Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle
L’effondrement de notre civilisation n’est pas une hypothèse, mais une réalité dans laquelle l’humanité est déjà engagée. Il ne s’agit donc plus de réfléchir à des solutions qui nous permettraient de perpétuer nos modes de vie actuels, mais d’accepter pleinement les bouleversements à venir afin de s’y préparer au mieux. Les auteurs ne nous cachent rien : la tempête que nous allons devoir affronter sera violente. Mais ils nous invitent à imaginer le monde d’après, celui qu’il nous faudra bâtir sur de nouvelles fondations.
Dans Une autre fin du monde est possible, il n’est plus question de débattre de la probabilité d’un effondrement de notre civilisation, comme c’était le cas dans leur précédent livre, Comment tout peut s’effondrer (Paris, Seuil, 2015). Selon Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, la fin de notre monde est actée. La seule incertitude qui subsiste concerne le moment où elle va survenir : dans dix, vingt ou cinquante ans ? Ainsi, inutile d’essayer de l’éviter. Il faut mobiliser nos efforts afin, comme l’annonce le sous-titre du livre, de « vivre l’effondrement ». Si déprimant que soit ce constat, il faut maintenant l’accepter et comprendre comment nous en sommes arrivés là, avant de trouver les ressources nécessaires pour faire face.
Les pistes proposées par les auteurs sont les suivantes : nous reconnecter à notre planète en créant des passerelles entre tous les domaines de la connaissance qui nous permettent de mieux la connaître ; nous ouvrir à d’autres manières de vivre et d’interagir avec notre environnement ; effectuer notre propre cheminement intérieur afin d’accepter ce que nous allons perdre et accueillir les changements.
Nous y sommes. La fin du monde, ou plutôt de « notre » monde, se déroule sous nos yeux. « Ce livre […] n’a pas, en effet, pour fin de nous convaincre d’un probable effondrement […], mais de nous préparer intérieurement à l’affronter, et en un sens à le dépasser » (p.13). Réchauffement climatique plus sévère que prévu, chute dramatique de la biodiversité, pollutions diverses, troubles géopolitiques associées… Devant ce catalogue de catastrophes qui menacent jusqu’à l’existence de l’espèce humaine, difficile de ne pas sombrer dans une grave dépression.
Nous sommes comme ces patients à qui l’on annonce qu’ils sont atteints d’une maladie incurable et qu’ils n’ont plus beaucoup de temps à vivre. Les uns ne peuvent pas y croire, refusent obstinément la sentence ; les autres plongent dans la mélancolie et s’arrêtent déjà de vivre. D’autres encore décident de profiter de ce qu’il leur reste à vivre sans plus se soucier de l’avenir : après moi le déluge. Et puis il y a ceux qui acceptent leur maladie, les changements qu’elle leur impose, afin de trouver un nouveau souffle : continuer d’avancer, lancer de nouveaux projets et, qui sait ? s’accomplir.
Ces gens-là, la maladie leur a permis de comprendre que le temps qu’il leur restait ne pouvait plus être consacré à autre chose qu’à l’essentiel. Devant l’imminence de l’effondrement, beaucoup ressentent un désarroi similaire à celui qu’on éprouve face à la maladie, ce que les chercheurs Ashlee Cunsolo et Neville R. Ellis nomme une « peine écologique » (p.47). Cette peine est le plus souvent une source de démobilisation. Mais cet effondrement annoncé peut aussi être perçu comme une opportunité. « Il ne s’agit plus de chercher des “solutions” pour que nos vies ne changent pas trop, mais d’accepter et de se préparer à la possibilité de perdre ce à quoi on tient, pour justement nous rendre entièrement disponibles à ce qui arrive » (p. 89).
Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment l’espèce humaine, qui a connu un succès évolutif sans précédent au point de se répandre dans presque tous les recoins de la planète, a-t-elle pu, en seulement quelques décennies, devenir le possible agent de sa propre extinction ?
L’être humain, par ses capacités d’abstraction et l’essor des sciences qui lui ont permis de comprendre son environnement, s’est en quelque sorte extrait de la nature. « Cette grande déconnexion [s’est accentuée] à partir de la Renaissance, avec pour horizon le progrès technique et l’asservissement de la Terre aux besoins matériels humains ». (p.138) L’homme se pense alors comme l’unique sujet de l’Univers. De ce fait, tout ce qui l’entoure (êtres vivants ou matière inerte) n’est qu’objets dont il dispose à sa guise. C’est ainsi qu’il se met à puiser dans les ressources de la planète sans contrepartie, comme si elles étaient illimitées.
Une stratégie qui lui a plutôt bien réussi jusqu’à aujourd’hui, mais qui, s’il ne révise pas son rapport au monde, risque aussi de le mener à sa perte. Car, « […] même protégé par sa carapace technique, l’être humain n’est pas indépendant du milieu dans lequel il vit » (p.138). Voici le problème : l’homme ne comprend le fonctionnement de la nature que pour mieux la contrôler et l’exploiter, et sans rien lui apporter en échange. Résultat : le retour de bâton est sévère puisque la réaction de la nature pourrait aboutir, dans la plus sinistre des hypothèses, à la disparition de l’homme.
L’état actuel de notre planète, qui se dégrade d’année en année, nous incite à remettre en cause le modèle capitaliste qui s’est imposé à peu près partout dans le monde. Continuer à puiser dans les ressources de la Terre comme si elles étaient illimitées n’est plus tenable. Mais ce modèle est si ancré en nous qu’il est, pour beaucoup, difficile d’imaginer qu’un autre monde est possible. Comme le rappelle l’anthropologue américain David Graeber, le « système s’effondre tout autour de nous précisément au moment où de nombreuses personnes ont perdu la capacité à imaginer qu’autre chose puisse exister » (p.163).
Pourtant, d’autres rapports au monde existent. Il est trop tard pour espérer, en les adoptant, éviter l’effondrement de nos civilisations, mais ils restent pertinents pour l’affronter. L’homme doit être replacé dans le grand tout que constitue la nature et établir avec des non-humains des liens équivalents à ceux qu’il entretient avec ses semblables. L’idée peut paraître saugrenue, voire subversive, mais c’est oublier que c’était le mode d’existence de nombreuses communautés humaines avant l’avènement de nos sociétés modernes.
À vrai dire, le seul système qui a séparé l’homme de la nature, démarche sans doute nécessaire pour que le premier se sente légitime à asservir la seconde, c’est le nôtre : le modèle capitaliste issu du monde occidental. L’anthopologue français Philippe Descola le qualifie d’ontologie naturaliste. Ses travaux l’ont amené à définir trois autres ontologies : l’animisme (tous les êtres ont un esprit de même nature, seul le corps diffère d’une espèce à l’autre), le totémisme (tous les êtres partagent un corps et un esprit de même nature, seules leurs propriétés physiques, psychiques ou morales diffèrent) et l’analogie (tous les êtres sont singuliers).
En renouant avec ces conceptions où l’homme n’est ni à part ni au-dessus de la nature, nous pourrions redéfinir nos rapports au monde, en conférant aux animaux des droits. Nul ne pourrait, par exemple, réduire l’habitat d’une espèce donnée sans rendre des comptes devant un tribunal. Dans cette optique, l’effondrement de notre civilisation n’est plus une fin du monde, mais une opportunité d’en bâtir un meilleur.
Mais faire de l’effondrement une renaissance, construire, sur les ruines fumantes de notre civilisation mortifère, un monde nouveau, cela suppose d’accepter cet effondrement et les changements radicaux qu’il entraînera inévitablement. Chacun d’entre nous doit s’y préparer, mais tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. La forte probabilité d’assister à la disparition de notre civilisation avant la fin de ce siècle nous met à l’épreuve et nous réagissons tous de manière différente, mais le point commun est la douleur que nous ressentons à la perspective d’une perte irréversible, assimilable à celle que nous éprouvons à la mort d’un être cher.
C’est donc un véritable travail de deuil que nous devons mener, en passant par différents stades. La psychiatre suisse Elisabeth Kübler-Ross, spécialiste des soins palliatifs, en identifie cinq : le déni, la colère, le marchandage, la tristesse, l’acceptation. Ce schéma peut être adapté, à condition d’en nuancer certains termes, au contexte de la crise écologique actuelle.
La première étape est le déni : nous ne voyons tout simplement pas le problème et pensons que, si problème il y a, une solution existe. La deuxième étape est la prise de conscience : oui, il y a un problème, et il est sérieux ; mettons tout en œuvre pour le régler. La troisième étape est la prise de conscience que les problèmes sont nombreux : il faut les hiérarchiser afin de les traiter un par un, dans l’ordre des priorités. La quatrième étape est la prise de conscience que les problèmes sont interconnectés : une solution apportée à l’un d’entre eux en aggrave un autre. La cinquième étape est l’acceptation : en réalité, les problèmes n’ont pas de solution parce qu’ils ne sont pas des problèmes ; ils sont les nouvelles conditions dans lesquelles nous allons devoir évoluer. Rien ne sert d’épuiser son énergie à lutter contre un phénomène inévitable : il faut apprendre à vivre avec.
Avec une telle perspective d’avenir, il est facile de sombrer dans un profond désespoir. Les uns clameront que tout est perdu et se cloîtreront chez eux jusqu’à la fin du monde, faisant leur mantra de ces quelques mots : « À quoi bon ? » Les autres considéreront que, perdu pour perdu, il vaut mieux profiter jusqu’à son dernier souffle de ce que la Terre a encore à offrir. D’une certaine manière, chacun opère un repli sur soi.
Pourtant, il existe bel et bien une autre voie. Celle que l’on peut observer à la suite, par exemple, d’un tremblement de terre. Spontanément, les individus encore valides se relèvent pour porter secours aux personnes moins chanceuses. Peu à peu, l’entraide s’organise : on panse les plaies, on console les peines et on commence à reconstruire. La vie reprend ses droits malgré la catastrophe.
Le malheur, si grand soit-il, a conduit les gens à se regrouper pour le surmonter. C’est à cela que nous devons tendre pour affronter l’effondrement de notre civilisation et penser déjà ce que nous ferons après qu’il sera advenu. Ce n’est pas une profession de foi angélique nourrie par l’espoir de jours meilleurs, mais une nécessité : « Nous ne sommes pas sûrs de traverser ces tempêtes en restant indemnes, mais nous n’avons pas le choix, il faut nous mettre en mouvement. » (p. 269)
Il est trop tard pour éviter l’effondrement, mais nous pouvons encore nous préparer à le vivre. Dans cette optique, il est essentiel de sortir de ce que le psychothérapeute Bill Plotkin appelle la patho-adolescence. Notre société est travaillée par un appétit insatiable qui consiste à vouloir tout sans attendre : « Ce comportement d’accaparement systématique résulte sans doute d’une peur refoulée de la mort. » (p.231) L’âge adulte correspond à ce moment où nous acceptons notre propre finitude, ce que l’adolescent refuse d’affronter car il vient tout juste d’en prendre conscience. Notre monde est en pleine crise d’adolescence face à l’issue inéluctable qui l’attend. Comme pour un adolescent, il peut sombrer dans la violence. Il convient donc de l’accompagner dans son passage à l’âge adulte.
Or le changement des mentalités nécessaire pour affronter la fin de notre monde doit aussi passer par la redéfinition de la relation hommes-femmes. Au Néolithique, l’homme invente l’agriculture et l’élevage. Il est probable qu’il ait également pris conscience à cette époque de son statut de procréateur. Dès lors, il n’a eu de cesse d’exploiter la terre pour en récolter les fruits et d’asservir la femme pour assurer sa descendance. Dans la société patriarcale ainsi constituée, la femme, au même titre que l’ensemble du monde vivant, est devenue un objet dont on peut tirer profit.
Ainsi, la surexploitation des sols, qui détruit l’environnement, va de pair avec la surexploitation des femmes, qui aboutit à la surpopulation. Mettre fin à la domination des femmes par les hommes est indispensable pour que la société post-effondrement ne retombe pas dans les mêmes travers.
L’effondrement de notre civilisation n’est plus qu’une question de temps. Il ne s’agit donc plus de présenter les arguments pour convaincre les sceptiques, ni de dresser la liste des gestes qui permettraient d’éviter la catastrophe, ou de l’amoindrir. À présent, il faut se préparer à un bouleversement radical de nos modes de vie. De toute évidence, l’avenir qui nous est dépeint n’a rien d’enchanteur ; il nous faut pourtant penser à l’après, lorsque le choc sera passé et qu’il faudra reconstruire.
À ce titre, Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle nous aident à penser l’effondrement non pas comme l’avènement du chaos, mais comme l’opportunité d’un monde nouveau en équilibre avec le système-Terre. Si la collapsologie est l’étude de l’effondrement, telle est « la position collapsologique par excellence : informer des mauvaises nouvelles le plus sereinement et objectivement possible pour que chacun et chacune arrive à agir au mieux » (p. 92).
On ne sort pas tout à fait indemne d’une telle lecture. Mais il ne faut pas entendre pas là qu’on referme ce livre dans un état dépressif sévère. Dans un sens, le constat se veut plus alarmant qu’alarmiste.
Il suscite donc une inquiétude saine, puisque potentiellement mobilisatrice, et non un abattement abrutissant qui nous fige dans l’inaction. Étonnamment, pour peu qu’on soit pleinement réceptif à ce discours, on peut même finir par voir dans l’effondrement annoncé un événement souhaitable, dans le sens où il pourrait être le point de départ d’un nouvel équilibre entre l’humanité et son environnement.
C’est d’ailleurs là que réside le principal reproche qu’on peut faire aux auteurs : l’effondrement auquel ils veulent nous préparer apparaît parfois, de manière sous-jacente, comme la possible et radicale fin d’un système capitaliste que de toute évidence ils abhorrent. La conscience qu’ils ont des enjeux ne permet pas de penser qu’ils vont jusqu’à y voir une aubaine, mais la force de conviction qui les anime laisse deviner qu’ils sont prêts à retrousser leurs manches pour bâtir un monde nouveau avant tout conforme à leurs idéaux.
Ouvrage recensé– Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), Paris, Seuil, 2018.
Autres pistes– Aurélien Barrau, Le Plus Grand Défi de l’histoire de l’humanité, Neuilly-sur-Seine, Michel Lafon, 2019.– Sébastien Bohler, Le Bug humain, Paris, Robert Laffont, 2019.– Jean Jouzel et Anne Debroise, Le Défi climatique, Paris, Dunod, coll. « Quai des sciences », 2014.– Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Paris, Seuil, 2015.– Fred Vargas, L’Humanité en péril, Paris, Flammarion, 2019.