Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle
Si nous ne prenons pas la mesure des dommages environnementaux et sociétaux causés par nos modes de vie, nous courons le risque de l’effondrement rapide de notre civilisation. En effet, bercées par la mythologie délétère de la « loi du plus fort », les sociétés les plus prospères ont assis leur développement sur la compétitivité, la prédation et l’accaparement des biens communs. Il est urgent de refonder notre culture et de créer une spirale vertueuse grâce à la réhabilitation de l’entraide et de la solidarité. L’observation du monde vivant constitue en la matière une formidable source d’apprentissage et d’inspiration pour penser qu’une « autre loi de la jungle » est possible.
Nous avons majoritairement intégré l’idée, théorisée par le philosophe Thomas Hobbes au XVIIe siècle, que « l’homme est un loup pour l’homme », que seule compterait in fine « la loi du plus fort ». Au XIXe siècle, la théorie darwinienne de la sélection naturelle a fortement contribué à diffuser le mythe, aujourd’hui dominant, d’une nature cruelle régie par une implacable loi de la jungle que les élites des nations occidentales se sont malheureusement empressées d’appliquer aux sociétés humaines, poussant à l’extrême le culte de la compétitivité et occultant l’autre moitié structurante et fondamentale du vivant, tissée de liens d’entraide, de solidarité, d’altruisme et d’empathie, pour ainsi dire une « autre loi de la jungle », sans lesquels jamais les mondes végétaux et animaux ni a fortiori les humains n’auraient pu se développer.
L’éthologie, l’anthropologie, l’économie, la biologie, la sociologie ou encore les neurosciences sont autant de disciplines qui permettent d’éclairer cette autre loi de la jungle, de songer à un nouvel imaginaire collectif afin de sortir, in extremis, de la spirale infernale de l’égoïsme et de la démesure (la fameuse hubris des Grecs).
Il serait déraisonnable de nier l’existence, dans la nature, de comportements agressifs et compétitifs : des bactéries s’affrontent dans notre bouche pour maintenir un écosystème sain, les félins préservent leurs territoires par la prédation, etc. Cependant, si la sélection naturelle favorise à court terme les individus les plus pugnaces et égoïstes, elle favorise à long terme et au niveau collectif, la survie des groupes les plus coopératifs. Elle ne peut donc se résumer à la version féroce de la « loi de la jungle » et résulte d’un subtil jeu entre compétitivité et coopération.
Plus encore, si l’on met en balance les avantages et les inconvénients des comportements antisociaux, le résultat est sans appel : ils sont, à terme, néfastes pour le groupe et l’individu quand ils prennent le pas sur les comportements prosociaux. Ils donnent l’illusion d’un gain immédiat (accumulation de richesses, victoire, valorisation de l’ego, satisfaction des désirs immédiats, pouvoir), mais génèrent parallèlement quantité de nuisances : stress, dépense d’énergie, conflits, violence.
L’histoire de l’apogée et de la chute de nombreuses civilisations est riche d’enseignements : « Compétition, expansion infinie et déconnexion du vivant, résument ainsi les auteurs, sont trois mythes fondateurs de notre société depuis déjà plusieurs siècles. Leur mécanique s’est révélée extrêmement toxique : […] un organisme qui détruit l’environnement dans lequel il vit et empoisonne ses voisins finit par mourir seul dans le désert » (p. 24).
Pourquoi, donc, seule la version cruelle de la sélection naturelle s’est-elle imprimée dans nos esprits, a dicté nos comportements envers l’autre et a influencé, plus globalement, le fonctionnement et l’idéologie des sociétés du XXe siècle, aussi bien dans la sphère publique (État, institutions) que dans la sphère privée (entreprises en particulier) ?
Le philosophe Jean-Claude Michéa a avancé l’hypothèse selon laquelle, pour endiguer les innombrables guerres qui affaiblissaient alors l’Europe – notamment les sanglantes guerres de Religion –, les philosophes du XVIIe siècle ont défini un cadre politique neutre, sans morale ni religion, dans lequel les hommes pourraient enfin cohabiter sans s’entretuer : le libéralisme.
Au siècle suivant, les travaux de l’Écossais Adam Smith influencèrent la pensée des Lumières et sa vision de l’homme. Plus précisément s’imposait la théorie de la « main invisible » : les individus ne seraient pas motivés par la quête de l’intérêt collectif – même s’ils y contribuent en créant de la richesse et du travail – mais par la poursuite du profit et de l’intérêt personnel. Se consolidait parallèlement la mythologie d’une nature sans pitié dont il faudrait s’extraire par le génie et l’intelligence, ainsi que la dichotomie entre « nature » et « culture », « corps » et « esprit ». À l’aune de ces idées, il apparaît que l’Homme est non seulement fondamentalement égoïste et agressif, mais aussi condamné à fuir la nature ou à la maîtriser pour échapper à son état « sauvage ».
Cette vision négative de la nature humaine est entérinée au XIXe siècle par la publication de De l’origine des espèces (1859). Les conclusions du naturaliste Charles Darwin sur la sélection naturelle sont abusivement transposées au contexte social de la révolution industrielle et réinterprétées en termes de « darwinisme social », notion qui influence aujourd’hui encore la pensée libérale de gauche, mais aussi de droite : pour la première, seul un État fort, structuré et hiérarchisé permet de réguler les peuples ; pour la seconde, seul le marché, libre et sans éthique, peut canaliser la violence primale des masses.
Pablo Servigne et Gauthier Chapelle pointent enfin le rôle néfaste joué entre les années 1970 et 2000 par la sociobiologie et la vision mécaniste de l’altruisme défendue par cette nouvelle discipline. En 1976, la publication du Gène égoïste de Richard Dawkins inaugure quatre décennies d’une dérive scientifique selon laquelle les humains sont mus par leurs gènes et la défense des individus génétiquement proches. La « Nouvelle Droite », forte de cette démonstration scientifique, avait là un argument tout trouvé pour justifier la « préférence familiale » et le racisme.
Depuis les années 2000, d’autres perspectives ont émergé, qui ont mis un terme aux théories du « tout biologique » de la sociobiologie. Avant de s’intéresser aux résultats de ces études récentes, il convient de rendre hommage au penseur Pierre Kropotkine, dont l’ouvrage principal publié à Londres en 1902, Mutual Aid, a Factor of Evolution (en français en 1906, L’entraide, un facteur de l’évolution) avait déjà posé les jalons d’une science de l’entraide.
Né en 1842 dans une famille aristocrate moscovite, éduqué par une nourrice française qui lui enseigne la philosophie des Lumières, il renonce, jeune, à son destin princier pour se consacrer à ses passions : la science, la géographie, l’anthropologie. Il sillonne son pays pour observer la faune et les peuples autochtones que caractérisent des rapports d’échanges coopératifs. Il s’engage en politique, fréquente les milieux anarchistes européens : l’originalité de sa pensée tient à la dimension naturaliste de ses arguments.
Kropotkine a la conviction que l’entraide repose sur des fondements biologiques qui doivent inspirer l’organisation sociale des sociétés modernes. Il rejette l’idée de la nécessité d’un État central et autoritaire. Son œuvre, en décalage avec la pensée de gauche de son époque pétrie de déterminisme, de marxisme et de darwinisme, est rapidement mise à l’index.
Plus d’un siècle après, il est possible de mettre en regard les écrits de Kropotkine et des études récentes pour démontrer que l’entraide occupe, depuis la nuit des temps, une place centrale dans le monde animal et végétal.
Premièrement, l’entraide existe partout, depuis l’origine du vivant (il y a 3,8 milliards d’années), et elle implique tous les êtres vivants, de la cellule au super-organisme. Nous sommes, chacun, biologiquement et socialement, une « inextricable pelote d’interdépendances » (p. 53) ne serait-ce que parce que notre corps abrite des milliards de micro-organismes indispensables à notre vie.
Deuxièmement, l’entraide est polymorphe et se décline sous forme de coopération, d’association, voire de fusion. En outre, les relations d’entraide peuvent émerger entre êtres identiques, semblables ou totalement différents. Enfin, elles sont indispensables ou facultatives, temporaires ou pérennes, symétriques ou asymétriques, conscientes ou inconscientes, nouvelles ou ancestrales. Tous ces liens forment le chatoyant tissu de la « symbiodiversité ».
Troisièmement, les interactions entre êtres vivants ne sont pas toujours bénéfiques (prédation, parasitisme, etc.). Cependant, les comportements négatifs (agression, menace, etc.) – concernant souvent des enjeux de territoire ou de reproduction – sont extrêmement coûteux pour les espèces en présence. Lutte et compétition séparent, accentuent les différences et inhibent le développement de l’entraide.
Ainsi, « en poussant le culte de la compétition à l’extrême et en l’institutionnalisant, affirment les auteurs, notre société n’a pas seulement engendré un monde violent, elle a surtout ôté une grande partie de son sens à la vie » (p. 23). Le vide laissé par le délitement des liens essentiels, nous le comblons par la consommation d’objets, de trophées, de drogues, de nourriture. Cela est d’autant plus préoccupant que cette culture égoïste et toxique a infiltré les élites politiques, économiques et intellectuelles qui, par leurs comportements excessifs et incivils, ont déstabilisé le corps social.
Pourtant, diverses études montrent que l’entraide est un comportement spontané de l’être humain, probablement parce qu’il naît « prématuré » et doit traverser une longue période de développement physique et psychique, de maturation et d’apprentissage pour intégrer les codes culturels et les normes sociales. Cette caractéristique, dite « néoténique », expliquerait le besoin fondamental de relations d’interdépendance chez les humains. Ainsi, le paradoxe de l’évolution humaine est que « c’est notre extrême vulnérabilité à la naissance qui a fait la puissance de notre espèce » (p. 238).
L’entraide spontanée est donc un trait universel de l’humain qui, contrairement aux idées reçues, en cas de catastrophe adopte souvent d’extraordinaires comportements de coopération. Cependant, notre altruisme dépendra de l’interaction entre notre héritage génétique (pour 10 à 30 %) et notre milieu (c’est ce qu’étudie l’épigénétique) et il existe des différences importantes selon les lieux : dans les cultures latines (Espagne, Brésil, Costa Rica en particulier), la coopération est particulièrement présente. Par ailleurs, plus le pouvoir d’achat d’une ville est élevé, moins ses habitants ont tendance à s’entraider. Enfin, l’entraide engendre des cercles vertueux : plus on évolue dans un milieu coopératif, plus on le devient soi-même, par mimétisme et empathie.
Plus généralement, l’anthropologie a montré que les sociétés humaines se sont construites sur des relations d’entraide et de réciprocité, règle d’or de nombreuses religions et civilisations (« Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse »). La loi du talion (« œil pour œil, dent pour dent ») en est la version négative, alors que les processus de don et de contre-don largement étudiés par Marcel Mauss (Essai sur le don, 1923) en représentent la version positive : les échanges entre humains, irréductibles à des relations économiques et utilitaristes, témoignent de relations d’interdépendance articulées sur la triple obligation « donner-recevoir-rendre ».
Ces relations obéissent à des règles sociales bien définies (par exemple la valeur du don doit être calibrée selon la personne) et prolongent les liens sociaux dans le temps.
L’entraide peut être favorisée par certaines mesures concrètes. La réputation est, par exemple, un levier d’action efficace : quand les noms de personnes vertueuses sont rendus publics et qu’elles sont de ce fait récompensées, les comportements positifs sont stimulés alors que l’anonymat engendre relâchement des obligations et incivilité. De même, la punition proportionnée et perçue comme juste permet d’accroître les comportements d’entraide. Le double mécanisme de récompense-punition s’avère donc très performant pour maintenir la cohésion sociale. La création d’un objectif commun stable et clair soude également des individus ou des groupes. Le combat écologique pourrait constituer, à l’échelle globale, un tel objectif pour autant que tous les États y participent honnêtement.
Au niveau d’un pays ou d’une région se pose la question des normes et des institutions, du juste équilibre entre maintien de l’ordre, respect des règles communes et libertés individuelles. Trois ingrédients sont ici indispensables : sentiment de sécurité, sentiment d’égalité et d’équité et sentiment de confiance. L’exemple donné par les classes dominantes est ici crucial. L’idéologie libérale, la « religion du marché » (p. 143) qui légitiment l’égoïsme créent, fâcheusement, un climat de méfiance néfaste.
L’entraide dépend aussi d’événements extérieurs aux groupes : une menace par exemple, surtout si elle est identifiable, incite les individus menacés à s’unir, se coordonner, résister, combattre, innover. Ce paramètre est cependant à double tranchant et la fabrication d’un « ennemi » a parfois été instrumentalisée à des fins de prédation belliqueuse, selon la stratégie du « diviser pour mieux régner ».
De même, le sentiment de wholeness, de fusion avec le groupe ou la nature (que l’on peut ressentir dans un concert, un meeting politique ou une rave party) peut être grisant, mais aussi produire d’immenses désastres, comme dans le cas de manipulation des foules par un dictateur.
« Nous avons là une situation qui ressemble à un immense jeu de dominos instable, c’est-à-dire aux prémices d’un effondrement de civilisation » (p. 24). Nous sommes néanmoins en mesure de prendre un autre chemin, d’écrire un nouveau récit collectif.
Même si le coût d’une transformation radicale de nos modes de vie semble élevé et que le bénéfice collectif à long terme n’est pas évident à percevoir, il est impératif de s’atteler à la construction d’une culture globale de la coopération, à laquelle tous doivent participer, en particulier les plus favorisés et les plus résilients, pour l’instant épargnés par les catastrophes.
Les récits des « collapsologues », de plus en plus présents dans le débat public, peuvent nourrir un sentiment d’impuissance existentielle et d’anxiété écologique (dite « solastologie »). On peut ainsi craindre que certains groupes se replient sur eux-mêmes, se réfugient dans la poursuite de la supériorité technologique au détriment du bien collectif. On peut aussi imaginer que d’autres, suivant la mouvance de l’écoterrorisme, usent de la violence pour faire entendre leurs revendications écologiques. Que dire enfin de l’efficacité des mouvements « survivalistes » qui se préparent, localement, à la catastrophe sans se préoccuper du reste du monde ?
Si l’on veut préserver la paix, comment alors transformer, dans le cadre démocratique, les idées en actes au niveau de la société civile, mais aussi de la sphère politique ? Les travaux de Jean-Baptiste Fressoz, historien de l’environnement (CNRS) ou de la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitarisme en sciences sociales) créée autour d’Alain Caillé en 1981 – à l’origine des mouvement « convivialistes » – sont à ce titre instructifs.
Ouvrage recensé– L’Entraide, l’autre loi de la jungle, Paris, Les liens qui Libèrent, 2019.
Du même auteur– Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015.
Autres pistes– Jean-Claude Michéa L'Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Paris, Climats, 2007.– Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.– Stéphane Riot et Anne-Sophie Novel, Vive la corévolution ! Pour une société collaborative, Paris, Alternatives, 2012.– Jacques Lecomte, Les Entreprises humanistes, Paris, Les Arènes, 2016.– Mathieu Ricard et alii, Transmettre. Ce que nous nous apportons les uns les autres, Paris, L’Iconoclaste, 2017.