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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Olivier Grenouilleau
Un phénomène aussi lourd de signification dans l’histoire du monde moderne que la traite des Noirs ne peut s’accommoder de schémas simplistes et d’explications linéaires : voilà l’exigence qui anime Olivier Grenouilleau dans cet ouvrage. Multiplier les échelles d’analyse, les facteurs et les comparaisons lui permet de reconstituer dans sa complexité la place du trafic des esclaves noirs au sein des diverses sociétés qui y prirent part. Au carrefour de ces multiples évolutions et négociations, il révèle les structures et les intérêts qui garantirent la longévité de l’écosystème négrier.
La déportation de captifs noirs commença certainement dès l’Antiquité, mais la traite proprement dite, qui implique une organisation structurée et relativement stable, à même de diviser et d’assurer les différentes étapes du trafic d’êtres humains, ne vit le jour qu’au VIIe siècle. Elle se mit en place à la suite de l’expansion musulmane au nord du continent africain. Cette traite, dite orientale, reposa sur des réseaux marchands islamiques qui y pénétrèrent depuis les pays du Maghreb et du Machrek, mais aussi depuis la côte orientale de l’Afrique, s’appuyant sur des comptoirs arabes comme Zanzibar. Ils alimentaient ainsi la demande en esclaves noirs des puissances arabes, ottomane, perse, ainsi que des autres sociétés, musulmanes ou non, bordant l’Océan indien.
Au XVe siècle, une autre traite se met peu à peu en place, principalement à partir de la côte ouest du continent africain : elle est le fait des marins portugais, puis européens en général. La traite dite occidentale alimente en esclaves les exploitations minières et surtout agricoles du Nouveau Monde. Elle prend une ampleur particulièrement significative à partir de la fin du XVIIe siècle, quand voient le jour des économies de plantation, sucrière notamment, nécessitant une main-d’œuvre très importante. Il fallut attendre les débuts du XIXe siècle pour que le mouvement abolitionniste européen trouve une traduction institutionnelle, capable de mettre fin à la traite négrière occidentale, avant de s’en prendre, à la fin du même siècle, à la traite orientale.
Il faut enfin ajouter à ces deux traites un trafic interne au continent noir, le plus mal connu, alimentant les sociétés d’Afrique précoloniale elle-même esclavagistes : cette dernière traite ne prit fin qu’au XXe siècle, alors que progressait la colonisation européenne de l’Afrique. Une histoire s’étendant sur plus d’un millénaire, faisant intervenir quatre continents, ne peut dès lors être que globale. En systématisant les approches comparatives, en diversifiant autant que possible l’origine des sources, en s’intéressant à toutes les étapes des processus concernés, dans leurs différents contextes, l’ouvrage démontre combien l’étude conjointe des traites négrières met en lumière chacune d’entre elles et leur fonctionnement combiné.
Les traites négrières est venu combler dans le champ historique français une lacune significative et préjudiciable aussi bien pour l’histoire comme discipline que pour la culture historique publique, pour lesquelles Olivier Grenouilleau met ainsi à disposition les résultats, autrement peu accessibles, de plusieurs décennies de recherches. À cause de son horizon d’emblée mémoriel et politique, depuis l’époque du combat abolitionniste, mais encore aujourd’hui, ce sujet est susceptible de générer plusieurs distorsions de nature idéologique qui affectent le regard des historiens eux-mêmes sur le passé négrier. L’auteur s’adresse donc aussi bien à ses collègues qu’à un public plus large en voulant, par l’étude globale de toutes les traites négrières, rafraîchir et décentrer la perspective sur cette question. Il s’agit en premier lieu de prendre ses distances avec l’européocentrisme dominant traditionnellement les représentations de la traite.
Il est en effet à l’origine en premier lieu d’un manque d’intérêt pour les autres formes de traite et pour les souffrances qu’elles-mêmes engendrèrent, incarné dans des idées reçues trop répandues. L’ouvrage s’attache donc à démanteler les fondements de l’opinion qui pense la traite orientale plus « douce » que la traite occidentale : la traversée de l’Atlantique à fond de cale peut être comparée, d’un point de vue fonctionnel, mais aussi en termes de mortalité des captifs, à une traversée du Sahara tout aussi traumatisante. De la même façon, l’étude précise des processus de capture et de vente, par les négriers africains, en amont de leur acquisition par leurs homologues européens, réfute l’idée d’une passivité générale des sociétés d’Afrique noire au sein du commerce négrier.
Par ailleurs, l’européocentrisme aboutit à considérer le cas européen comme le seul modèle applicable, à l’aune duquel interpréter les réalités africaines ou orientales. Les abondants développements historiographiques de l’ouvrage servent ainsi à souligner les impasses de recherches ayant visé à définir des schémas évolutionnistes. Faisant de la traite négrière le préambule à l’industrialisation, soit pour lui attribuer le décollage des économies européennes, soit pour lui imputer un supposé retard des sociétés africaines, ces schémas, appuyés sur des syllogismes simplistes, échouent à rendre compte de la complexité des situations rencontrées.
L’historien s’emploie donc à décompartimenter les aires géographiques et les objets, en faisant appel aux résultats d’autres champs historiques ou anthropologiques, quitte à faire des traites négrières un paramètre historique parmi d’autres, plutôt que la cause unique des évolutions ou de leur absence.
Faire l’histoire des traites négrières, au pluriel, nécessite en effet de renoncer à l’idée d’une unicité de la traite atlantique, en particulier, qui empêche de la comparer avec d’autres phénomènes, comme si une telle démarche pouvait risquer de relativiser son horreur. En réalité, Olivier Grenouilleau montre précisément que c’est en comparant l’esclavage des Noirs aux Amériques aux autres formes d’esclavage connues que l’on peut en relever les spécificités.
À rebours d’une opinion qui voit dans la traite atlantique un important tournant dans l’histoire d’une Europe médiévale supposément non-esclavagiste, l’auteur s’attache ainsi à contextualiser l’investissement de l’Afrique par la demande européenne en esclaves. Les premiers négriers européens apparaissent dès lors comme les héritiers directs des marchands d’esclaves, généralement italiens, du XIVe siècle, alimentant les villes européennes en esclaves slaves ou orientaux. C’est notamment la fermeture de l’accès à ces marchés, à partir de la prise de Constantinople par les Ottomans, en 1453, qui pousse les Européens à vouloir acheter des esclaves sur le continent africain, dont les Portugais sont en train d’explorer les côtes. Historiquement, le racisme qui caractérise les traites négrières occidentales et orientales apparaît en fait comme second, venant légitimer a posteriori un état de fait.
L’auteur en conclut que c’est aux structures, économiques notamment, qu’il convient de s’intéresser en priorité : c’est par exemple l’économie de plantation, telle qu’elle s’est peu à peu mise en place au tournant du XVIIIe siècle, qui modifia la traite européenne pour lui donner le visage qui est le plus familier au lecteur. Plus encore, historiciser les traites négrières signifie mettre à distance les déterminismes résultant généralement des approches généalogiques classiques. L’économie de plantation fournit ici aussi un exemple pertinent, dès lors que nombre d’historiens et de penseurs y ont vu la seule organisation capable d’assurer la mise en valeur des Amériques.
L’ouvrage montre au contraire que sa mise en place résulte d’un processus en partie erratique où interviennent une multiplicité de facteurs, non seulement économiques, mais aussi culturels ou idéologiques. La main-d’œuvre servile noire n’était par ailleurs pas destinée initialement à y être employée seule, mais fut au long du XVIIe siècle en concurrence avec des esclaves amérindiens et des Européens libres. Loin de disculper les logiques négrières, cette approche les assimile à de véritables choix, qu’il est possible cependant de contextualiser.
Conditionnée initialement par l’esclavage médiéval, plus tard par l’esclavage des Amérindiens, la traite négrière changea plusieurs fois d’échelle, sans jamais devenir un phénomène autarcique. Les différents circuits de traite semblent en effet s’imbriquer dans un fonctionnement esclavagiste plus large, englobant en définitive la quasi totalité du monde connu, au point de susciter entre les différents systèmes, les trois traites négrières, des correspondances, voire des affinités, que l’auteur s’emploie à relever au long des chapitres de son ouvrage. Un même schéma peut ainsi être appliqué à l’instauration des traites européenne et islamique : l’expansion territoriale, dans l’Afrique et le Moyen-Orient du VIIe siècle, ou aux Amériques au tournant du XVIe siècle, suscite une forte demande de main-d’œuvre à laquelle répond la traite négrière. Le recours à cette pratique donne ensuite le jour à des justifications morales s’articulant en stéréotypes racistes et en alibis religieux.
Aussi bien en terre d’Islam que dans les sociétés chrétiennes d’Europe, les critiques du système négrier semblent alors s’amenuiser à mesure que la traite prend de l’ampleur. Les apologistes européens de la traite au XVIIIe empruntent même aux théoriciens musulmans un argument religieux vieux d’un millénaire, celui de la malédiction de Cham, l’un des fils de Noé dont on fit l’ancêtre des Noirs africains.
Les traites négrières peuvent ainsi apparaître comme l’un des premiers trafics mondialisés, dès lors que l’Afrique aboutit à fournir à elle seule l’Europe et les Amériques en esclaves, tandis que ses autres exportations sont marginalisées. L’auteur s’emploie donc à décrire les implications de ce commerce sur les différents espaces qu’il met en relation.
À l’échelle des régions, il recense ainsi les routes empruntées par les caravanes d’esclaves ainsi que les pouvoirs qui bénéficient de leur passage, entre Sahel et Maghreb notamment. À celle des localités, il montre la répartition des rôles entre communautés villageoises dans l’économie de la traite, en Afrique occidentale. À l’échelle des individus, enfin, il détaille les stratégies sociales, c’est-à-dire commerciales, par exemple, mises en œuvre par quelques familles de négriers nantais pour faire de la traite un levier d’enrichissement.
Les traites négrières semblent ainsi s’accommoder de ces logiques disparates, ou même étanches, mais qui contribuent toutes à ce que l’auteur appelle l’« engrenage négrier ». Elles peuvent être, de fait, ramenées à leur position fonctionnelle au sein de ce processus. C’est par là-même que l’auteur peut ensuite les comparer, d’une civilisation à l’autre, pour noter ressemblances et dissemblances, et mieux comprendre dès lors la place qu’esclavage et traite occupent au sein de chacune d’elle.
Il peut ainsi indiquer que c’est aux élites qui tirent profit de la traite, plutôt qu’à de supposées logiques nationales voire continentales, qu’il faut s’intéresser pour interroger les intérêts soutenant le fonctionnement des traites et, partant, leur pérennité. En définitive, c’est parce que ces divers intérêts étaient conjoints, mais pas superposables que le système négrier était doté de l’élasticité lui permettant de survivre aux perturbations propres à chacun des mondes qui y participait. C’est ainsi que l’auteur analyse en particulier les différents types de valeurs attribués à l’esclave par un planteur des Amériques ou par un chef lignager d’Afrique noire.
L’approche démographique qui fait l’objet de longs développements dans l’ouvrage procède du même passage de l’approche comparative à la recherche d’une compréhension du système dans son ensemble. Retraçant les estimations désormais plus ou moins admises, l’auteur cherche ainsi d’abord à évaluer l’ampleur de la ponction démographique des traites sur les populations du continent noir, en fonction de ce que l’on sait de la démographie africaine. Les 11 millions attribués à la traite occidentale doivent s’ajouter aux 17 millions estimés pour la traite orientale, auxquels il faut encore additionner les victimes de la traite intra-africaine, se comptant probablement également en millions. La répartition de ces chiffres selon les périodes concernées indique, d’après l’auteur, que la ponction ne mit jamais en péril le fonctionnement des diverses traites.
Mais il va plus loin en proposant une analyse des rythmes et des prix du commerce d’esclaves, pour la traite occidentale : si certaines variations semblent explicables à partir des conditions externes du trafic (l’état du commerce atlantique), d’autres font signe vers des éléments internes, propres aux sociétés africaines. Force est alors de conclure à un fonctionnement relativement intégré des logiques de traites, et au rôle joué, en son sein, par les sociétés d’Afrique noire elles-mêmes.
À rebours des clichés habituels sur la passivité d’un continent africain cantonné à un rôle de victime de ses voisins, Olivier Grenouilleau montre que les traites négrières sont incompréhensibles, dans leur ampleur et leur longévité, si l’on occulte la part jouée par les sociétés d’Afrique noire en leur sein. Contre l’image tenace de négriers nécessairement blancs capturant des hommes noirs sur les côtes africaines, il ne se contente pas de rappeler que seuls 2 % des esclaves victimes de la traite occidentale ont été capturés par des Européens, et ce surtout au XVe siècle, mais il s’efforce aussi d’évaluer l’importance du commerce négrier pour les sociétés africaines elles-mêmes esclavagistes.
En réalité, les négriers européens ne parvinrent jamais à constituer de monopole, même local, sur le commerce d’esclaves, ce qui montre que leurs homologues africains surent garder la main sur les règles de l’échange. L’augmentation quasi constante des prix des captifs en Afrique au cours des siècles de traite occidentale corrobore d’ailleurs cette analyse. Les élites des formations étatiques aussi bien que des sociétés lignagères, ou claniques, d’Afrique noire n’étaient pas bernées par leurs partenaires européens ou arabes. Au contraire, elles assirent en bonne part leur domination sociale sur le commerce au long cours, qu’elles monopolisaient, et dont le commerce négrier constituait une part essentielle.
La traite semble ainsi avoir joué un rôle fonctionnel dans l’organisation des sociétés d’Afrique noire. Les élites qui en bénéficièrent surent y fonder en partie les avantages économiques et symboliques soutenant leur statut. En même temps, par la thésaurisation ou les pratiques de destruction rituelle de richesses, elles parvinrent aussi à limiter l’ampleur des évolutions qu’aurait pu amorcer le commerce intercontinental, et qui auraient été susceptibles de déstabiliser leur suprématie, à l’échelle locale. Pourtant, bien loin du poncif qui fait de l’Afrique un continent hors du temps, dépourvu de processus historiques, l’auteur montre que ces stratégies sociales sont elles-mêmes le résultat de transformations historiques, qui ne cessent de contribuer à recomposer, au cours des siècles de traite, le visage politique complexe du continent noir.
En définitive, c’est à cause de la complexité même des sociétés africaines, désormais indéniable, qu’il faut se départir de l’approche ayant longtemps prévalu, recherchant par exemple les « effets » de la traite sur leur évolution. La traite fut un facteur parmi d’autres au sein d’une histoire africaine mue par des processus qui lui sont propres, et intervenant dès lors à part entière dans l’histoire du monde.
Cet ouvrage s’affirme, ainsi que le mentionne le sous-titre, comme un « essai d’histoire globale » à juste titre. D’abord, à cause des dimensions chronologiques et géographiques de son objet qui traverse les siècles et les océans. La bibliographie colossale, et très majoritairement étrangère sur laquelle il s’appuie, témoigne de la variété des questions auxquelles touche l’ouvrage : de la nature de l’esclavage islamique, à partir du VIIe siècle, au contexte de l’abolitionnisme européen du XIXe.
La diversité des sources, par ailleurs, garantit la possibilité d’une approche multilatérale pour analyser les traites négrières comme le résultat de la combinaison de certaines logiques historiques propres à trois mondes différents : l’Afrique subsaharienne, le monde islamique, et l’Europe occidentale. C’est toute la profondeur du passé négrier dans l’histoire des sociétés de l’époque médiévale et moderne qui s’en trouve ainsi réévaluée.
Le label « histoire globale » situe résolument l’ouvrage d’Olivier Grenouilleau dans le courant de la Global History qui a pris son essor dans les années 1990 dans le sillage d’historiens modernistes comme Serge Gruzinski ou Sanjay Subrahmanyam. Cependant, c’est les travaux plus anciens de Fernand Braudel qui semblent marquer plus nettement l’héritage de l’auteur, comme l’atteste l’abondance de citations dont ce dernier historien fait l’objet tout au long des Traites négrières.
À rebours de la tendance aujourd’hui prédominante en histoire moderne à abandonner les vastes schémas explicatifs, Olivier Grenouilleau reconduit l’exigence propre à Braudel et à sa génération de rendre intelligibles les grands processus du passé, tout en tenant compte de leur irréductible complexité, qui se double ici d’enjeux moraux et mémoriels.
Ouvrage recensé
– Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004.
Du même auteur
– La révolution abolitionniste, Paris, Gallimard, 2017.– Qu’est-ce que l’esclavage?? Une histoire globale, Paris, Gallimard, 2014.
Autres pistes
– Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 2000 [1979].– Catherine Coquery-Vidrovitch, Afrique noire : permanences et ruptures, Paris, L’Harmattan, 1992 [1985].