Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Olivier Roy
L’apparition de l’islam sur la scène publique européenne fait naître des revendications identitaires. Certains arguent des « valeurs chrétiennes » de l’Europe pour justifier une incompatibilité culturelle intrinsèque. En réalité, les musulmans ont tendance à s’opposer aux valeurs libérales prônées par l’Europe, en particulier sur les politiques de la vie et du genre, valeurs sur lesquelles ils trouvent une communion d’esprit avec… les chrétiens ! Alors de quelles valeurs est-il question ? Peut-on véritablement parler d’une Europe chrétienne ? Olivier Roy en profite pour rappeler qu’il existe un véritable conflit entre les valeurs chrétiennes et les valeurs européennes libérales. Ainsi, parler des « valeurs chrétiennes de l’Europe » ne va pas de soi.
Si « l’Europe chrétienne ne l’est plus, les papes Jean-Paul II et Benoît XVI restèrent très attachés à cette idée (…). Ils furent aussi très sensibles à l’enracinement culturel du christianisme dans une nation ou un peuple. Pour eux, si l’Europe n’est plus chrétienne, c’est que le sécularisme a rejeté non pas tant la foi que la loi naturelle » (p. 125).
L’Europe connaît une crise culturelle qui s’avère une crise profonde de l’identité. On se fourvoie si on impute cette crise à l’irruption de l’islam en Europe. De quoi parle-t-on quand on évoque les « racines chrétiennes » de la France ? Si l’on évoque les “racines” de l’Europe chrétienne, c’est que l’on hésite à affirmer que “l’Europe est chrétienne”. Qui plus est, le fait que l’on cherche à inscrire ces racines dans la constitution européenne (Traité de Rome, 2004) indique précisément qu’elles ne sont plus évidentes.
On cherche à rappeler les racines chrétiennes comme socle originel de la communauté : mais que s’est-il passé dans le dernier demi-siècle ? Une déchristianisation massive des sociétés (déchristianisation religieuse, mais aussi culturelle), la sécularisation en marche du religieux et de ses symboles, puis l’arrivée de l’islam sur le territoire européen marquée, aux frontières, par la demande d’adhésion de la Turquie depuis 1987.
L’auteur propose un retour sur l’histoire sociale de l’Église et sur le rejet massif du modernisme au XIXe siècle avant l’adaptation du rituel et de la théologie à la modernité lors du concile Vatican II (1962-1965). Au même moment, la société entière s’approprie de nouvelles valeurs fondées sur la liberté, l’autonomie du sujet et la valorisation du désir. En 1968, une encyclique décisive paraît : Humanae Vitae qui interdit notamment les relations sexuelles sans intention de procréer. C’est aussi l’année d’une véritable révolution anth ropologique et sociale, à travers les événements de mai 68.
Si au moment de la Révolution française, on peut encore parler de « culture chrétienne » au sein du territoire européen, il n’en va plus de même depuis lors. De fait, la place du religieux au sein de l’espace public s’est vue amplement modifiée. Certains se réfèrent au calendrier pour montrer l’attachement aux fêtes religieuses or, en réalité, les jours fériés ne sont désormais religieusement célébrés que par une faible minorité.
À n’en point douter, l’Europe des États-nations n’a plus rien à voir avec l’Europe médiévale. Elle conserve néanmoins un héritage culturel. On retient deux moments clés de la fondation de l’Europe : d’abord, le schisme de 1054 qui voit naître un christianisme d’Orient, dit orthodoxe, et un christianisme latin. L’apport du christianisme est alors manifeste : « Des choses aussi spécifiques que l’enquête policière (le rassemblement des indices, la quête de l’aveu, encore centrale dans les polices de l’Europe catholique, l’enquête de voisinage), la cour d’assises (où la vérité du sujet apparaît dans sa parole), ont bien été construites par les légistes de l’Église, et par l’Inquisition en particulier » (p. 17). De même, des institutions sociales, telles que le couple (qui prime sur le groupe), sont bien un héritage de cette Europe médiévale.
Ensuite, la réforme protestante (1517) marque un tournant, renforcé après les traités de Westphalie de 1648 où le pouvoir étatique prend le contrôle du religieux. Une nouvelle culture voit le jour puisqu’il n’y a plus une Europe chrétienne, mais une Europe catholique et une Europe protestante. La différence culturelle « se retrouve aujourd’hui dans des détails à la fois triviaux et essentiels, du taux de suicide au taux d’épargne des ménages, de la configuration des chambres d’hôtel (lits jumeaux en pays protestant, “lit matrimonial” en terres catholiques) » (p. 19). Depuis lors, la sécularisation est en œuvre, et il faut comprendre que ce sont les États qui décident de la religion.
Si la sécularisation relève de l’autonomisation du politique par rapport au religieux, elle n’est pas équivalente pour autant à la laïcité. La particularité française, à partir de la loi de séparation des Églises et de l’État (1905), veut que les deux formes (sécularisation et laïcisation) aillent de pair, ce qui n’est pas le cas dans les autres pays. Une autre définition de la sécularisation est sociologique, elle se rapporte à la pratique effective : on assiste à une baisse manifeste de la pratique religieuse en Europe. On parle alors de déchristianisation.
Se reconnaître chrétien ne dit plus rien de la pratique… ni même de la croyance, car un pourcentage élevé continue de se dire chrétien sans aucunement pratiquer voire en remettant en cause les dogmes fondamentaux. La dissociation entre appartenance religieuse et appartenance identitaire peut aller jusqu’au fait de se dire chrétien tout en affirmant ne pas croire en Dieu. Ce n’est pas parce que les individus ne croient plus en Dieu que la société cesse de se revendiquer des valeurs chrétiennes. La revendication d’un christianisme originel témoigne d’un attachement à des valeurs incompatibles avec les valeurs libérales européennes.
Le protestantisme pratique ce qu’on appelle l’auto-sécularisation du religieux : « la traduction du message de l’Évangile en termes séculiers (éthique, libération, solidarité) fait disparaître la dimension collective proprement spirituelle » (p. 115). Autrement dit, Dieu se révèle dans le profane. L’Église catholique refuse cette forme d’auto-sécularisation, c’est pourquoi elle cherche à s’exprimer sur le front politique, en tenant une position ferme sur les questions de genre et du droit à la vie. Une autre attitude est « l’option bénédictine » qui consistent, pour les chrétiens, à « vivre désormais entre eux dans un monastère mental, où ils suivraient, comme les moines bénédictins, leurs propres règles, en attendant que la Providence divine ramène la foi sur terre » (pp. 144-145).
Enfin, pour contrer la barbarie qui se manifeste à travers la sécularisation, d’une part, et l’islam, de l’autre, le chrétien doit se lancer dans une « reconquête spirituelle ».
« Le problème est que le choix de se concentrer sur un segment de l’anthropologie chrétienne (la vie et la famille) fait perdre de vue (…) les autres valeurs chrétiennes, mais surtout entraîne des choix politiques de court terme qui peuvent cautionner des mouvements populistes » (p. 124). Cependant, selon Olivier Roy, l’histoire a montré que l’alliance des chrétiens avec les populistes ne fonctionne pas : au-delà de la lutte pour une société sans islam, les deux partis ne savent s’entendre sur les fondements d’une société. De fait, « beaucoup de populistes défendent les églises contre les mosquées, mais à condition que les premières soient vides, ou du moins silencieuses » (p. 151). Cette incompatibilité provient précisément du fait que les populistes défendent l’identité et non la religion.
Pour l’auteur, la véritable rupture date des années 1960 (prémices de la révolution culturelle de mai 68 et de l’aggiornamento de Vatican II). La laïcité prend la forme d’un christianisme sécularisé jusqu’à la révolution anthropologique des années 1960 qui bouleverse les représentations associées à la famille, à la sexualité, à la femme ou encore à l’autonomie. Après 1968, la liberté individuelle prime sur toutes les autres normes. La révolution anthropologique héritée du « moment 68 » intervient au lendemain l’aggiornamento de Vatican II (1962-1965) qui se veut un véritable renouvellement liturgique. Ici, le religieux s’auto-sécularise en allégeant la part du rituel.
Par ailleurs, du point de vue de la société, « le legs de 1968 est bien une révolution anthropologique, qui s’inscrit désormais dans la norme juridique (…). Dire pour autant que les années 1960 débouchent sur un nouveau puritanisme n’a guère de sens : c’est une révolution qui entraîne de nouvelles formes de normes et de réglementations justement parce qu’elle constitue une rupture profonde avec la culture jusqu’ici dominante » (p. 96). La radicalisation politique du catholicisme s’est particulièrement illustrée au moment du mariage pour tous, à travers la forte visibilité de la Manif pour tous et des Veilleurs qui constituent des réseaux de sociabilité dogmatiques et qui produisent de l’entre-soi.
Alors que la déchristianisation a fait son chemin, l’islam réintroduit du religieux au sein de l’espace public, perturbant ainsi la définition collective de la laïcité. Le paradoxe veut que ceux qui cherchent à « lutter contre l’islam » en France, se retrouvent à séculariser le christianisme. L’identité européenne s’établit à travers « la transformation des symboles religieux chrétiens (croix, clocher, crèche, etc.) en marqueurs culturels identitaires » (pp. 149-150). De plus, ces marqueurs ne sont plus associés à une pratique religieuse et on constate la suppression des signes attachés à d’autres religions, quand ceux qui les portent ne sont pas eux-mêmes exclus.
D’une certaine manière, « l’Église considère que le marqueur religieux n’est pas assez ou n’est plus religieux, les laïques, eux, estiment qu’il l’est (encore) beaucoup trop » (p. 155). Pour l’auteur, la question du rapport entre la norme et les valeurs nourrit le cœur du problème puisque les valeurs auxquelles la société sécularisée se réfère tiennent désormais lieu de « norme ». Le signe religieux se voit alors réduit au rang de marqueur culturel : on « ignore délibérément la dimension sacrée du religieux ; [on] ramène la foi à un “sentiment” et la communauté de foi à une catégorie d’individus identifiés indifféremment par leur race, leur genre ou leur religion » (p. 187).
Pour lutter contre l’islam, on accentue la sécularisation par l’extension de l’interdiction de tous les signes religieux. En somme, si le port du voile est prohibé, il faut également renoncer à la kippa comme à la soutane. C’est le choix français, qui fait naître bon nombre de polémiques, tandis qu’en Allemagne et en Italie, on donne la préséance à la religion capable de revendiquer l’apport culturel et historique le plus conséquent…
Un exemple fameux est celui du gouvernement bavarois qui a rendu obligatoire la présence de croix dans les bâtiments publics, en signe d’identité « historique et culturelle ». Le signe religieux est vidé de son sens religieux pour devenir un marqueur culturel : c’est le cas pour la croix. On va jusqu’à renverser, voire nier, le caractère religieux du symbole. Si un signe peut certes être à la fois culturel et religieux, il faut voir si les systèmes de valeurs auxquels il se réfère sont compatibles dans les deux cas, car le signe religieux est d’abord un signe de foi que l’on ne peut vider de tout son sens spirituel.
L’argument qui oppose les « valeurs de l’islam » aux « valeurs européennes » est souvent avancé pour justifier une crise au sein de l’Europe. Mais de quelles valeurs est-il question ? Ici, l’auteur s’intéresse davantage aux secondes qu’aux premières pour tenter de faire entendre que l’Europe traverse une crise identitaire profonde.
La cause de cette crise n’est pas sa confrontation avec l’islam, mais la friction interne entre les valeurs libérales et progressistes, héritées des Lumières puis de la révolution anthropologique des années 1960.
N’oublions pas qu’Olivier Roy est d’abord un politologue de l’islam et c’est peut-être par ce prisme qu’il convient de le lire. De fait, lorsqu’il s’intéresse au rapport complexe qu’entretient l’Europe avec le christianisme, il évoque le fait que l’Europe nourrit en son sein un problème fondamental d’identité et que sa confrontation difficile avec l’islam n’en est qu’une manifestation visible, incapable de rendre compte à elle seule de l’envergure du problème.
À la question « l’Europe est-elle chrétienne ? », Olivier Roy donne une réponse détaillée, argumentée, bien fondée, mais une réponse d’abord française. Peut-être cela relève-t-il du fait que la question se pose expressément en France à cause de la spécificité de la laïcité française ?
Ouvrage recensé– L’Europe est-elle chrétienne ?, Paris, Seuil, 2019.
Du même auteur– La Laïcité face à l’islam, Paris, Stock, 2005– La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008.
Autres pistes– Olivier Christin, La Paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Paris, Seuil, 1997.– Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement, Paris, Seuil, 2018.– Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.– Jean-Louis Schlegel et Denis Pelletier (dir.), À la gauche du Christ, Paris, Seuil, 2012.