Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Olivier Van Beemen
Heineken jouit depuis plusieurs décennies d’une réputation irréprochable en Afrique. Sa légende dorée est même un fleuron national aux Pays-Bas. La bière que l’on brasse au Nigéria, en Afrique du Sud, en Éthiopie, au Congo, etc., sous les diverses marques de la grande société, crée des emplois, apporte des devises étrangères dans un continent qui en a besoin pour se développer, œuvre contre le sida… Hélas pour Heineken, le journaliste néerlandais Olivier van Beemen est venu ternir cette aura virginale. Six ans d’enquête et des centaines de témoignages remettent en cause l’histoire et les pratiques de la célèbre entreprise sur le continent africain.
Heineken en Afrique, c’est d’abord l’histoire d’une (apparente) histoire d’amour : celle d’une marque et d’un continent. Rien n’a jamais pu entraver cette espèce de communion de destins, ni la décolonisation, ni la survenue des dictatures, ni les guerres civiles de la fin du XXe siècle. Dans la success-story de la marque, on parle de tous les bienfaits qu’a apportés et continue d’apporter Heineken en Afrique, notamment des emplois par milliers et des devises étrangères qui financent le développement des pays.
Les faits rapportés par Olivier van Beemen racontent une autre histoire : ce que veut Heineken sur le continent, c’est faire du profit en brassant de la bière et tous les moyens sont bons. Le journaliste rapporte ainsi des cas de corruption à tous les niveaux. Il montre aussi la façon dont l’éthique est bafouée lorsqu’il s’agit de faire du profit.
C’est le cas dans l’utilisation des promotrices, souvent soumises au harcèlement sexuel, voire au viol et à la prostitution, ainsi que dans le comportement des filiales face aux régimes dictatoriaux et aux massacres ethniques, le plus emblématique de ceux-ci étant le génocide au Rwanda en 1994.
Heineken en Afrique, c’est une longue histoire qui a commencé à la fin du XIXe siècle avec des exportations de bières depuis les Pays-Bas. Une étape a ensuite été franchie dans les années 1930 lorsque des brasseries ont été construites directement sur le sol africain. Très vite, la bière est devenue une boisson emblématique et plébiscitée. Qu’on ne s’y trompe pas : dans de nombreux pays à majorité musulmane, on boit peu d’alcool. En revanche, les populations qui boivent de la bière en boivent beaucoup. Or, à cause d’un défaut de concurrence qui n’existe pas dans les autres pays du monde, cette bière est chère, parfois plus chère qu’en Europe. Il existe donc un gros marché et, qui plus est, extrêmement rentable.
L’histoire de l’Afrique au XXe siècle n’est cependant pas un long fleuve tranquille, et c’est sans doute cette capacité de la firme à naviguer dans des eaux troubles qui la distingue. Entre décolonisation, régimes autoritaires et guerres civiles, il n’est pas si facile de faire des affaires. De nombreuses sociétés y ont d’ailleurs renoncé. Le succès d’Heineken en Afrique vient en grande partie de sa pugnacité ; quand de nombreux investisseurs étrangers s’en sont détournés, l’entreprise néerlandaise a continué de croire en l’Afrique.
Même lorsque Mobutu a nationalisé sa filiale zaïroise, Bralima, Heineken s’est accrochée. Cela explique en grande partie pourquoi les gouvernements africains successifs aiment Heineken autant qu’Heineken les aime : il est arrivé que la grande société néerlandaise reste la seule pourvoyeuse de fiscalité pour certains de ces pays.
Pourtant, quelques ombres ont très tôt obscurci cette success-story. Dans les années 1950, lorsque les Mau-Mau du peuple kykuyu (« ces coquins noirs », lit-on dans les documents d’époque) se révoltèrent contre les Britanniques au Kenya, un représentant commercial se demanda « si les Anglais résoudront le problème sans exterminer le million et demi de Kikuyus (ce qu’ils sont en train de faire, mais à échelle réduite, parce que le parti travailliste est contre) » (p. 37-38). Peut-on imaginer que ce mépris envers les populations locales ait pu exister parallèlement à une volonté enracinée de faire vivre l’Afrique et de développer de la richesse et de l’emploi au profit de ces mêmes populations ?
Un mythe a survécu au travers des décennies : Heineken est une entreprise exemplaire, qui crée du travail et de la richesse en Afrique. Même le gouvernement néerlandais encense la société. Lilianne Ploumen, ancienne ministre du Commerce extérieur et de la Collaboration au développement, parla de milliers d’emplois lors d’une visite au Rwanda et au Congo.
La reine Maxima évoqua un « exemple fantastique » (p. 97) lorsqu’elle se rendit en Éthiopie. Heineken met aussi en avant son recours aux ressources locales. L’entreprise a par exemple mis en place des programmes d’approvisionnement auprès d’agriculteurs locaux en incitant des milliers de paysans à cultiver du sorgho au nord du Burundi. Légende ou réalité ?
En réalité, avoir des statistiques chiffrées en Afrique n’est rien moins qu’hasardeux. Il est très difficile de connaître les retombées économiques de l’activité de Heineken sur le continent. Olivier van Beemen s’en remet aux faits. Il a rencontré les paysans qui fournissent du sorgho au Burundi : les prix proposés étaient si bas qu’ils ont préféré vendre leur récolte ailleurs. De plus, un responsable négligea le projet et, lors des quatre premières années du programme, moins de 5 % des 5 000 tonnes de sorgho prévues furent effectivement achetées par Heineken.
Les emplois directs créés par Heineken ? On peut les chercher, mais l’auteur a surtout constaté des licenciements, et quelquefois dans des contextes polémiques. À Hara, en Éthiopie (le pays que la reine cite comme un « exemple fantastique »), Heineken reprit la brasserie nationale. Un an après, les agents de propreté et les gardiens étaient remplacés par des sous-traitants. Au total, il y eut 600 démissions forcées.
Et que dire des 168 Congolais licenciés par la filiale Bralima après un accord passé avec les rebelles du RCD-Goma, qui avait perpétré des assassinats atroces à la fin des années 1990 ? Il leur fallut plus de quinze ans – et la mobilisation de toute la presse internationale – pour percevoir une indemnité que, jusqu’alors, Heineken leur refusait. Est-ce cette société qui fait la prospérité de l’Afrique ?
On aurait tort d’oublier que Heineken ne fait pas acte de philanthropie en Afrique : c’est une entreprise qui est là pour faire de l’argent. Elle l’avoue parfois du bout des lèvres, comme pour se dédouaner lorsqu’Olivier van Beemen rapporte quelque fait litigieux. La réalité va cependant au-delà de toutes les normes en vigueur et même des normes éthiques et… légales.
On constate que la corruption est présente à tous les niveaux dans la société et qu’elle sert aussi bien à faire du profit qu’à enrichir personnellement ses collaborateurs.
Oui, Heineken veut faire du profit en Afrique. Et, pour surpasser ses concurrents, tous les moyens sont permis ; les législations très peu contraignantes des divers pays africains dans lesquels la société est installée permettent toutes les audaces. Y compris les moins subtiles, comme le matraquage publicitaire : à Kinshasa, au Congo, des quartiers entiers sont peints dans la couleur bleu ciel de la Primus, l’une des marques phares de Heineken en Afrique. L’auteur remarque même le logo sur un bus scolaire et sur un poste de police… La filiale congolaise, la Bralima, oblige aussi des cafés à vendre exclusivement sa marque en échange de la donation d’un frigo et de quelques chaises : un exemple parmi d'autres de « corruption douce »... Il s’ensuit souvent des bagarres entre bistrots, les uns soutenant la Bralima tandis que les autres sont « sponsorisés » par la société rivale, la Bracongo. Les règlements de compte peuvent être sanglants.
Parfois, l’auteur se demande où passe l’argent engrangé en Afrique, par exemple dans le cas de la filiale belge Ibecor. Il s’agit d’un organisme d’achat et prestataire logistique de services que Heineken impose à ses brasseries locales. « Parfois il était possible de faire fabriquer sur place une simple pièce détachée, mais c’était interdit. Ibecor facturait dix fois plus. C’est très défavorable à notre entreprise et à l’économie du Rwanda. » (p. 107)
Ce genre d’affaires se pose à l’encontre du mythe d’une entreprise qui nourrit l’Afrique de ses devises étrangères – cela montre au contraire que les firmes occidentales se gavent avec les ressources du continent. Et que dire de certaines affaires de dessous de table ? Au Nigéria, l’épouse du patron de la filiale locale de Heineken, Clémentine Verwelde, exigea des pots-de-vin d’un fournisseur de pétrole : en échange, celui-ci devint fournisseur sans avoir à répondre à un appel d’offres public, comme la loi l’exigeait.
Non sans ironie, Olivier van Beemen rapporte ce slogan qui s’affiche sur des panneaux publicitaires à Bujumbura au Burundi : « La transparence est magnifique quand on n’a rien à cacher » (p. 4).
Heineken, l’entreprise modèle qui fait la prospérité de l’Afrique ? Un mythe, on le voit. La société est plutôt une prédatrice qui engrange des profits en exploitant les législations nationales opaques. En son sein même, de nombreux collaborateurs se nourrissent de la bête en bafouant toutes les réglementations.
Cela s’arrête-t-il là ? En creusant, Olivier van Beemen déterre des situations plus troubles encore. La volonté d’augmenter les ventes semble justifier toutes les transgressions morales et se déployer dans le mépris de la vie humaine. Il faut ici dire un mot sur l’affaire des promotrices, qui a cristallisé la désapprobation portée sur Heineken depuis les révélations de l’auteur. L’opinion publique en a surtout entendu parler à propos de l’Asie du Sud-Est, mais l’auteur montre que le phénomène est largement répandu et sous-estimé en Afrique.
Les promotrices sont des femmes que l’entreprise rémunère pour qu’elles incitent à la consommation de la marque Heineken dans les bars, populaires ou élitistes, des pays africains. Le concept est déjà troublant en soi. Les conditions de l’exercice de cette profession le sont plus encore. Comme on peut s’en douter, ces femmes sont l’objet de gestes déplacés de la part des consommateurs. On pourrait supposer que la société lutte contre ces dérives. Or, les formations dispensées par l’entreprise à ses recrues prônent un discours bien différent. Les promotrices doivent les « tolérer parce qu’on essaie d’augmenter les ventes et de renforcer la marque », explique Sylvia, qui travaille à Lagos (Nigéria) (p. 177). En réalité, de la promotion de la bière dans les bars à la prostitution, il n’y a qu’un pas que beaucoup de femmes franchissent pour augmenter des revenus insuffisants.
Cette espèce de « marketing » par le sexe est symptomatique d’un comportement global transgressif vis-à-vis des femmes, dénoncé par certaines sources internes au sein de la société. Les débordements sont fréquents et ils restent impunis. Le PDG, Jean-François van Boxmeer, eut lui-même une liaison avec une promotrice, qu’il qualifia de « relation amoureuse mutuellement consentie » (p. 279) : qui en aurait douté…
Olivier van Beemen mène son enquête plus loin encore, dans les tragédies des guerres civiles et des génocides qui ont frappé le continent africain dans les années 1990. Nous avons vu que la filiale Bralima avait négocié avec les rebelles du RCD-Goma au Congo pour pouvoir effectuer des licenciements massifs.
Heineken a également été impliquée dans d’autres drames. Au Burundi par exemple. Cet État avait été placé sous embargo international après le coup d’État de Pierre Buyoya en 1996. Des massacres ethniques (Tutsis contre Hutus) avaient en effet été perpétrés sous sa direction. Heineken ignora l’embargo. Elle fut la seule entreprise qui continua à fonctionner durant cette période : ses rentrées fiscales permirent au régime putschiste de rester en place.
Deux ans plus tôt, déjà, Heineken jouait un rôle similaire dans le génocide au Rwanda. L’auteur révèle que la bière abreuva les meurtriers du début jusqu’à la fin des tueries : la brasserie de Bralirwa fonctionna en continu (et généra d’ailleurs un excellent chiffre d’affaires cette année-là).
Comment expliquer cela ? La réalité est prosaïque. Quel que soit l’état du pays dans lequel il est installé, Heineken ne veut pas s’en aller, car le continent africain est tout simplement « fou de bière » (p. 157). Le marché est extraordinaire et l’entreprise refuse d’y renoncer, y compris pour des considérations éthiques.
Dans le cas extrême du Rwanda, elle peine à faire valoir sa bonne volonté, mais, de façon générale, Heineken se défend en expliquant que, s’il quitte les pays autoritaires (comme la Tunisie, par exemple), tôt ou tard, quelqu’un d’autre le remplacera, car les Africains veulent de la bière, et l’éthique ne sera pas davantage respectée. Ne vaut-il pas mieux pour Heineken rester et continuer à créer des emplois tout en faisant entrer des devises étrangères dans les pays africains (la société tient à ses arguments) ?
Peut-être, répond Olivier van Beemen. Mais toujours est-il que les faits sont là. Et, en attendant, les investissements étrangers faits dans ce type de pays ne servent le plus souvent qu’aux intérêts d’une toute petite élite proche du pouvoir en place, et non à la population.
Heineken et l’Afrique, une merveilleuse histoire d’amour ? C’est la saga qu’a construite l’entreprise en plus d’un siècle de présence sur le continent. Création d’emplois, aide au développement, lutte contre le sida, la success-story paraissait « fantastique », comme l’a dit la reine Maxima.
Pendant longtemps, l’illusion a mystifié le monde, aussi bien l’opinion publique que la presse et les organismes internationaux. L’enquête, les articles et le livre-choc d’Olivier van Beemen ont donc renversé une réputation pourtant solidement établie. Corruptions, recherche du profit à tout prix, atteintes à l’éthique, collusions avec des régimes autoritaires, voire génocidaires : le tableau est en réalité peu reluisant. L’entreprise se défend en expliquant qu’elle lutte pour travailler dans des conditions presque insurmontables (elle se représente comme « une île de perfection dans un océan de misère », p. 273).
En réalité, cette misère (faiblesse des pouvoirs publics, désordre ambiant, niveau de qualification très bas, etc.) est un vivier d’opportunités dont use et abuse la célèbre marque de bière.
La parution de Heineken en Afrique et surtout sa traduction en de multiples langues ont fait l’effet d’un coup de tonnerre. Jusqu’alors, l’entreprise avait toujours réussi à étouffer les petits scandales qui avaient écorné sa réputation, notamment en faisant des promesses jamais respectées (par exemple concernant les promotrices, la promesse de les faire raccompagner chez elle après leur travail). Cette fois, la désapprobation internationale s’est manifestée de manière beaucoup plus forte.
Aux Pays-Bas, une résolution du parlement prise à la quasi-unanimité a appelé la ministre à la Coopération au Développement et au Commerce extérieur à mieux définir les conditions de subvention. Le Fonds Mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme a suspendu son partenariat avec le célèbre brasseur. L’ASN Bank (spécialisée dans les investissements aux entreprises dites durables) s’est débarrassée de toutes ses actions Heineken et a inscrit l’entreprise sur liste noire. Peut-on espérer l’aube d’un jour nouveau en matière de responsabilisation éthique des grandes entreprises dans les pays en voie de développement ?
Car Heineken ne semble pas être un cas isolé : en 2018, c’est-à-dire peu après la parution de l’ouvrage d’Olivier van Beemen, le groupe Lafarge a été mis en examen pour financements occultes d’organisations terroristes, notamment l’État islamique de Daech. Son seul but avait été de maintenir en activité une usine située en Syrie.
Ouvrage recensé– Heineken en Afrique, Une multinationale décomplexée, Éditions Rue de l’échiquier, 2019.
Autres pistes– Colette Braeckman, Le Dinosaure. Le Zaïre de Mobutu, Fayard, 1992.– Lénaïg Bredoux, Mathieu Magnaudeix, Tunis Connection. Enquête sur les réseaux franco-tunisiens sous Ben Ali, Éditions du Seuil, 2012.– Jean Hatzfeld, Une Saison de machettes, Points, 2020.– Ryszard Kapuscinski, Le Négus, Flammarion, 2011.– David van Reybrouck, Congo. Une Histoire, Actes Sud, 2012.