables au gré des besoins de l’ancienne métropole et du capitalisme : à une politique d’accueil favorable aux immigrés dans la période de forte croissance des années 1950-1970 ont succédé dès le premier choc pétrolier des politiques drastiques de contrôle de l’immigration et de rapatriement des migrants illégaux, doublées d’une résurgence du discours nationaliste.Par un usage opportuniste du droit international et du droit d’asile, les gouvernements occidentaux justifient leur repli en distinguant deux types de migrants, les légitimes (réfugiés, migrants politiques) et les illégitimes ou opportunistes (migrants économiques).
Or, selon l’auteur, ces mêmes États européens doivent leur prééminence et leurs avantages socio-économiques non pas à un développement endogène, mais à leur domination au sein de l’économie-monde : surexploitation des ressources du tiers monde, prédation des multinationales occidentales, violation de la souveraineté des États décolonisés par les armées et les institutions financières internationales, etc. Ainsi, il n’y aurait pas plusieurs catégories de migrants, mais seulement des migrants politiques dépossédés et privés de leur dignité.
Pour contrer cette nouvelle déshumanisation, on a par le passé appelé à l’intégration et la mise en avant du multiculturalisme à travers une éthique de la reconnaissance. Or Ajari dénonce cette reconnaissance asymétrique et incomplète, qui, parce qu’elle continue à placer la société européenne comme autorité reconnaissante légitime, lui offre à la fois la possibilité d’assimiler les autres cultures en atténuant leurs différences et lui permet de se donner une bonne conscience.
Ajari prône au contraire une « reconnaissance intégrale » telle que formulée par Frantz Fanon, c’est-à-dire une « reconnaissance du non-reconnaissable », de l’altérité irréductible que la société européenne ne peut assimiler, et qui s’accompagne d’une reconnaissance effective de la souveraineté des États du Sud. Cette reconnaissance est imposée par l’opprimé, qui s’auto-affirme comme fondamentalement autre grâce à sa dignité.
« Ce n’est qu’en partant des singularités, plutôt que d’un universalisme dogmatique, et des antagonismes, plutôt que d’une harmonie fantasmée, que l’éthique pourra faire droit à la vie humaine telle qu’elle existe effectivement dans l’histoire » (p.299).
Norman Ajari montre que la signification que revêt le terme de dignité n’est pas neutre et univoque, mais relève de conflits éthiques sous-tendus par des luttes politiques et sociales historiques. Il dresse les contours de la condition noire dans nos sociétés occidentales, des privations d’être et du manque de confiance structurel qu’elle entraîne au quotidien.
La dignité noire, riche d’une longue histoire d’oppressions et de résistance, ne dérive finalement d’aucun droit naturel ou positif ni d’aucune loi morale, mais du refus de l’indigne et d’une puissance de survie pluriséculaire, qui réside aujourd’hui au cœur des revendications portées par les Afrodescendants.
Comme le souligne la citation de Frantz Fanon mise en exergue, l’étude de la misère du Noir dénie à l’auteur toute possibilité d’être objectif. Cet essai de philosophie, extrêmement clair et méthodique, doit donc se lire en même temps comme un discours militant d’une grande ferveur, qui s’explique par l’adhésion de Norman Ajari au mouvement des Indigènes de la République et sa participation au sein de la Fondation Frantz Fanon.
Ainsi, Étienne Balibar promet à l’ouvrage de « belles empoignades en perspective », relatives notamment à sa revalorisation du concept d’essentialisme : si Ajari insiste sur la spécificité de l’expérience vécue des Noirs, sur une mémoire et une « historicité profonde » partagées, on peut en effet se demander ce qu’apporte la notion d’essence, fortement connotée et qui ne manquera pas de faire réagir les antiracistes. Son activisme le pousse également parfois à des exagérations et des raccourcis, dans sa manière de penser la continuité entre l’impérialisme européen au moment du colonialisme et aujourd’hui, ou la culture occidentale qui ne se réduirait qu’à la domination et au « ravage de l’altérité dans l’histoire ».
L’approche de la philosophie décoloniale est toutefois stimulante dans la mesure où elle pointe les limites de concepts centraux de nos sociétés, considérés comme allant de soi : la modernité et son progrès, le sécularisme ou encore le rationalisme. Choisissant de les aborder d’un point de vue extérieur, Ajari nous rappelle ainsi leur européocentrisme et leur historicité, comme le révèle la notion de dignité.
On pourra rapprocher son traitement poignant de la quotidienneté meurtrie du Noir et de la race des travaux de Pap Ndiaye et d’Aurélia Michel en France, ou encore de Tommy J. Curry et de Christina Sharpe aux États-Unis, qui s’inscrivent plus largement dans le courant des Black Studies.
Ouvrage recensé– Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, Paris, La Découverte/Les empêcheurs de penser en rond, 2019.
Autres pistes– Étienne Balibar, « “La Dignité ou la mort”, l’essai polémique qui réaffirme la puissance noire », L’Obs, 14 février 2019.– Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2015 [1952].– Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Paris, Seuil, 2020.– Pap Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008.– Christina Sharpe, In the Wake. On Blackness and Being, Durham, Duke University Press, 2016.