Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Olivier Roy
La société globalisée et la mondialisation apparaissent comme le terreau des fondamentalismes religieux, en particulier le wahhabisme (ou salafisme) et l’évangélisme protestant. Pour l’auteur, nous entrons dans l’ère de la religion sans culture, c'est-à-dire où l’ancrage culturel ne donne plus ses repères à la religion ce qui induit aussi une perte du territoire. C’est ce qu’Olivier Roy nomme la « sainte ignorance ». Comment expliquer la popularité de certaines religions ? Plus précisément, comment expliquer que les formes radicales du religieux circulent désormais mieux que les religions dites traditionnelles ?
Enfin un ouvrage qui sort la religion, en particulier l’islam, d’une opposition entre Orient et Occident que le « choc des civilisations » traduit à l’extrême. Le fait de traiter dans la même catégorie et grâce à des outils communs les fondamentalismes islamiques et évangéliques permet de mettre en perspective les problèmes d’une civilisation désormais mondiale et non plus l’antagonisme entre le Moyen-Orient et l’Occident.
Dès l’avant-propos, Olivier Roy raconte ses premiers étonnements religieux, à travers deux événements : sa rencontre adolescente avec un évangélique quelque peu « illuminé » suivie de sa rencontre, plus tardive, avec l’universalisme marxiste.
Olivier Roy constate que les liens traditionnels entre religion et culture sont brouillés : comment cela s’explique-t-il ? Tendons-nous plutôt vers une sécularisation inéluctable ou assistons-nous nous à un véritable « retour du religieux » ? L’auteur critique l’approche habituelle des sciences sociales, en particulier celle de l’anthropologie ; il réfute les interprétations culturalistes et l’approche politique du « choc des civilisations ».
Les trois mots majeurs de la mutation contemporaine du religieux sont : la déterritorialisation, la déculturation et la standardisation. Ces trois phénomènes se voient accélérés par les effets de la mondialisation. La religion se pose en rapport avec la culture, ce que les concepts de déculturation, exculturation, acculturation ou inculturation .
Par ailleurs, on assiste au développement d’un modèle de la religion « à la carte », qui s’exprime dans le cadre privé, loin des formes institutionnalisées. Ces mouvements apparaissent davantage attachés à la spiritualité qu’à la religion stricto sensu et tendent à encourager la « réalisation de soi » à travers diverses techniques de développement personnel.
Trois choix s’offrent aux religions : penser la culture comme profane (la culture est indifférente aux religions) ; penser la culture comme séculière (la culture est non religieuse, mais néanmoins légitime. Elle constitue un autre ordre et produit une séparation entre le temporel et le spirituel) ; penser la culture comme païenne (la culture se réclame d’une tradition particulière, mais différente de la religion dominante, elle est porteuse de valeurs qui usurpent les valeurs religieuses comme peuvent le faire l’Homme, la Révolution, l’État, ou encore la race…).
De fait, dans les religions, la transcendance s’exprime par une révélation, c'est-à-dire une rupture avec la culture, contenue dans la définition même de la religion traditionnelle : la foi affirme « un rapport à la vérité qui n’entre pas dans la catégorie de la « culture », car la foi pose une vérité au-delà du rapport culturel ». On dit que les religions traditionnelles sont « inculturées », c'est-à-dire qu’elles s’identifient à une culture qu’elles ont transformée : c’est le cas du christianisme dans l’hellénisme, l’islam moulé dans l’identité arabe, etc. La culture répond à une double définition : « 1. Les productions de systèmes symboliques, de représentations imaginaires et d’institutions propres à une société ; 2. Les productions symboliques valorisées socialement comme catégorie esthétique (l’art) ».
Le succès de certaines religions coïncide avec un processus de « déculturation ». C’est le cas des l’évangélisme protestant et du salafisme musulman, qui vivent sur le mythe d’un « pur religieux ».
Un découplage net s’opère entre religion et culture. Les fondamentalismes déduisent une règle à suivre, sous forme de grille de comportements à respecter selon les situations, avec une frontière nette entre le licite et l’illicite. Le caractère propre des fondamentalismes est de se débarrasser des fondements historiques. La glossolalie , par exemple, en est un signe majeur : on n’attache plus d’importance aux langues originelles du texte mais on s’approprie les éléments dans sa propre langue voire dans une langue inventée.
La culture sans religion – la sécularisation – nous est familière, qui plus est dans un pays comme la France qui entretient un rapport si particulier avec la laïcité. La sécularisation n’implique pas nécessairement l’exculturation du religieux : elle admet la cohabitation entre le champ culturel et le champ religieux. D’une certaine manière, l’oscillation entre les deux pôles s’explique par le fait que la sécularisation fait ressortir le religieux, lui donne du relief. La religion contribue finalement à fabriquer du religieux. Quoi qu’il en soit, l’auteur préfère parler de mutations ou de reformulation du religieux plutôt que de « retour au religieux ».
On assiste par ailleurs à une véritable mutation du rapport entre religion et espace public qui s’explique par deux phénomènes coexistant : la déterritorialisation et la déculturation. Le bouddhisme s’est protestantisé et le christianisme s’est embouddhisé notamment à travers l’appropriation de techniques de méditation et la dépréciation des dogmes traditionnels. De plus, les américains catholiques vivent leur foi comme une affaire privée : c’est-à-dire qu’ils se protestantisent d’une certaine manière.
De fait, ce mouvement permet de s’adapter à la séparation du politique et du religieux dans l’espace public, mais la « protestantisation » de la religion catholique n’affecte pas ce qui relève du dogme : « eucharistie, culte marial, culte des saints, confession, principe de la papauté, etc., ne sont pas contestés » et continuent de marquer la distinction ente l’identité catholique et l’identité protestante. En parallèle, on assiste à un formatage massif qui se traduit par l’intérêt diffus pour l’interreligieux.
Le « retour du religieux » est inséparable de l’affirmation de l’individualisme et en cela, coïncide avec les exigences de la mondialisation et de l’ère contemporaine. C’est d’abord une crise de génération qui se joue : on assiste à une volonté de dissocier les marqueurs religieux des contenus culturels. Par exemple, l’émergence des fast-food hallal fait état de la possibilité de mêler les prescriptions religieuses de certains aux éléments phares de la culture.
Pour l’auteur, « la conversion est au cœur de la déconnexion entre le religieux et le culturel ». Les convertis et les born again du christianisme évangélique incarnent typiquement le phénomène de déculturation du religieux.
Cependant, les conversions et reconversions à l’intérieur d’un même système religieux ne sont pas égales. Il s’agit de conversations massives, libres et volontaires qui sont très différentes des conversions de masse : elles sont individuelles et non plus collectives. Ces acteurs circulent et passent parfois d’une religion à l’autre. Le born again est lui-même un produit de la mondialisation, il est le fruit d’un désenchantement consécutif à une période qui avait offert la libération sexuelle, la drogue et le militantisme politique.
La déculturation pose un problème car, certes les convertis sont en quête d’un produit religieux déculturé mais ils peinent à constituer une communauté pérenne. On assiste à une rupture, dans les années 1970-1980, due à un problème de transmission : comment peut-on naître d’un born again ? Cette mutation des religions pose la question de la transmission car, du fait de sa déconnexion avec la culture – autant avec l’histoire qu’avec le territoire – la religion n’a plus de repères fixes. Étant inscrite dans un modèle « à la carte » où convertis et born again ont rejoint une religion par choix, souvent dans une optique de réalisation de soi, sur quel socle appuyer la transmission aux enfants de convertis ?
La stratégie pour faire communauté prend alors une forme « pastorale », mais elle ne vise en réalité que des sous-cultures : les jeunes, les migrants, les milieux professionnels, etc. En revanche, elle ne parvient pas à englober une culture. On assiste à une tentative d’attirer les individus sur la base de leur propre culture : par exemple, appâter un public de jeunes en organisant des concerts de rock chrétien et en adoptant un langage en vogue. Même principe pour le cacher écologique ou le fast-food hallal.
Selon l’auteur, il existe deux théories de la mondialisation du religieux : l’acculturation, qui implique un rapport de domination entre une culture dominante et une culture dominée et la marchandisation. Il critique l’approche culturaliste de l’anthropologie qui tend à réduire les marqueurs religieux à des marqueurs culturels.
« Que veut-on dire lorsque l’on qualifie le vaudou ou le milonga (au Brésil) de religion syncrétistes ? Pour leurs fidèles, il n’y a pas de syncrétisme, il y a une vraie religion. De même pour la femme voilée avec un portable ou le gérant d’un fast-food hallal (…) : il n’y a ni paradoxe, ni contradiction, ni bizarrerie ».
Le religieux est associé à n’importe quel produit de consommation, qui circule via les réseaux usuels que sont la radio, la télévision, Internet… Des stades sont même réquisitionnés, les télé-évangélistes et télé-imams se multiplient, et les outils de communication publicitaire prolifèrent. Les produits circulent, s’adaptent au marché mondial et certaines religions « existent uniquement dans leur forme exportée : néo-bouddhisme, néo-hindouisme, néo-confréries soufies ».
Par ailleurs, la mutation actuelle (la déculturation) s’accompagne d’une standardisation du religieux dont la première manifestation s’avère la mise en place de produits religieux sur le marché mondial. La religion est devenue un bien à consommer comme n’importe quel autre produit proposé. Une pluralité de choix s’offre au consommateur.
De plus, la mutation s’opère dès lors qu’une communauté veut être reconnue à égalité au sein de l’espace public. La religion exportée de son territoire traditionnel s’implante dans un territoire auquel on reconnaît une religion dominante : on aboutit à l’émergence d’une religion « nouvelle » sur le marché. Les trois exemples emblématiques que sont « la sortie du judaïsme des ghettos européens, l’implantation catholique aux États-Unis et l’intégration des musulmans en Europe » le montre.
Dans cet ouvrage, l’ignorance qualifie une forme de religion détachée de l’apprentissage lent et complexe d’une culture et qui fait régner le primat de l’émotionnel. La religion est devenue un produit qui circule sur le marché mondial comme n’importe quel autre bien de consommation. Finalement, la déterritorialisation du religieux, à la fois ethnique et culturelle, renvoie à une interprétation de l’idée biblique selon laquelle l’Esprit souffle où il veut : on prie n’importe où et la sacralisation du lieu a perdu son sens.
L’auteur nous enjoint à relativiser nos jugements préconçus : « On incrimine souvent un déclin du christianisme qui serait parallèle avec une expansion de l’islam. Mais, dans le monde entier, c’est le pentecôtisme chrétien qui se développe le plus, avec le mormonisme. La pratique religieuse de la minorité musulmane en Europe paraît beaucoup plus visible, mais c’est parce que la pratique publique est partie de zéro, alors que le respect individuel et régulier des rites (prières) ne paraît pas être supérieur à celui pratiqué par les autres religions ».
Pour Olivier Roy, le débat actuel qui se cristallise autour de l’islam concerne des problématiques internes à l’Occident, autour de ses propres valeurs et de son identité. De fait, sur les thèmes sociaux tels que ceux relatifs à la famille, la liberté sexuelle, l’homosexualité, l’avortement, etc., les musulmans religieux en Europe s’accordent avec les chrétiens conservateurs : il n’y a pas de dissociation sur les valeurs morales qu’ils défendent.
Penser cette question mérite de s’extraire de l’idée d’un clivage inextricable entre Orient et Occident, comme deux civilisations qui s’affronteraient. La culture tend à s’unifier dans son processus de globalisation, le débat se déploie en réalité dans une seule et même culture, celle du monde.
Ouvrage recensé– La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008.
Du même auteur– Olivier Roy, La Laïcité face à l’islam, Paris, Stock, 2005– L’Europe est-elle chrétienne ?, Paris, Seuil, 2019.
Autres pistes– Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.– Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.