Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Olivier Rey
Urbanisme, machines, organisations politiques… le gigantisme a remplacé la juste mesure dont les anciens textes et le monde vivant se font l’écho. Cette démesure va de pair avec l’affranchissement des limites, que favorisent le libéralisme et une science qui puise sa morale en elle-même. Source de contre-productivité, elle condamne l’autonomie de l’homme promise par la modernité et entraîne nos sociétés vers l’effondrement. Il ne s’agit pas seulement de la crise écologique. Le monde n’est pas invariant par changement d’échelle : changer de taille modifie aussi l’essence des choses.
Pourquoi le plus petit animal à sang chaud est-il une souris ? Parce que les animaux plus petits que la souris sont handicapés par l’importance relative de leur surface externe : avec un système sanguin, il leur faudrait consommer beaucoup trop de nourriture, eu égard à leur volume, pour accumuler suffisamment de calories.
À l’opposé, le géant des contes est inconcevable : pour supporter un homme de 20 mètres, le fémur devrait avoir une section énorme, puisque les efforts par unité de surface seraient multipliés par 10.
Ainsi, les différentes grandeurs ne varient pas proportionnellement les unes aux autres. D’où des limites naturelles et des effets de seuil : au minimum cinq grammes pour les mammifères ; un demi-millimètre pour les coléoptères, par exemple.
Comme l’ont souligné D’Arcy Wentworth Thompson et, après lui, Sanderson Haldane – une annexe est là pour le rappeler –, la dimension n’est pas un paramètre secondaire dans la caractérisation d’un être vivant. « La taille détermine dans une large mesure le type d’organisation possible » (p.162). Si les animaux sont plus évolués, c’est parce qu’ils sont de plus grande taille, et non l’inverse.
L’ordre de grandeur fait ainsi partie de l’essence d’un objet. Mais la pensée moderne a oublié les enseignements de Galilée ou de Pascal. Olivier Rey explique cet oubli (auquel contribue la fonction « zoom » de nos écrans) par la scission de la philosophie naturelle, chère aux Lumières. La philosophie nouvelle s’est trouvée dépossédée de ses prétentions scientifiques par l’apparition d’une science qui entendait mathématiser le monde. D’où une certaine répugnance du nombre et du mesurable. Ignorance délétère, dénonce l’auteur, car « la plupart des concepts se sont élaborés à l’intérieur d’un certain horizon quantitatif » (p.170). Faute de retenir une échelle de pertinence, la pensée conceptuelle obscurcit les réalités qu’elle devrait éclairer.
Les Grecs attachaient beaucoup d’importance à la taille d’une population. Platon, par exemple, fixait à 5 040 le nombre de citoyens propriétaires de la cité idéale, soit quelques dizaines de milliers d’individus. Pour Aristote, qui a théorisé les limites de l’État, une faible démographie était le préalable à un système de lois efficient. On retrouve des préoccupations comparables chez Montesquieu et Rousseau (chaque citoyen devant « connaître tous les autres »).
À partir du XIXe siècle, ceux qui rendent l’organisation solidaire d’une échelle se recrutent chez les utopistes, comme Fourrier avec ses phalanstères de 1 600 membres ou Owen avec ses parallélogrammes de 500 à 3 000 personnes. Mais même Auguste Comte questionne le dêmos (masse d’individus) pour lui opposer la société et proposer une sociocratie nourrissant des États de un à trois millions d’habitants sur des territoires grands comme la Belgique. Quand les nations sont trop grandes, disait-il, chacune d’elle tient absolument à préserver ou améliorer ses positions au niveau international ; le lien harmonieux entre la famille et l’humanité est rompu.Les institutions supranationales sont donc impotentes.
C’est aussi l’opinion de Léopold Kohr, qui s’est opposé à l’Union européenne en faisant remarquer qu’il y a beaucoup moins de différences entre une « démocratie » et une « monarchie » de quelques centaines de milliers d’individus qu’entre deux démocraties séparées par un gap démographique. Entre Athènes et l’Inde contemporaine par exemple, forte de 700 millions de votants, la démocratie est un trompe-l’œil « laissant croire à une essence commune, là où, du simple fait du nombre, il ne peut à peu près rien subsister de commun » (p.180).
Outre la population, ce qui nous sépare des Grecs, c’est aussi un régime de déplacements, car la population « croît » avec la vitesse, à l’image des portes d’un théâtre qui, « très suffisantes à l’écoulement de l’assistance quand celle-ci marche lentement, se bouchent lorsqu’une foule paniquée se rue sur elles » (p.181). La pensée politique ne peut donc s’abstraire des questions quantitatives : elles sont déterminantes, comme le soulignait Ivan Illich dans les années 1970, en préconisant une vitesse de déplacement de 25 km/heure, soit à peu près la vitesse d’un vélo.
À première vue, l’automobile a apporté des bienfaits. D’autant qu’elle a amélioré ses performances (autonomie, vitesse) en même temps qu’elle se démocratisait. Mais son importance fait que, désormais, ses inconvénients l’emportent largement sur ses avantages. Le slogan de Taylor s’est imposé : « Guerre à la flânerie ».
L’espace a été totalement reconfiguré/défiguré en sa faveur, et les temps de trajet se sont considérablement allongés, d’autant que, chacun étant supposé avoir un véhicule, les distances se sont accrues. Outre les questions de pollution, le temps dépensé dans ce type de transport l’emporte largement sur le temps gagné, surtout si on intègre le temps qu’il faut consacrer à l’achat de la voiture, à son entretien, etc. Le temps de travail nécessaire dépendant du revenu horaire, la voiture est devenue un outil de polarisation sociale, en même temps que son monopole a fait de l’être humain un grabataire.
En tenant compte de tous ces facteurs, Jean-Pierre Dupuy a montré qu’à la fin des années 1960, le moyen de déplacement en termes de vitesse généralisée était encore le vélo, la voiture dépassant à peine la marche à pied. Bilan partiel cependant, car l’économie est incapable de chiffrer les pertes correspondant à ce que la voiture ne permet plus de faire sans elle. Sans parler de l’incommensurable : comme le TGV ou l’avion, la voiture anéantit notre rapport au monde, car on ne le parcourt plus avec ses jambes.
Pour Illich, la même contre-productivité affecte les systèmes scolaire et médical.L’école, devenue monopole depuis l’abandon de l’instruction, « nuit à l’éducation parce qu’on la considère comme seule capable de s’en charger ». Au centre de la confusion entre éducation et scolarité, ses difficultés engendrent un cercle vicieux. Plus elle coûte cher, plus elle est monopolistique, plus ses difficultés s’accroissent. En France par exemple, les difficultés d’apprentissage de la lecture sont devenues un problème majeur depuis que les dépenses par élève se sont approchées des sommes dépensées en 1950 aux États-Unis (où on a observé un phénomène similaire). Renforcer les moyens ne fait que dégrader les résultats.
Mais « l’hydre scolaire » présente un intérêt pour les puissances économiques : elle permet au jeune de s’adapter, de se former à un univers qui est finalement celui du marché. Ainsi, pour Olivier Rey, « le citoyen ne sort plus jamais vraiment de l’école » (p.51).La médecine, ou plutôt la santé, comme on l’appelle maintenant, réclame également des moyens toujours plus importants.
L’hypertrophie médicale ne se contente pas de pervertir notre rapport au monde : elle pervertit également la perception que nous avons de nous-mêmes : la santé est devenue un capital à entretenir, objet de programmes de maintenance, de contrôles, etc., ce qui est fondamentalement contradictoire. Les dépenses correspondantes, comme le « baroud thérapeutique » en fin de vie, abaissent en effet le niveau global de la santé de la société, en réduisant ce qui constitue la santé de chacun : son autonomie personnelle.
Renvoyant la mort à une défaillance que l’on pourrait prévenir, le système médical récuse l’idée même de limite. Avec son aveuglement qui consiste aussi à mal vivre, il devient un « facteur de décivilisation ». Une fois la mort évacuée de notre horizon (comme l’atteste le succès de la crémation), quel est le sens d’une vie « entièrement vécue » ? La caractéristique la plus saillante de nos sociétés est une division du travail, sans égale dans l’histoire humaine. Elle conduit à une dissociation complète entre l’organisation du travail et la consommation, source d’une humanité factice.
Passé un certain seuil, les moyens ne compensent plus les fins. C’était net dans le Londres industriel du XIXe siècle décrit par Engels. C’est désormais un fait général : nous vivons dans un univers de moyens où les fins sont reléguées au second plan. Ainsi, une politique économique ne vise plus à satisfaire une demande, mais à créer de l’emploi. Source de travail, la production est devenue le moyen d’en fournir.
Dans le même temps, nos outils ont perdu leur convivialité. Hier, ils augmentaient notre autonomie en nous permettant de faire davantage qu’on n’aurait pu le faire sans eux. Aujourd’hui, la démesure des outils industriels nous interdit d’agir sur le monde. La perte de compétences (y compris dans les pratiques hors marché, comme le soin des morts, désormais interdit aux communautés mexicaines), au profit de l’achat de marchandises ou de services, crée dépendance et conformisme. La libération promise par la technique s’est muée en diminution délétère. Sans « fournisseur d’accès », l’homme moderne est désormais impotent.
Dans les années 1920, Walter Benjamin le formulait à sa manière : passé un certain seuil, le progrès technique n’allait pas consolider la « base matérielle » de la future société socialiste ; il proscrivait au contraire l’émancipation. En 1973, Ernst Friedrich Schumacher ajoutait dans Small is beautiful : « Ce qui frappe le plus dans l’industrie moderne, c’est qu’elle exige tant et accomplit si peu. » La remarque vaut aussi pour la consommation de ressources naturelles : l’humanité vit aujourd’hui à crédit sur une nature qui ne cesse de se dégrader. Nous sommes entrés dans l’anthropocène, époque géologique façonnée par l’homme.
Professeur de Schumacher et un temps aux côtés d’Illich, Léopold Kohr ajoutait que la préparation adéquate des citoyens ou l’ingéniosité humaine ne peuvent en aucun cas résoudre les problèmes liés à une trop grande taille.
Pour cet économiste et philosophe, récipiendaire du prix Nobel alternatif (1983), les problèmes sociaux ont en effet tendance à croître exponentiellement avec la taille de l’organisme qui les génère, alors que les moyens humains mis en œuvre pour les traiter ne connaissent qu’une croissance linéaire. Cela vaut pour la mondialisation comme pour la délinquance. Augmenter le nombre de policiers ne réduit pas les crimes et délits, car l’intérêt commun qui s’émousse avec la croissance démographique favorise la criminalité, et la multitude permet de devenir invisible. Par ailleurs, passé un certain stade, la société devient elle-même source de criminalité, et la police est atteinte par les maux qui ravagent le corps social.
Ici comme ailleurs (urbanisme, formation qui traite les humains comme s’ils venaient d’une planète étrangère, etc.), il est vain de chercher des solutions à une échelle où elles n’existent pas. L’être humain a été façonné pour les petites sociétés, dont l’histoire nous montre la fécondité (Athènes, Florence…). Les difficultés que connaissent les sociétés modernes (délinquance des cités, fabrication d’exclus…) sont liées à un seul facteur : « Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros. »
Si Illich a perdu en audience à la fin du siècle dernier, en particulier parce qu’il restait sur le terrain de l’utilitarisme, les Grecs nous ont laissé des œuvres littéraires et monumentales qui témoignent de leur sens de la proportion, à l’image de leur vocabulaire louant la juste mesure dans la vie de la cité, le chant, la sculpture… Les Grecs savaient qu’il fallait de la tempérance, de la justice, de la prudence, mais aussi de la force contenue, pour endiguer la démesure qui risquait de les engloutir.
Mais dans la figure de Prométhée, les Modernes ont oublié le Prométhée délivré pour retenir le Prométhée enchaîné : le Titan qui avait dérobé le feu aux dieux préférait encourir la colère de Zeus plutôt que de respecter les limites qu’il avait fixées. Se trouve ainsi célébrée la révolte contre le donné, révolte qui n’a d’autre horizon qu’elle-même : les limites fixées par le réel sont à dépasser. On peut y voir le prolongement du débat religieux remporté au Moyen Âge par les Franciscains, qui considéraient que c’est par sa volonté que l’homme porte en lui l’image de Dieu.
Tant l’ordre naturel que les principes hérités des Anciens ont été battus en brèche par la naissance des États modernes et la révolution technique. Nietzsche constatait ainsi : « La mesure nous est étrangère, reconnaissons-le ; notre démangeaison, c’est justement la démangeaison de l’infini, de l’illimité. »
La science n’est pas la seule manifestation du dépassement prôné par la modernité. Notre rapport au monde a également été transformé par l’instauration du système métrique : le corps humain a cessé d’être un étalon. Notre rapport à notre propre corps a été modifié : la vue s’est imposée aux dépens des autres sens, en particulier l’odorat.
Le libéralisme rejetant, dès ses premières formulations, l’idée d’un gouvernement des êtres et des choses par la limite, la démesure est aussi effacement des bornes. S’estompe ainsi la différence fondamentale homme/femme, où le monde industriel ne voit qu’une même forme d’énergie. Olivier Rey inscrit à nouveau ses pas dans ceux d’Illich : « Les conséquences sont lourdes […]. Est enclenchée une dynamique de dédifférenciation générale, d’arasement des distinctions patiemment édifiées par les cultures humaines pour structurer l’espace, le temps et leurs usages ; alors tout devient équivalent de tout, tout peut être livré aux entreprises techniques et aux échanges économiques » (p.148).
Porteuse d’une démesure intrinsèque, dont la spéculation n’est qu’un exemple, la doctrine libérale conduit ainsi à un redoutable nivellement du monde.
La cité géante de Wendell Olivier Pruitt au Missouri (33 barres de onze étages finalement détruites) nous fait aujourd’hui comprendre que l’ére du Big is beautiful est une surenchère systémique, technique, organisationnelle. Pour l’auteur, le sens de l’histoire, c’est donc l’enflure. Le monde est boursouflé et certains processus sont devenus incontrôlables.
Face à la démesure générale, « la seule voie sensée est la décroissance » (p.205), qui se heurte à des résistances politiques, mais aussi anthropologiques. Hans Jonas se demande d’ailleurs si l’effacement de la transcendance n’a pas été la plus colossale erreur de l’histoire. Car en rejetant le divin, a été balayée la relation à Dieu qui faisait des hommes des êtres limités.
Ce livre est la rencontre de deux univers. Celui d’Olivier Rey, dont les lecteurs reconnaîtront quelques thématiques récurrentes, dont celles du nombre, du libéralisme et de la technique, et celui d’Illich (1926-2002), qui a disparu du paysage quand Reagan et Thatcher sont arrivés au pouvoir.
Après 40 ans de libéralisme décomplexé, alors qu’on n’a jamais émis un volume de gaz carbonique aussi élevé sur la terre et que le nombre d’espèces diminue dramatiquement, ce livre revisite judicieusement nos sociétés modernes et leurs problèmes sous l’angle de la dimension, et plus précisément de la proportion, le rapport aux choses étant rapport au monde. Il contribue ainsi à effacer une « tache aveugle de la réflexion philosophique » (p.170).
S’il semble parfois outrepasser son propos initial, Olivier Rey dialogue avec de nombreux auteurs, anciens ou modernes (Platon, Nietzsche, Simmel, Serres…). Ceux qui disposent déjà d’un bagage philosophique seront donc privilégiés, même si l’auteur a eu la bonne idée de fournir en annexe le texte essentiel à sa réflexion.
Ouvrage recensé– Olivier Rey, Une question de taille, Paris, Stock, 2014.
Du même auteur– Quand le monde s’est fait nombre, Paris, Stock, 2014.
Autres pistes– Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Le Cherche midi, 2012.– Ernst Friedrich Schumacher, Small Is Beautiful. Une société à la mesure de l’homme, Paris, Seuil, 1979.– Tous les ouvrages d’Ivan Illich, dont : La Convivialité, Paris, Seuil, 1973.