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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Oleg Khlevniuk
Parue en 2005, cette biographie de Staline est la réponse documentée d’un grand connaisseur des archives soviétiques aux récentes tentatives, particulièrement nombreuses en Russie, de réhabiliter le dictateur. Pour Khlevniuk, aucun doute n’est permis : Staline a bien jeté en prison, dans les camps, ou livré aux tortionnaires de la Sécurité d’État, plusieurs dizaines de millions de personnes, généralement ses concitoyens, souvent des compagnons de lutte et des amis. Et il l’a fait consciemment, sciemment, inventant des complots, faisant torturer ses opposants et planifiant les arrestations par centaines de milliers.
Quand, en 1953, Joseph Djougachvili, fils de paysans pauvres destiné à la prêtrise, meurt, il règne sans partage sur la moitié du monde. Ses successeurs, qui furent ses fervents soutiens, dénoncent le Culte de la personnalité et l’horreur des camps de travail où croupirent jusqu’à 18 millions de personnes.
Depuis, la mémoire de Staline est devenue l’enjeu de violentes luttes idéologiques : certains le comparent à Hitler, voire considèrent qu’il fut pire. Pour d’autres, de plus en plus nombreux en Russie, il incarne la puissance russe et la singularité de la civilisation soviétique. Dans les deux camps, on manipule à dessein les chiffres et les images. Alors, l’ouvrage d’Oleg Khlevniuk arrive à point nommé. L’homme connaît les archives, enseigne à Moscou comme aux États-Unis, collabore à des revues françaises, italiennes, russe ou anglaises. Il est anti-communiste, mais il est russe, ce qui le préserve de certains partis-pris.
Centré sur l’agonie et la mort du dictateur, survenue dans des circonstances on ne peut plus troubles et objet de tous les fantasmes, fourmillant de détails puisés aux archives et aux Mémoires, l’ouvrage de Khlevniuk n’en oublie pas pour autant d’expliquer cette colossale tragédie que fut le stalinisme ou quand un paranoïaque ultra-violent entreprend de réaliser l’utopie de la fraternité universelle…
1er mars 1953, datcha de Kountsevo. Le Guide, seul, git à terre dans une mare d’urine. Il ne répond pas. La crainte qu’il inspire autour de lui est telle, que personne n’ose venir le voir. Surtout, qu’on n’appelle pas de médecins : en effet, Staline, convaincu que ces « blouses blanches » forment le bras armé d’un complot américano-sioniste visant à l’abattre, avait décidé de s’en passer. Alors, les gardes font appel à Molotov, Béria, Khrouchtchev et Boulganine, ce petit cercle de dirigeants que Staline avait mis en place pour contourner les instances officielles, où il craignait d’être mis en minorité.
On finit par appeler les médecins. Diagnostic : artériosclérose en phase terminale. Bientôt, ce fut l’agonie. Quelques instants avant de mourir, le tyran, maître de la plus grande structure sociale que le monde ait porté, ouvrit les yeux. Il eut « un regard terrifiant, celui d’un dément ou d’un homme furieux […] Il leva le bras gauche comme s’il voulait indiquer du doigt quelque chose au-dessus de nous et comme s’il [les] maudissait tous. » Les collaborateurs du Maître respiraient. Aussitôt achevées les funérailles, qui virent Moscou en proie à un « chaos indescriptible » et une centaine de personnes trouver la mort, « écrasées par la foule » hystérique des Soviétiques persuadés de perdre là leur soutien et leur défenseur le plus efficace face à l’Occident et aux accapareurs, ils desserrèrent l’étau. On réhabilita le frère de Kaganovitch et l’épouse de Molotov. On abolit la torture. On libéra la moitié des détenus du Goulag, on stoppa la course aux armements et la guerre de Corée, on se mit à construire des logements. Les paysans, que l’État se résolut enfin à payer correctement, se remirent à produire normalement et les queues devant les magasins se raccourcirent.
Pour reprendre l’expression de Khelvniuk, « la “construction du communisme” [était] repoussée à un horizon plus lointain. »
Car c’est bien de cela qu’il s’agissait. Staline entendait construire la Société idéale.
Sa bibliothèque ne trompe pas : les Œuvres complètes de Platon, le premier communiste, y côtoient celles de Marx et d’Engels, bien sûr, et de l’homme qu’il admire le plus au monde : Lénine.
Comme lui, Staline voulait édifier le communisme, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression de Lénine, les Soviets plus l’électricité. Autrement dit : gouvernement collectif des travailleurs et industrialisation. Les choses sont simples : le monde va au communisme, par le capitalisme et la Révolution. Celle-ci est conduite par l’élite du prolétariat, le Parti, avec à sa tête un chef. Tout ce qui retarde cet avènement de l’utopie est mal. Tout ce qui le hâte est bien.
On s’est beaucoup demandé, remarque Khlevniuk, pourquoi Staline s’était acharné contre Trotski . C’est qu’on peut être d’accord sur le but, mais pas sur la méthode. De mœurs policées, Trotski s’est rapidement retrouvé en désaccord avec les façons brutales de son collègue caucasien. Dès l’époque de la guerre civile qui opposa de 1917 à 1922 les partisans de la Révolutions communiste (les Rouges) à ceux de la monarchie et d’un régime parlementaire, soutenus par l’Occident (les Blancs) et qui, avec ses 8 millions de morts « donna en quelque sorte sa marque de fabrique au nouvel État » , les deux révolutionnaires s’opposèrent frontalement.
Alors que Trotski, chef de l’Armée rouge, est victorieux sur tous les fronts, Staline est sur le point de perdre Tsaritsyne, la future Stalingrad. Ce qui est grave, puisque la ville commande l’accès au Caucase et à la Caspienne. Staline, qui « exerçait une autorité pleine et entière » et nourrissait envers les officiers ralliés au bolchevisme des sentiments où la crainte du complot se mêlait au mépris de l’autodidacte pour les « spécialistes », met pour la première fois en œuvre sa méthode de terreur systématique. Il y eut une vague d’arrestation, on tortura et on découvrit un complot. On serra les rangs. L’ennemi reflua. Staline demanda qu’on appliquât cette méthode aux régions voisines, ce que Lénine lui accorda. Finalement, il devait l’étendre à la moitié de l’Europe et de l’Asie, avec un remarquable succès.
Devant les victoires foudroyantes du Reich, en 1941-1942, Staline ne procéda pas autrement. Il rétablit les Commissaires politiques aux armées et ordonna qu’on exécute les traitres. Être capturé devint un crime : les Soviétiques se battront jusqu’au dernier. Comme jadis à Tsaritsyne, la terreur fouette le sang des combattants. À force de sacrifices, l’Armée rouge devait remporter la bataille de Stalingrad, puis celle de Koursk, où le plus beau de l’armée allemande serait anéanti. Le rouleau compresseur soviétique ne devait s’arrêter qu’à Berlin. Résultat : 27 millions de morts.
Mais comment un tel homme, par bien des côtés vulgaire, jugé incapable par ses pairs et piètre orateur en comparaison d’un Trotski, parvint-il à prendre la direction du Parti ? Tout d’abord, il y a l’erreur fatale de Lénine, qui lui avait confié le Secrétariat général pour faire contrepoids à Trotski. Voulant rectifier le tir, le père de la Révolution avait écrit ceci dans son testament : « Staline, maintenant qu’il est secrétaire général, concentre entre ses mains un immense pouvoir. Et je ne suis pas sûr qu’il soit toujours capable d’en faire usage à bon escient. » Le 4 janvier, il le jugeait encore « brutal ». Mais il était trop tard. Quand Lénine mourut, le Comité central décida, pour préserver l’unité du mouvement, de ne rien avouer en public de ce qui, dans le « testament de Lénine », se rapportait à Staline.
Il était Secrétaire général, et bien décidé à le rester. Cela lui permettait de contrôler les agendas, les ordres du jour et les nominations. Il ne lui restait plus qu’à tirer habilement les ficelles.
Tactique : « Manœuvrer dans l’ombre pour provoquer une scission, puis se poser en défenseur de l’unité et traiter les opposants de schismatiques . »
Tout d’abord, Trotski : écarté en 1925, déporté en 1928, exilé en 1929. Puis, les déviationnistes de gauche avec qui il avait été allié contre Trotski ; enfin ceux de droite avec qui il avait combattu ceux de gauche. Pragmatique, Staline faisait ses choix en fonction de la situation, avec en ligne de mire la construction du socialisme et comme méthode la guerre de classe. Toujours, en arrière-fond : la peur d’une intervention étrangère.
Car, s’il est une explication à la paranoïa de Staline, c’est bien la crainte que l’Occident ne prépare une offensive contre l’URSS en infestant celle-ci d’espions recrutés parmi les déviationnistes, les trotskistes, la petite-paysannerie aisée et la bourgeoisie. Ainsi s’explique que, tournant le dos à ses alliés de droite, il décide la fin à la NEP et le premier Plan quinquennal. D’une pierre quatre coups : il extermine ses ennemis, construit le socialisme, bâtit l’industrie qui permettra de conduire la guerre et s’assure une grande popularité dans le parti.
La « guerre contre les “koulaks” » donne à l’effort d’industrialisation les bras et les financements dont elle a besoin. Il s’agit de collectiviser l’agriculture, d’accaparer les récoltes, d’accabler d’impôts et d’envoyer le surplus de paysans inutiles dans les grandes usines. « Dans dix ans, déclarait Staline, […] nous devrons avoir rattrapé [les] pays capitalistes avancés. […] Aucune forteresse n’est imprenable pour les bolcheviks » Naturellement, les campagnes périclitèrent.
À la chute de la production, le pouvoir stalinien répondit par la violence. « De nombreux carriéristes infiltrés dans le Parti, sans parler des partisans d’une politique radicale contre les paysans, répondirent avec enthousiasme à son appel. Des rapports sur les succès de la collectivisation affluèrent de toutes parts vers Moscou. » Une fièvre s’était emparée du pays.
Contrairement aux attentes des dirigeants soviétiques, l « paradis sur terre » se couvrit de révoltes paysannes, particulièrement dans les zones occidentales, ce qui fit craindre à Staline que la Pologne n’attaque l’URSS de concert avec le Japon. Rien qu’en mars 1930, on recensa 6 500 émeutes qui furent matées à coups de mitrailleuses et de déportations, Staline accusant les révoltés « d’avoir déclaré la guerre au gouvernement soviétique » .
Tandis que le cheptel et la production céréalière s’effondraient, engendrant la mort par famine de six ou sept millions de Soviétiques , le Guide plastronnait : « L’une de nos réussites est d’avoir permis aux masses de paysans pauvres […] de devenir […] des paysans aisés. » Après une courte accalmie , ce fut la purge. En 1936 et 1937, la totalité des dirigeants historiques du Parti fut éliminée au cours de procès truqués : Zinoviev, Kamenev, puis Rykov, Boukharine et Toukhachevski, sans parler de Trotski, qui devait être assassiné en 1940 ni, surtout, de la Grande Terreur qui s’ensuivit, dont on estime qu’elle fit plus de sept cent mille fusillés. Comme le disait Saint-Just : la Révolution mange ses propres enfants. Mais nous sommes ici dans le massacre rationalisé : la chose fut rigoureusement planifiée en une « série d’opérations secrètes » comprenant « des objectifs chiffrés d’exécution et d’internement ».
Une chose est sûre : « pathologiquement méfiant », Staline entendait faire en sorte qu’il ne pût y avoir, en URSS, rien qui ressemblât à une « cinquième colonne » de traitres infiltrés qui seraient à la solde de l’ennemi, car « il suffit de quelques espions pour transformer une victoire en défaite. »
Et comme, selon Molotov, « tous ceux qui sont incapables de lutter contre la bourgeoisie, choisissent de s’allier à elle », il n’y a pas beaucoup à penser pour conclure à la légitimité des massacres de masse et des déportations ethniques. Staline s’était affranchi de toute morale.
Les Juifs ? Suspects de double allégeance depuis qu’Israël a troqué l’alliance soviétique pour l’américaine : qu’ils tremblent.Sa famille ? Il ne l’a pas davantage ménagée que ses peuples. Sa femme s’est suicidée en 1932. Son fils Vassili n’est qu’un « dégénéré », un débauché dont il couvrira les frasques et qu’il nommera à des postes toujours plus élevés sans pour autant jamais le respecter. Sa fille Svetlana ? Elle finira aux États-Unis, détruite. Alexandre Svanidze, son beau-frère : exécuté avec sa femme. Anna Alilouieva, belle-sœur : exécutée. Pavel Alilouiev : suicidé…
Seul le « peuple » avait l’heur de ne pas déplaire à Staline : il avait suivi le Guide dans la guerre, et c’était même à cette rencontre, entre le Guide et le Peuple, que l’on devait la victoire. Mais de quel peuple s’agissait-il donc ? Du peuple réel, souffrant, vivant dans la misère à la campagne ou en ville dans une promiscuité hallucinante ; ou bien du fantôme ténébreux engendré par les songes de fin du monde des bolchéviks ? Lui-même et ses proches ne connaissaient que le régime d’exception créé pour les membres de la nomenklatura : magasins spéciaux où ne sévissait pas la pénurie, sanatoriums réservés, fastes impériaux du Kremlin et confort douillet des datchas.
Du bon peuple, il ne connaissait guère que ce que lui en laissait entrevoir la gigantesque correspondance qui lui était adressée, triée par les services : ou bien des louanges, ou bien des complots. Koba, le redresseur de torts, en était friand. Cela lui donnait l’occasion d’exercer sa justice vengeresse.
Les crimes de Staline sont si nombreux, et ses réalisations si époustouflantes que l’on serait tenté de voir en lui plus qu’un homme. Pour les uns, démon acharné à détruire la Russie traditionnelle, la société paysanne, la religion et la culture bourgeoisie ; pour les autres, Guide suprême qui a fait passé la Russie des ténèbres religieuses à la lumière du marxisme, son peuple de l’esclavage à la liberté, et ses armées de la déroute de 1917 à la victoire totale de 1945. S’il porte tant de contradictions, c’est que Staline a fait entrer la Russie dans l’ère moderne, définitivement, en l’espace de trente ans, là où l’Europe occidentale avait mis plusieurs siècles.
Mais le terrain, on le voit, est propice aux interprétations outrées et aux jugements définitifs. Oleg Khlevniuk, lui, s’en tient aux archives, aux témoignages et à la méthode historique. Il ne voit en Staline, ni un tyran assoiffé de sang, ni un Guide surhumain. Il ne le dénigre pas non plus, comme l’ont fait les trotskistes, Boris Souvarine en tête, en ne voyant en lui qu’un petit voyou, un braqueur et un illettré. Il le replace dans son contexte. Le Staline de Khlevniuk est un homme tout simplement, et un politicien. Il est cultivé, mais sans méthode ; il est bon écrivain, mais piètre orateur ; mauvais stratège mais bon tacticien. Il est violent mais sauve son pays du nazisme. Il met au pas les opposants, mais protège un Boulgakov.
Bref, le Staline de Khlevniuk semble proche de la réalité, admet la nuance, rejette le révisionnisme néo-stalinien, mais ne tombe pas non plus dans le réquisitoire. Une lecture saine.
Reste le mystère de la fin. Staline git dans une marre d’urine, seul. On n’appelle pas de médecins. Les historiens, dit Khlevniuk, ne pensent pas qu’il y ait eu complot. Ce n’aurait, en tout cas, certainement pas été l’avis du dictateur, qui, quelques mois avant sa mort, avertissait qu’il s’en tramait un, « commandité par une organisation internationale dirigée par des nationalistes bourgeois juifs travaillant pour les services secrets britanniques et américains ». Pas l’avis non plus de Molotov qui affirme : « Je suis moi aussi d’avis qu’il n’est pas mort de sa propre mort. »
Dans son avant-propos, Oleg Khlevniuk prévient. Son livre est une défense de la vérité historique contre « l’apologie pseudo-scientifique » de Staline à laquelle se livrerait un « nombre impressionnant d’auteurs ». S’appuyant sur les témoignages et les archives, Khlevniuk démontre, non seulement que Staline a indubitablement planifié la plupart des déportations et des exécutions, mais encore qu’il est allé jusqu’à ordonner la fabrication de nombreux faux. Ici, l’historiographie ne peut que lui être redevable. Mais comment expliquer l’immense popularité du dictateur ? Les « citadins […] formaient une couche sociale relativement privilégiée et avaient, […] à la différence des kolkhoziens, […] accès aux soins médicaux, aux infrastructures culturelles et à l’enseignement. »
À la mort de Staline, la société russe était profondément divisée. La ligne de fracture, c’était ce mur d’un côté duquel se trouvait la Société idéale, la Jérusalem terrestre toute d’usines et de villes-modèles, peuplée d’ingénieurs, d’ouvriers et de professeurs : les Soviétiques. De l’autre, les paysans, les nations périphériques et une certaine intelligentsia, la future dissidence. Fracture encore sensible aujourd’hui, par exemple, justement, dans l’historiographie du stalinisme.
Et, enfin, quid de l’« hypothèse Azef », formulée par Gérard Conio dans la Théologie de la provocation ? Savoir que Staline aurait appartenu à la fois au bolchevisme et à la police du Tsar. Après tout, écrit Khlevniuk, « Tout laisse à penser que […] Djougachvili fut suspecté d’être un agent double. » Hypothèse terrifiante : démon dostoïevskien, Staline aurait alors passé sa vie à jouir de manipuler, sans autre visée que le pouvoir et le néant, ni d’autre peur que de se retrouver lui-même victime d’une machination…
Ouvrage recensé– Staline, Paris, Belin, 2017.
Autres pistes– Nicolas Werth, Le cimetière de l'espérance, Paris, Perrin, 2019.– Boris Souvarine, Staline. Aperçu historique du bolchévisme, Paris, Ivréa, 1985.– Dobritsa Tchossitch, Le Temps du Mal, Paris, L’Âge d’Homme, 1990, 2 vol. – John Reed, Les dix jours qui ébranlèrent le monde, Éditions sociales, 1982 [la révolution telle que vue par un communiste américain convaincu]– Alexandre Werth, La Russie en guerre, Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2011, 2 vol.– Vassili Grossman, Vie et Destin, Paris, L'Âge d'Homme, 1980.