Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Olivia Chambard
Depuis le milieu des années 2000, les formations à l’entrepreneuriat se multiplient dans les universités françaises. Se donnant pour objectif d’insuffler l’esprit d’entreprendre chez les étudiants, elles promeuvent également un nouveau modèle pédagogique construit en référence au monde de l’entreprise. Fruit d’une enquête sociologique de huit années, cet ouvrage étudie la façon dont se déploie ce nouveau domaine de l’enseignement supérieur. Bien qu’assez large pour permettre à de nombreux acteurs d’y trouver leur place, l’éducation à l’entrepreneuriat demeure indissociable d’une idéologie néolibérale exaltant les vertus de la concurrence et de la recherche du profit individuel.
Le mot « entrepreneuriat » fait son entrée dans le dictionnaire en 2002. Il connaît depuis une popularité croissante : le nombre de ses occurrences dans la presse augmente de façon exponentielle depuis le début des années 2010.
Ce succès n’épargne pas l’université, où les dispositifs de formation et de sensibilisation à l’entrepreneuriat se multiplient, proposant un nouveau programme éducatif centré non plus sur l’apprentissage de savoirs universels et désintéressés mais sur l’acquisition d’un esprit entrepreneurial, c’est-à-dire d’une certaine façon de penser et d’agir dans la sphère économique.
L’éducation à l’entrepreneuriat constitue donc un projet ambigu. Antiacadémique sur de nombreux points, elle s’est pourtant construite comme une discipline universitaire à part entière. Le « nouvel esprit de l’enseignement supérieur » (p.286) qu’elle propose, fondé sur le charisme des enseignants et sur leur expérience en entreprise plutôt que sur leur production académique, accompagne la diffusion d’une idéologie néolibérale légitimant l’économie capitaliste de marché.
Le matériau particulièrement riche de cet ouvrage est le résultat d’une enquête sociologique de huit années menée en France entre 2009 et 2017 sur les modules de formation à l’entrepreneuriat à l’université. Les nombreux extraits d’entretiens, d’archives et d’observations (menées en classe ou lors de séminaires) qui ponctuent ce livre en font un travail particulièrement dense et bien renseigné.
La promotion de l’entrepreneuriat est le résultat de la mobilisation d’acteurs hétéroclites, dont les intérêts ne convergent pas toujours. Le patronat constitue, historiquement, la première de ces forces. La bourgeoisie économique et militaire française alimente depuis la période prérévolutionnaire une critique du modèle français de formation des élites.
D’abord dirigée contre les humanités (philosophie, littérature, langues anciennes), considérées comme inutiles au commerce, elle a progressivement imposé l’enseignement des savoirs pratiques tels que les mathématiques, la géographie et les langues vivantes. La massification scolaire, amorcée dans les années 1960, rapproche du même coup l’enseignement supérieur des besoins de main-d’œuvre en ouvrant progressivement des formations ne menant ni au secteur libéral ni à l’enseignement comme c’était jusqu’alors le cas.
Les années 1970 marquent une réorientation du militantisme patronal, qui passe d’une défense de la libre entreprise (donc d’un droit garanti par des institutions) à la promotion de l’esprit d’entreprise (donc d’une attitude individuelle). La figure de l’entrepreneur est érigée en modèle à suivre et en solution aux crises économiques que traverse alors la France. Ce tournant rhétorique permet au patronat de situer la cause de la récession dans une supposée culture française anti-entrepreneuriale. Formulé ainsi, le problème semble devoir être résolu par des politiques culturelles de sensibilisation à l’esprit d’entreprise. Le « french bashing » (p.289) et la référence constante aux États-Unis contribuent à la diffusion d’un nouveau programme éducatif d’inspiration patronale. Ce discours est repris par certains enseignants d’écoles de commerce, qui s’efforcent alors de mettre en place des formations à l’entrepreneuriat de façon décentralisée dans leurs établissements respectifs. Ces premiers programmes s’appuient sur l’émergence et le succès, outre-Atlantique, des « entrepreneurial studies ». Les travaux qui en découlent fournissent une première légitimité académique aux modules d’éducation entrepreneuriales qui émergent à HEC et l’ESSEC. Ces formations accompagnent la frénésie entrepreneuriale des années 1990 et du début des années 2000 (avant l’explosion de la bulle internet).
La crise de 2008, loin d’avoir éteint le projet d’éducation entrepreneuriale, a au contraire précédé de peu son inscription dans l’agenda politique. À partir de 2009, elle bénéficie du soutien croissant de technocrates et de décideurs (autant Valérie Pécresse que François Hollande).
Le « cadrage culturel de l’esprit d’entreprise » (p.50) a conduit à chercher la solution au marasme économique français dans des programmes d’enseignement. Cette « requalification éducative » (p.75) a été achevée par le jeu de la division du travail au sein de l’administration publique.
Lors de leur lancement à la fin des années 2000, les premiers projets de formation à l’entrepreneuriat impliquaient, sans que leurs taches respectives soient précisément établies, les services ministériels chargés des Finances, de la Recherche, et de l’Enseignement supérieur. Progressivement, c’est à la direction de l’Enseignement supérieur qu’échoit son élaboration concrète. L’entrepreneuriat devient donc une question d’enseignement et de pédagogie.
Son intégration à l’université a nécessité un travail préalable de définition de l’entrepreneuriat. Le terme, polysémique, est en effet employé indifféremment pour désigner l’acte de création d’une entreprise et une attitude entreprenante, devenant parfois même synonyme d’innovation ou de goût du risque. Les fonctionnaires en charge de la mise en place du programme ont ainsi rédigé un référentiel à destination des universités qui propose une définition de l’entrepreneuriat et donne un certain nombre d’objectifs aux formations.
Au terme des discussions, c’est la conception la plus large de l’entrepreneuriat comme attitude qui s’impose. Cette acception, soutenue par les représentants patronaux et les enseignants de gestion, reçoit un accueil plus dubitatif des ingénieurs et des cadres de l’industrie, qui y voient une définition fourre-tout. Telles que les présente le référentiel, les formations à l’entrepreneuriat doivent ainsi diffuser des savoir-être davantage que des savoir-faire.
La formation à l’entrepreneuriat à l’université constitue un bon exemple de « soft politique » (p.113). À l’intersection de plusieurs services ministériels (donc sans administration autonome), dotée de faibles ressources financières, elle procède par incitation plutôt que par coercition. Les moyens dont elle dispose ne lui permettent pas d’organiser un déploiement à large échelle de l’éducation à l’entrepreneuriat. La mesure la plus importante de ce programme est le lancement, par appel à projets, des Pôles de l’entrepreneuriat étudiant (PEE, renommés « Pépite » en 2013).
Le montant alloué aux établissements sélectionnés (en moyenne moins de 100 000 euros) ne représente qu’une part extrêmement faible de leur budget. C’est donc en au sous-financement généralisé des universités, qui les contraint à rechercher de nouvelles aides, que les PEE doivent leur succès.
L’attitude entrepreneuriale est souvent opposée par ses promoteurs à deux figures : le fonctionnaire d’une part, l’étudiant de Lettres d’autre part.
L’un dans l’autre, l’entrepreneuriat semble donc peu en phase avec l’univers académique. Dans cette discipline, la légitimité des enseignants se joue non pas à leurs publications ni à la connaissance des travaux universitaires de leurs confrères, mais plutôt à leur expérience en entreprise. Les carrières purement académiques, fortement valorisées dans les autres matières, y sont nettement discréditées.
Ce primat du professionnel sur le scolaire inspire des pédagogies, elles aussi, en décalage par rapport au reste de l’enseignement supérieur. Les professeurs comme les élèves disent accorder une importance particulière au charisme et à l’aisance orale. Le bluff lors des présentations orales est encouragé par certains enseignants, au motif qu’il fonctionne souvent dans le monde professionnel. Les cours et séminaires recourent parfois à des « pédagogies du ludique » (p.150), confrontant les étudiants à des jeux censés leur inculquer des compétences utiles dans le monde de l’entreprise. Les formations sont également organisées sur des périodes courtes, contraignant les étudiants à produire des rendus par groupe et en très peu de temps, de façon là encore à se rapprocher de la « réalité professionnelle » (p.161).
Cette distance vis-à-vis du monde académique s’avère néanmoins paradoxale, dans la mesure où elle est affectée par une discipline qui tente précisément de se faire une place à l’université. Ainsi, en même temps qu’elle discrédite certaines normes du monde académique, elle opère une « académicisation » (p.194) de son propre programme. Elle se dote pour cela d’un corps d’enseignants-chercheurs spécialisés, auteurs de thèses, et donc théoriciens d’une discipline qui discrédite la théorie. Elle mène également un travail de « codification des savoirs enseignables » (p. 198), c’est-à-dire de définition des savoirs attendus des étudiants.
L’entrée de l’entrepreneuriat à l’université lui permet d’expérimenter de nouvelles façons d’enseigner, mais également de nouveaux modèles d’organisation académiques. L’enjeu de l’éducation à l’entrepreneuriat n’est donc pas uniquement pédagogique mais également institutionnel. Parfois considéré comme un cheval de Troie de la libéralisation de l’enseignement supérieur, l’entrepreneuriat promeut la concurrence entre établissements, la flexibilisation des contrats de travail, le financement par projet ou par investissements privés, etc.
Le programme très normatif de l’éducation à l’entrepreneuriat interroge sa dimension politique. Au terme de son enquête, Olivia Chambard conclut à une pluralité des usages de l’entrepreneuriat, qui ne peuvent tous être rigoureusement qualifiés de néolibéraux. Elle identifie ainsi un « usage socio-éducatif » (p.222) de l’entrepreneuriat, qui le conçoit comme un outil de lutte contre le chômage des jeunes et contre l’aliénation que représente parfois le salariat.
Pour certains, l’éducation à l’entrepreneuriat permet aux étudiants d’acquérir des savoir-être valorisés par les employeurs, donc de décrocher un emploi salarié. Pour d’autres, créer son entreprise est considéré comme la meilleure façon de « se réaliser » (p.225) en décidant soi-même de l’activité qu’on exerce.
Pour autant, la plupart des autres usages de l’entrepreneuriat sont d’orientation néolibérales. L’« usage économiciste » (p.210) consiste à voir ce programme éducatif comme une façon de diffuser auprès des étudiants un « sens commun néolibéral » (p.211) caractérisé par l’adhésion à certaines valeurs et certaines croyances telles que la méfiance à l’égard de l’intervention étatique dans le champ économique, l’idée que seule l’entreprise capitaliste crée de la richesse (et donc de la croissance) et que les individus sont entièrement responsables de leurs réussites et de leurs échecs. Cet usage s’accompagne d’une promotion du « réalisme économique » (p.215), au nom duquel l’utilité sociale des entreprises n’est pas prise en considération.
Olivia Chambard identifie également un « usage interne » (p.231) de l’entrepreneuriat, alors mis au service de la refonte de l’enseignement supérieur. Il s’agit là encore d’un usage militant, cherchant généralement à doter l’université de règles de fonctionnement inspirées du new public management. Cependant, bien que d’orientation clairement néolibérale, cette cause peut recevoir le soutien ponctuel d’autres opposants au « conservatisme pédagogique » (p.234) de l’université, séduits par les pédagogies du ludique et l’évaluation par compétence.
La pluralité des usages de l’entrepreneuriat ne signifie pas qu’il s’agisse d’un programme idéologiquement neutre. La référence fondamentale au monde de l’entreprise, aux impératifs de rentabilité, à la recherche du profit et à la critique de l’intervention publique, limite grandement le potentiel critique de l’éducation à l’entrepreneuriat. Cette « force de rappel » (p.256) interdit par exemple d’en faire un usage résolument anticapitaliste.
Souvent présenté par ses partisans comme une façon de se créer son propre emploi et d’échapper aux servitudes du marché du travail, Olivia Chambard montre que l’entrepreneuriat a au contraire « moins de chances de rebattre les cartes sociales que de conforter les hiérarchies » (p.262). La longue durée de son enquête lui a permis de suivre les trajectoires d’étudiants en entrepreneuriat après leur formation. Contre le mythe du « self made man », elle montre que les ressources économiques et culturelles que les individus tirent de leur origine sociale sont déterminantes dans le choix de créer ou non une entreprise, et surtout dans le succès de ce projet.
Créer son entreprise reste un phénomène très minoritaire, même au sein des anciens étudiants en entrepreneuriat. La plupart des candidats à ces formations en sont conscients et y postulent dans le but d’ajouter à leur curriculum vitae un élément qu’ils savent valorisé par les employeurs. Paradoxalement, l’éducation à l’entrepreneuriat est alors utilisée comme un moyen d’accès au salariat. Cette posture est généralement assumée par des étudiants qui se savent, d’une part, dépourvus des ressources nécessaires à la création d’entreprise, et d’autre part en possession de diplômes suffisants à leur assurer un emploi salarié stable et correctement rémunéré.
Le groupe des étudiants qui se sont lancés dans l’entreprise est lui-même divisé en deux. Ceux issus de familles aisées, souvent diplômés de grandes écoles de commerce, voient dans la création d’entreprise une façon d’« échapper à L’Oréal » (p.275), c’est-à-dire à un emploi de cadre supérieur jugé ennuyeux et sans gloire. Créer son entreprise serait, à l’inverse, synonyme de risque, d’aventure et de liberté. Leur aisance financière et relationnelle les mène souvent à des succès à la fois économiques et symboliques.
Pour les autres, l’entrepreneuriat est plus souvent vu comme un moyen d’« échapper à Décathlon » (p. 265), c’est-à-dire à des emplois salariés peu prestigieux et peu rémunérateurs. Cette voie est généralement empruntée par des étudiants qui réalisent, au cours d’un stage ou d’une alternance, la faible valeur de leurs diplômes et, dès lors, leurs faibles chances de réussir socialement par le salariat. Ceux de ce groupe qui se lancent ne connaissent pas tous le succès et sont parfois contraints de revenir aux emplois salariés auxquels ils avaient d’abord tenté d’échapper. L’entrepreneuriat contribue ainsi à consolider en les légitimant les hiérarchies sociales.
Réussir ou échouer par l’entrepreneuriat est vécu sur un mode beaucoup plus personnel que par le salariat, masquant du même coup le rôle des structures sociales dans la reproduction des inégalités.
Pour Olivia Chambard, l’éducation entrepreneuriale constitue une forme scolaire nouvelle, cherchant à abolir la séparation entre l’apprendre et le faire qui structure l’enseignement supérieur depuis sa création.
Antiacadémique, l’entrepreneuriat s’est pourtant fait une place à l’université grâce au soutien des gouvernements successifs. Il œuvre à présent à en transformer l’organisation en la rapprochant de celui des entreprises privées. Il contribue dans le même temps à la diffusion d’un sens commun néolibéral auprès des étudiants. La promotion de ces programmes de formation s’appuie pourtant sur des présupposés critiquables.
Créer avec succès une entreprise semble moins une question de bonne volonté ou d’esprit d’entreprise que de ressources personnelles et familiales. Et Olivia Chambard de conclure que la refonte des structures économiques, dont les crises économiques et sociales ont montré la nécessité, passera plus probablement par une démocratisation de l’enseignement supérieur et un financement sans condition des services publics que par leur privatisation et l’exaltation d’un esprit entrepreneur focalisé sur le profit.
Cet ouvrage constitue une enquête inédite sur le thème de l’éducation à l’entrepreneuriat en France, phénomène récent encore peu étudié. Issu d’une thèse de doctorat, il s’appuie sur un matériau empirique dense qui en étaye solidement le propos. Olivia Chambard convoque en outre un grand nombre de références classiques de la sociologie. L’idée, au fondement de son travail, selon laquelle la fonction de l’éducation est d’organiser une socialisation systématique des jeunes générations aux valeurs et aux croyances socialement dominantes remonte aux travaux canoniques d’Émile Durkheim.
En montrant comment des dispositifs de formation peuvent influencer les façons d’agir et de penser des agents économiques, cette enquête prolonge également les conclusions de Pierre Bourdieu, lui aussi abondamment cité, qui avait démontré le caractère socialement construit de la rationalité économique.
L’ouvrage éclaire enfin la façon dont l’université peut contribuer à légitimer un modèle d’organisation économique (en l’occurrence le capitalisme néolibéral). Elle poursuit en cela la réflexion amorcée par Max Weber sur l’esprit du capitalisme, dont l’esprit entrepreneurial serait le dernier avatar. Elle montre, suivant un raisonnement proche de celui de Luc Boltanski et Ève Chiapello, que cet esprit s’est en partie nourri des critiques adressées au capitalisme fordiste : l’aliénation dans le salariat et l’organisation bureaucratique de la production.
Ouvrage recensé– Olivia Chambard, Business Model. L’Université, nouveau laboratoire de l’idéologie entrepreneuriale, Paris, La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences sociales », 2020.
Autres pistes– Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1999.– Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000.– Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF, « Quadrige », 1938.– Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964 [édition originale, 1905).