Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui et Salima Mellah (dir.)
Février 2019 : le peuple algérien descend en masse dans la rue. La cause ? On vient d’annoncer que le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, à la tête de l’État depuis l’élection truquée de 1999, va se présenter pour un cinquième mandat. Depuis son AVC de 2013, il n’est plus qu’un légume, un paravent pour la mafia qui dirige en fait le pays. Les Algériens, ulcérés, ressentent cette humiliation comme un outrage, et manifestent pour exiger le retrait de Bouteflika et de l’ensemble de la caste mafieuse qui a mis l’État en coupe réglée depuis 1992.
Depuis le départ de la France (1962), les généraux de l’ALN ont fait main basse sur la révolution algérienne, et sur le pays. D’abord, il y eut Ben Bella (1962-1965), mis en place par Boumediene, puis Boumediene lui-même (1965-1979), qui tenta de faire de l’Algérie une nation moderne, sur le modèle soviétique.
Mais, l’Empire communiste disparu, l’Algérie se retrouva privée de tout soutien. Contrainte, du fait de ses dettes, à l’ouverture économique, elle brade, sous Bendjedid (1979-1992), son patrimoine industriel. L’élite s’enrichit. Le peuple s’enfonce dans le chômage et la misère. Les islamistes du Front islamique du Salut lui tendent leurs bras. Là-dessus, les moudjahidines afghans débarquent et avivent une atroce guerre civile que le pouvoir instrumentalise aussitôt pour conserver le pouvoir (1991-1997).
Depuis, une vague normalisation s’est produite : c’est le long règne mafieux de Bouteflika (1992-2019), avec cette conclusion digne d’un roman sud-américain : frappé par un AVC, le dictateur devient légume, et, dès lors, la mafia ne connaît plus aucun contre-pouvoir en Algérie.
2019 : le peuple apprend que la momie brigue un cinquième mandat. Alors, il descend dans la rue, et tente de se ressaisir du fil de la révolution, abandonné en 1962. C’est l’hirak, tardive résurgence de l’élan révolutionnaire.
Depuis 1962, l’Algérie est indépendante, du moins officiellement. En réalité, le peuple passe rapidement sous la coupe d’un groupe d’officiers, emmenés par Boumediene. Vite, on étouffe la Révolution ; on instaure un socialisme de parti unique. Jusqu’en 1979, l’Algérie bénéficie de la conjoncture : les exportations de pétrole permettent de financer la construction d’une économie dirigée, avec industrie lourde à la mode soviétique.
Dans ces années 1960 et 1970, les Algériens sont fiers de leur pays : non seulement il est indépendant, orienté vers la justice sociale, mais encore il est le champion du non-alignement, il se développe et, contrairement à de nombreux pays du tiers-monde, il ne connaît pas le fléau de la corruption.
Mais la chute des prix du pétrole, au milieu des années 1980 (décembre 1985), oblige le pays à s’endetter, de plus en plus lourdement. Bientôt, il passe sous la coupe des créanciers internationaux, dont la France. Ceux-ci exigent – par la voix du FMI – la mise sur pied d’un plan radical de privatisations, qui n’aurait d’autre effet, s’il était appliqué, que de ruiner le pays encore davantage.
En 1988, le peuple se révolte : le taux de chômage officiel est passé à 25 %. Alors, le président nomme un nouveau premier ministre, Hamrouche, qui entend libéraliser le régime tout entier : il instaure le pluralisme dans la presse, la politique (fin du régime de parti unique) et les syndicats. En outre, il ouvre le pays à la concurrence. Ce faisant, il signe son arrêt de mort (politique) : les généraux n’entendent pas partager le gâteau.
Les auteurs l’affirment : ce sont les militaires qui, en 1992, poussèrent les hommes du Front islamique du Salut à donner le signal de la révolte par une grève insurrectionnelle générale. Ainsi, ils acculèrent Hamrouche à la démission, et s’emparèrent du pouvoir au nom de la lutte contre l’islamisme. La fiction d’un pouvoir civil en Algérie avait vécu.
Mais ce n’est pas le tout de prendre le pouvoir. Encore faut-il le garder. Pour cela, il fallait justifier la perpétuation de l’état d’urgence et de la loi martiale. À cet effet, rien de mieux que la menace terroriste. C’est pourquoi, dans les années 1990, le pouvoir organisa sciemment, lui-même, d’innombrables attentats.
Un véritable flot de sang submergea le pays. Les Algériens, coincés entre vrais islamistes, faux islamistes et militaires, n’eurent d’autre choix que de courber l’échine, tandis qu’à l’étranger on se moquait bien de leur sort : victimes de leurs préjugés et de la propagande d’Alger, les journalistes français, ne se renseignant guère que par le canal de la bourgeoisie francophone et de ses journaux, étaient convaincus que les généraux étaient un moindre mal : au moins, ceux-là étaient des laïcs.
Bilan humain : entre deux et trois cent mille morts, vingt mille disparus dont on ne sait s’ils furent jetés dans une rivière ou expirèrent sous la torture, dans les camps de concentration du Sud… Bilan psychologique : dans le peuple, un très puissant sentiment d’humiliation et d’injustice, un ardent besoin de réparation morale. Bilan économique : chômage effroyable, destruction de l’appareil industriel, enrichissement spectaculaire d’une petite élite.
Une fois matés les islamistes et le peuple, il fut temps, en 1999, de doter le pays d’une façade respectable. On rétablit donc la constitution, on proclama le pluralisme et on fit élire Bouteflika, que l’on pensait tenir.
Mais l’ancien ministre des Affaires étrangères de Boumediene était retors. Pour s’assurer de son autorité sur les généraux qui l’avaient fait, il se réserva le droit discrétionnaire d’attribuer n’importe quel morceau de l’économie à n’importe qui : les marchés étaient attribués de gré à gré, sur décision du Conseil des ministres, présidé par lui. Par dérision, cet ancien socialiste et nouveau satrape nommait ses généraux et ses ministres « M. Céréales, M. Pétrole ou M. Médicaments ». Le rêve des révolutionnaires avait vécu.
Alors, le pays s’enfonça dans le désastre. Anesthésiée par l’idée, répandue par tous les médias aux ordres, que Bouteflika était le garant de la paix civile, la population s’interdit toute révolte. Mais, en fait de réconciliation nationale, le nouveau président avait surtout garanti l’immunité aux tueurs stipendiés par le régime pendant des années, pour répandre la terreur et justifier l’état d’urgence.
Siégeant sur son trône de sang, Bouteflika offrait aux Algériens un marché : fermez les yeux sur ces monstruosités, en échange vous aurez le bonheur facile que permet la rente pétrolière. Marché de dupes, évidemment, qui ne dura qu’aussi longtemps que le baril se maintenait à cent dollars. Sitôt cette époque passée, le pays entra dans une nouvelle zone de turbulences.
Or, il n’y avait plus personne pour diriger le navire : atteint en 2013 par un accident vasculaire cérébral, le chef de l’État n’était plus qu’un légume. En coulisses, le pouvoir était détenu par le frère du président et un groupe d’officiers, dont le très influent patron des services spéciaux, le général Médiène. Dès lors, c’est la décomposition sociale. Le peuple est plongé dans la misère. La jeunesse émigre. Une momie gouverne, les généraux et leurs clientèles s’accaparent tout ce qu’ils peuvent ; les créanciers internationaux font la loi ; les services spéciaux entretiennent un terrorisme résiduel pour maintenir leur emprise sur le pays. La révolte elle-même paraît impossible : le pouvoir, satisfait, montre au peuple ce qui l’attend dans ce cas : au choix, le chaos syrien ou l’anarchie libyenne.
Tiguentourine, Sahara, 2013. Prise d’otages, manipulée par les services algériens. 38 otages occidentaux meurent sous les balles du DRS. Cette fois, c’en est trop : Anglais et Américains somment le pouvoir algérien de ne plus nourrir les bandes djihadistes. Bientôt, le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major et ministre de la Défense, entame une série de purges visant à disloquer et mettre au pas le DRS. Ce n’est pas du goût de tout le monde.
2019. Afin de mener à bien son énorme purge (elle atteint pas moins de seize anciens ministres), Gaïd Salah provoqua un étalage médiatique inédit de la corruption algérienne. Le peuple est soulevé d’indignation. Sur ce, la momie Bouteflika est amenée devant les caméras de télévision et les Algériens apprennent avec stupéfaction qu’elle s’apprête à rempiler pour un cinquième mandat.La fierté du peuple, bafouée, se transforme en une immense vague de protestation.
Dans les rues, chaque vendredi, la population se donne rendez-vous, par le moyen des « réseaux sociaux ». Elle réclame le départ de Bouteflika et de sa clique. Elle reprend la parole, qui lui a été confisquée depuis des années, tente de renouer le fil de la révolution interrompue en 1962. Elle invente des chants, des poèmes, des slogans. Surtout, les foules se veulent pacifiques et resteront fidèles, jusqu’au bout, à cette exigence : elles craignent trop que ne se répète le scénario syrien.
Le pouvoir, qui tient la presse, ne donne presque aucun écho aux manifestations. Puis, il dénigre : ces manifestations ne seraient que le prodrome d’une révolution de couleur, téléguidée de l’étranger. La police propage des rumeurs, noyaute et clone les groupes d’opposants, arrête à tour de bras, en vain. Nul ne peut arrêter le flot du mécontentement.
Fin renard, le général Gaïd Salah exploite la situation. Il reprend la purge en la démultipliant, mettant tous ses rivaux, dont il est persuadé qu’ils forment une cinquième colonne à la solde de la France, en prison. Le peuple, satisfait de voir écroués les responsables de ses malheurs, n’est cependant pas comblé. Il sait que le système perdurera. Il sait que Gaïd Salah ne veut surtout pas de la démocratie véritable : d’ailleurs, aux élections présidentielles organisées par celui-ci, les Algériens ne seront que 10 % à voter. Le nouveau président, Tebboune, n’est pas une momie, mais c’est un fantôme sans consistance. Derrière lui, gouvernent réellement, comme jadis, des généraux dont les mœurs n’ont pas changé.
Hirak, en arabe, signifie mouvement. Dès le début, des militants se sont insurgés contre cette étiquette : s’il s’agit d’un mouvement, c’est que ce n’est pas une révolution, mais une simple émotion populaire, certes dangereuse pour les hommes en place, mais nullement pour le système de domination. Toute la thèse des auteurs est là : ce mouvement ne serait que la première étape d’une révolution destinée à amener la démocratie véritable en Algérie.
Et pourquoi ? Sur quoi se fondent-ils pour affirmer que le hirak n’est qu’un commencement, alors que le pouvoir se maintient, plus que jamais prédateur, plus que jamais loin du peuple ? Sur ceci, observé par les manifestants : les Algériens se sont réapproprié la rue, la parole et l’histoire. Ils ont compris que la ville était à eux, et non à la police ; que les mots étaient à eux, et non aux journalistes ; que l’histoire était à eux, et non à ces militaires, lointains héritiers de l’ALN qui, dès 1962, confisquèrent le pouvoir.
Ce dernier point est crucial, selon les auteurs : il n’est d’avenir au mouvement populaire algérien que parce qu’il est parvenu à reprendre au pouvoir le flambeau de la révolution de 1954-1962, mythe originel de l’Algérie moderne.
Attaché à étudier l’hirak comme phénomène spécifiquement algérien, les auteurs ne s’attardent pas beaucoup sur ses aspects internationaux. Les pays arabes, la France, les États-Unis, la Chine et la Russie n’apparaissent guère que comme des ombres, loin derrière la scène.
Or, tous les phénomènes évoqués dans ce livre, que ce soit la corruption, l’économie pétrolière ou la révolution, ont partie liée à ces pays et au monde dans son ensemble. Il y aurait mille comparaisons à faire entre l’hirak et les récentes révoltes ou émeutes populaires de France, de Syrie, d’Ukraine ou d’ailleurs. Toutes, elles furent nationales, et toutes marquées par les mêmes traits : défiance envers les élites, rassemblements de rue catalysés par les réseaux sociaux, répression ultra-violente, pacifisme des « marcheurs », détournement de la révolte, etc.
Dans tous les cas, aussi, on observe dans la conscience des révoltés un même manichéisme moral : d’un côté il y a « nous », le peuple, instance merveilleusement bonne ; de l’autre « eux », les élites, instance infernale toute entière prédatrice, méchante, sanguinaire et corrompue. À l’évidence, ce schéma est réducteur. En effet, l’effroyable corruption algérienne est davantage liée, comme l’entrevoit un des contributeurs, à la structure hiérarchisée de l’économie mondiale qu’à l’égoïsme pathologique de l’élite, et les luttes du DRS et de l’armée, de Médiène et de Gaïd Salah ne sont sans doute pas étrangères aux démêlés des grandes puissances. Qui, en effet, peut affirmer avec certitude que la conviction de Gaïd Salah, à savoir que la France et le DRS ont manipulé l’hirak, n’est qu’une paranoïa ?
Enfin, le peuple n’est peut-être pas aussi pur qu’il y paraît. Un des contributeurs évoque la Légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, pour comparer Bouteflika à Satan. C’est très juste. Mais, à filer jusqu’au bout la métaphore, on s’apercevrait que le peuple est nécessairement le complice autant que la victime de ce diable.
Ouvrage recensé– Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui et Salima Mellah (dir.), Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement, Paris, La Fabrique, 2020.
Autres pistes– Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie. Crimes et mensonges d’État, Paris, La Découverte, 2004.– Jean-Pierre Filiu, Algérie, la nouvelle indépendance, Paris, Seuil, 2019.– Amine Lartane, L’Envol du faucon vert, Paris, Métaillé, 2007.– Jake Raynal et David Servenay, La Septième arme. Une autre histoire de la République, Paris, La Découverte, 2018.