Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Olivier Hanne
L’Europe a découvert l’islam lors de la conquête de l’Espagne au VIIIe siècle, mais ce fut avec les croisades du XIIe siècle que s’améliora la connaissance de la culture arabe. Des moines et des clercs recherchèrent la science dans le monde musulman, apprirent la langue arabe et procédèrent aux premières traductions du Coran, que l’on appelait à l’époque l’Alcoran. Le commerce et la diplomatie en Méditerranée exigeaient de comprendre l’adversaire dans sa langue pour mieux échanger. Malgré les préjugés, la connaissance du Coran se répandit, enrichissant les réflexions des savants de la Renaissance et des Lumières. L’arabe entra dans la culture classique européenne, jusqu’à susciter une véritable fascination au cours du XIXe siècle, à travers l’orientalisme.
La relation qui unit l’Europe aux pays musulmans est ancienne ; elle remonte à l’expansion islamique aux VIIe-VIIIe siècles. Elle a, en partie, modelé la pensée européenne : l’existence de l’islam et ses victoires militaires ont toujours suscité la stupéfaction et l’inquiétudes des lettrés européens et des populations confrontées à la conquête. Aux époques médiévale et moderne, il était volontiers considéré comme le grand ennemi de la civilisation européenne. Les moines, les clercs, puis les marchands et les diplomates, ont cherché à comprendre ce qu’était l’islam en découvrant son livre, appelé à partir du XIIe siècle « Alcoran ».
À peine connu jusqu’alors, rarement lu, il fut parfois traduit par extraits, avant de faire l’objet aux XIIe et XIIIe siècles de traductions intégrales en latin, lesquelles permirent de mieux cerner la doctrine ennemie. Mais la révélation en Europe de l’Alcoran ne suscita pas seulement une hostilité de principe ou une réaction purement religieuse, car c’est toute la culture musulmane qui provoquait étonnement et curiosité.
Comment les Latins ont-ils appris l’existence du Coran ? Comment ont-ils pu se le procurer et le traduire ? Qu’en dirent-ils après l’avoir lu ? Derrière toutes ces questions auxquelles tente de répondre Olivier Hanne, ne se joue pas seulement la place du Coran dans l’histoire européenne, mais surtout le rapport à l’autre, à la différence culturelle et religieuse, à la langue étrangère.
Lorsque les guerriers de l’islam se répandirent à travers le Moyen-Orient, les lettrés et les souverains d’Europe occidentale ignoraient les croyances des conquérants arabes.
Au VIIe siècle, la grande puissance chrétienne était l’Empire byzantin, dont la culture et la force étaient sans commune mesure avec les royaumes assis sur les ruines de l’Empire romain d’occident : Wisigoths en Espagne, Francs en Gaule, Lombards en Italie, aucun de ces peuples n’avait conscience des bouleversements en cours dans la péninsule arabique. Aucun n’en fut même informé.
Pour comprendre le Coran, il fallait parler sa langue, or la maîtrise de l’arabe en Europe jusqu’au XIIIe siècle était exceptionnelle, sauf dans les régions de contact interculturel comme l’Espagne, la Sicile et, bien sûr, l’Empire byzantin. Ainsi, jusqu’au Xe siècle, plusieurs régions ont été touchées par des phénomènes ponctuels d’arabisation, mais seules l’Espagne et la Sicile ont vu leur société profondément transformée par l’islam et la langue arabe au contact des « Sarrasins », qualificatif ethnique d’un peuple issu du sud du Jourdain. D’une manière générale en Europe, l’intérêt pour l’islam était faible, car tous les codes utiles à la compréhension du monde étaient déjà transmis dans la littérature gréco-latine.
Le Coran est singulièrement absent des sources historiques latines jusqu’au XIe siècle. Alors que le monde byzantin connait le texte dès le milieu du IXe siècle, sa diffusion n’atteint pas l’Europe occidentale. Les échanges ne manquaient pourtant pas avec Constantinople où des lettrés, à l’instar du moine Georges Hamartolos, avaient développé un argumentaire nourri contre le Coran.
À travers les savants du nord de l’Espagne, une multitude d’informations était disponible aux Latins qui leur auraient permis d’être instruits de la croyance ennemie. De fait, depuis l’exécution des martyrs de Cordoue (48 chrétiens exécutés par les autorités musulmanes entre 850 et 859), le récit de leur supplice s’était répandu dans toute l’Europe faisant long feu (jusqu’au XIIIe siècle) et véhiculant l’image hostile d’un islam persécuteur. L’attraction en Europe pour les textes pré-scientifiques du monde islamique (mathématiques et astronomiques, notamment) et l’imprégnation d’une petite culture arabophone ne s’accompagna pas de la découverte du Coran, comme si les Européens avaient été incapables d’envisager l’existence d’une autre Écriture qui se prétende révélée.
La guerre fut, selon Olivier Hanne, un accélérateur de connaissance. De la première croisade, qui débuta en 1098, à la mort du théologien Raimond Lulle en 1315, se déploya une période d’approfondissement de la connaissance de l’Alcoran. Il y eut à la fois la confrontation militaire entre la chrétienté et l’Islam, mais aussi un incroyable mouvement d’échanges entre ces deux mondes que tout opposait en apparence.
En Espagne et dans les royaumes francs de Syrie et de Palestine, les Européens étaient en contact quotidien avec les Sarrasins. Les discussions prirent une dimension résolument intellectuelle et argumentée lorsque parvint depuis l’Orient, à partir du XIIe siècle, une masse d’informations, traduites du Coran ainsi que des biographies de Mahomet et des hadiths (recueil des actes et des paroles du Prophète). Les sources musulmanes étaient désormais connues des lettrés, qui prenaient au sérieux le danger doctrinal de l’islam.
Dans les universités d’Occident, l’approche de l’islam s’appuyait désormais sur une argumentation philosophique et non plus sur d’anciens préjugés : il serait possible d’expliquer la doctrine chrétienne aux musulmans et donc de les convertir. Dès la fin du XIe siècle, les Européens s’accoutumèrent à l’existence de la langue arabe, qui devint moins étrangère et moins étrange. En Espagne, les succès de la Reconquista firent reculer l’Islam : en quelques années, les royaumes de Castille, d’Aragon et de Portugal intégrèrent des territoires nouveaux, souvent dépeuplés par la guerre, ainsi que des populations pour la plupart arabophone, comme à Tolède, où il existait une très forte population mozarabe (c’est-à-dire chrétienne de langue arabe).
Pourtant, Olivier Hanne explique d’en dépit de tout ce qui pouvait les unir, au début du XIVe siècle, la rencontre entre le christianisme européen et l’islam n’avait pas eu lieu. L’incompréhension et la guerre l’avaient emporté. La maîtrise de l’arabe, la traduction du Coran et les progrès de l’islamologie n’avaient débouché sur rien, ou si peu : ni les Sarrasins ni leurs émirs ne s’étaient convertis. L’Espagne ne redevint chrétienne que par la victoire militaire et non pas la discussion.
Si l’Alcoran était considéré comme foncièrement illogique et si les musulmans s’obstinaient à ne pas reconnaître ce fait malgré tous les efforts fournis par les dominicains et les Latins, c’est qu’ils étaient par nature irrationnels. L’espoir de les convertir s’effaçait, donc.
Les polémistes latins qui se sont penchés sur les civilisations orientales se servaient pour la plupart d’une documentation indirecte de l’islam, rarement de sources de première main, même traduites. Leur approche du Coran était donc fragmentaire et déformée. Le livre n’était perçu que par des bribes et en fonction de versets tirés de leur contexte.
Ces citations sont d’ailleurs souvent contestables, puisqu’il s’agit d’adaptations, de paraphrases ou de résumés, comme l’étaient la plupart des traductions latines des textes astronomiques ou philosophiques arabes. Olivier Hanne explique à ce propos que les auteurs étaient toujours des adaptateurs et non de véritables traducteurs.
Pourtant, l’arrivée soudaine, entre le XIIe et le XVe siècle, de trois traductions complètes du Coran bouleversa la donne, en permettant d’envisager le livre, et donc l’islam, comme un ensemble cohérent, qui générait ses propres références et sa logique religieuse. Mais encore fallait-il qu’il soit perceptible aux Européens… Il y eut d’abord le travail de Robert de Ketton (1142), celui de Marc de Tolède (1210) et enfin celui de Jean de Ségovie (1456).
Ces trois traductions avaient la même intention : informer les chrétiens en mettant à leur disposition une source majeure de l’islam, convertir les musulmans en montrant que leur livre ne correspondait pas aux exigences de la raison. Or, ce second but nécessitait une démonstration complémentaire, car traduire en latin ne suffisait pas à prouver l’« erreur ». Le lecteur européen avait besoin d’une orientation de lecture et non d’une source brute, sans commentaire. Or Jean de Ségovie et Marc de Tolède, s’ils assumaient parfaitement la polémique, souhaitaient un Alcoran le plus proche de l’original, épuré des charges interprétatives ; mais le sérieux de leur propos ne répondait pas aux besoins de leur lectorat.
Aussi, seule l’œuvre de Robert de Ketton trouva son public, car elle fournissait de nombreuses explications. Olivier Hanne précise à ce propos que la traduction de Ketton révèle du traducteur une connaissance réelle de l’islam, de ses rites, du Coran et de l’exégèse de ses principales difficultés.
Au début du XIVe siècle, les Latins connaissaient bien l’islam et fréquentaient sa civilisation. Ils ont fait la découverte de l’Alcoran ; le texte était connu, identifié, traduit. Était-il compris pour autant ? Rien n’est moins sûr. La mort de Raimond Lulle en 1315 marque la fin d’un cycle d’arabisants de haute volée et de Latins instruits en islamologie, même si leurs propos étaient toujours polémiques et accompagnaient l’esprit de croisade.
La période suivante, symboliquement close par l’édition à Padoue en 1698 du Coran de Ludovico Marracci, la dernière réalisée en latin, rencontre des tensions contradictoires : déclin de l’enseignement de l’arabe durant les XIVe et XVe siècles, puis généralisation rapide des compétences dans les langues orientales ; rareté de brillants experts européens en islamologie, mais diffusion aux élites sociales d’une culture minimale sur l’Alcoran et l’islam (bourgeoise urbaine, clergé, noblesse éclairée).
Ces tendances s’incarnaient dans un contexte général marqué par la puissance ottomane, qui poussait de nombreux lettrés européens à étudier la doctrine ennemie et à s’intéresser au monde turc. Ainsi, durant la Renaissance, tous les États européens envoyaient au Levant leurs diplomates, leurs voyageurs et leurs marchands, qui publiaient des récits où se mêlaient les coutumes et les rites, l’Alcoran et le turc. L’exotisme et le folklore se fondaient dans l’islam, si bien qu’il était difficile de dire où s’arrêtait la religion et où commençait la culture…
Partout, les langues orientales fascinaient et les compétences en arabe se diffusaient peu à peu. L’Espagne était le seul pays d’Europe où cette langue était systématiquement éradiquée, au nom de l’unité du royaume, malgré les hésitations de l’épiscopat, et plus encore de la papauté. Ailleurs l’intérêt de l’arabe se justifiait d’abord par l’étude des langues orientales en général (notamment de l’hébreu, langue-mère de la Bible), que les humanistes et les protestants mettaient à l’honneur.
À partir des années 1530, apparurent des institutions d’enseignement de l’arabe, subventionnées par les pouvoirs, notamment à Paris et à Rome. La cité pontificale apparaissait alors comme le premier centre européen d’impression et d’étude de la langue arabe. C’est ainsi qu’une culture de l’islam et le Coran se répandit dans toute la société lettrée européenne, jusqu’à la fin du XVIIe siècle.
Dès le XVIIe siècle et la publication de travaux qui ont posé les bases de l’étude du Coran et de la langue arabe, les Européens se sont englués dans leurs préjugés : l’islam était accusé de générer de l’inertie sociale et le despotisme politique, tandis que l’Europe appuyait le positivisme et la monarchie éclairée.
De même, les musulmans étaient volontiers considérés comme des êtres misogynes, potentiellement violents et irrationnels. Le sentiment occidental de supériorité culturelle avait pour pendant oriental l’hostilité envers les chrétiens étrangers perçus comme des colonisateurs. Ainsi, et c’est valable jusqu’à nos jours, la perception du Coran et sa langue ont été au carrefour de perceptions contradictoires.
La publication en français des Mille et une nuits en 1717 ou le commerce avec le Levant furent à l’origine d’une curiosité pour l’Orient, dont les auteurs se plaisaient à décrire le luxe, la sensualité, ou le despotisme. Ainsi, les premiers archéologues s’intéressèrent aux sites du Levant : des Anglais découvrirent les sites de Palmyre et de Baalbek dans les années 1740-1750, publiant les premiers dessins de ces ruines légendaires.
On procéda au relevé des inscriptions, on collectionnait les pièces de monnaie, on achetait des œuvres pour enrichir les musées européens. Même l’Espagne connut un regain d’intérêt pour la question arabe, et les trésors documentaires de l’Andalus, conservés à la bibliothèque royale de l’Escurial, furent inventoriés entre 1760 et 1770, suscitant les premières études historiques sur le passé musulman de la péninsule.
Pourtant, Olivier Hanne signale que, parallèlement, la maîtrise de l’arabe déclina en Europe tout au long du XVIIIe siècle : l’Occident ne se sentait alors plus redevable du monde islamique, dont il avait déjà emprunté les textes qui faisait alors totalement partie de l’héritage intellectuel européen. En outre, ce legs était dépassé par les nouvelles découvertes du raisonnement occidental, initié par les Lumières, et ce dans tous les domaines : médecine, philosophie, mathématiques, astronomie, etc. L’arabe ne retrouva finalement de dynamisme qu’avec l’expédition d’Égypte (1798-1801), puis avec la colonisation de l’Afrique du Nord au XIXe siècle.
Ce n’était plus une langue nécessaire, si ce n’est par goût de l’exotisme ou du voyage, et éventuellement pour accompagner la conquête de nouveaux territoires.
L’ouvrage d’Olivier Hanne montre que malgré des aléas et des intentions rarement altruistes, l’intérêt des Européens pour le Coran et la langue arabe ne s’est jamais démenti, fut-ce pour le critiquer. Cela a longtemps permis de disposer d’armes intellectuelles et de d’enrichir un raisonnement logique, dans une recherche qui était souvent sélective : on choisissait les versets coraniques utiles à la controverse, sans envisager le livre dans sa globalité.
Pourtant, force est de constater que l’Alcoran entra à partir du XVIIe siècle dans la culture classique européenne, comme une référence, car ce livre assumait en Europe une fonction comparative essentielle : celle de dévoiler au lecteur combien ses valeurs propres et son identité culturelle étaient justes, raisonnables et libératrices.
À la fascination pour l’Orient, visible dans l’archéologie et la littérature, se mêlaient donc un sentiment de supériorité intellectuelle et l’idée qu’un fossé profond séparait l’Europe, continent du progrès, des civilisations inspirées par le Coran, fatalistes et velléitaires. Ce rapport ne cessa de se renforcer au XIXe siècle, et perdure encore aujourd’hui chez de nombreux individus.
Dans cet ouvrage, le travail mené par Olivier Hanne relève de l’histoire des mentalités. Avec érudition, il reconstruit la rencontre des lettrés européens et du texte coranique. Pour ce faire, il évoque tout à la fois la Reconquista espagnole, les croisades, la Renaissance, les Lumières et l’expédition d’Égypte menée par Napoléon Bonaparte au XIXe siècle. L’historien restitue ainsi, avec clarté et force détails, tout un pan négligé de la culture européenne.
Ce livre est également très marquant car il rappelle à quel point les valeurs issues du Moyen Âge et des temps modernes ont contribué à façonner les nôtres, et reflète bien plus qu’il n’y paraît au premier abord notre société actuelle, interrogeant le lecteur. Un ouvrage captivant, stimulant et assurément passionnant.
Ouvrage recensé– L’Alcoran. Comment l’Europe a découvert le Coran, Paris, Belin, 2019.
Du même auteur– Les Seuils du Moyen-Orient. Histoire des frontières et des territoires de l'Antiquité à nos jours, Paris, éditions du Rocher, 2017.– Jeanne d'Arc. Biographie historique, Paris, Editions Bernard Giovanangeli, 2016.– Innocent III. La stupeur du monde, Paris, Belin, 2012.
Autres pistes– Cyrille Aillet, Les Mozarabes. Christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique (IXe-XIIe siècle), Madrid, Casa de Velàzquez, 2010.– Michel Balard, Les Latins en Orient (XIe-XVe siècle), Paris, PUF, 2006.– Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge. Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme et islam, Paris, Flammarion, 2006.– Annliese Nef, Conquérir et gouverner la Sicile islamique aux XIe et XIIe siècles, Rome, École française de Rome, 2011. – Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam, entre écriture et histoire, Paris, Seuil, 2002. – Dominique Valérian (dir.), Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (VIIe-XIIe siècle), Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne, 2011.