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Nourrir l’Europe en temps de crise

de Pablo Servigne

récension rédigée parThéo JacobDocteur en sociologie à l'EHESS, chercheur associé aux laboratoires PALOC (IRD-MNHN) et CRH (EHESS)

Synopsis

Société

Dans cet ouvrage, Pablo Servigne démontre l’extrême vulnérabilité du système alimentaire européen. Face aux crises climatique, énergétique et économique qui bouleverseront les prochaines décennies, notre agriculture industrielle pourrait bien s’écrouler comme un château de cartes. Afin d’anticiper et de diminuer les effets de cet effondrement, l’auteur propose un scénario de rupture fondé sur la « résilience » locale.

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1. Introduction

En 1972 paraissait le fameux rapport Meadows ? intitulé Les limites à la croissance (dans un monde fini). C’est un moment fondateur pour l’écologie politique : financé par le Club de Rome, cet ouvrage consacre la diffusion internationale des questions environnementales. Signé par plusieurs scientifiques de renommée mondiale, il mesure l’impact qu’auront les croissances économique et démographique dans les prochaines décennies. En réalisant différentes simulations à partir de plusieurs scénarios, leur conclusion est implacable : l’effondrement de la société industrielle est inéluctable. La raréfaction des ressources naturelles, combinée à l’explosion de la population, conduira l’écosystème terrestre à imploser dès 2030 ! Plus de quarante ans après ce premier cri d’alarme, cet ouvrage résonne comme un précieux rappel. Il résulte également d’un rapport présenté en 2014 dans le cadre d’un colloque au Parlement européen. Invité à cette occasion par le député écologiste Yves Cochet, Pablo Servigne met lui aussi les pieds dans le plat. Il est temps de réagir, car l’Europe entre dans une période de tempêtes : face aux crises brutales qui frapperont son système de production alimentaire, le jeune chercheur annonce un scénario d’« effondrement ». Cet ouvrage se veut donc à la fois « catastrophiste » et opérationnel. Il s’agit autant d’exposer la vulnérabilité de notre système industriel que d’imaginer les modèles de demain. En mettant en parallèle prévisions alarmistes et alternatives émergentes, l’auteur répond à une double ambition : « Mettre rapidement en place une politique forte de transition basée sur des scénarios “continuistes” [...], tout en créant parallèlement des cellules de crise ou des forces opérationnelles travaillant sur la préparation de scénarios de rupture » (p. 101).

2. Penser les catastrophes de façon systémique

Cet ouvrage est écrit après la crise financière, économique et sociale de 2008. Partie du secteur bancaire américain, l’onde de choc s’est rapidement diffusée à l’ensemble de l’économie mondiale. Cette réaction n’avait pas été prévue par les économistes ; on postulait alors que l’« effet domino » serait limité. Plongée dans une crise dont elle n’est toujours pas sortie, l’Europe a dévoilé une vulnérabilité « qu’on croyait réservée aux autres continents ». La précaution est de mise. Au niveau mondial, on observe une multiplication des crises : climat, énergie, pollutions, épidémies, conflits, chômage, précarité, émeutes... tout converge ! Pablo Servigne cherche donc à sortir des analyses « partielles et cloisonnées ». En effet, « on parle d’énergies sans mentionner la biodiversité, on s’alarme du climat en oubliant le pétrole, on rêve de nouvelles technologies alors que les crises économiques amputent les budgets de recherche » (p. 16). Toutes ces menaces interagissent, risquant de provoquer un écroulement brutal du système. Cet essai transdisciplinaire déconstruit des logiques complexes et imprévisibles. Par exemple, la déforestation de l’Amazonie, en contribuant à réchauffer l’atmosphère, accélère la fonte des glaces et, implicitement, les conflits géopolitiques liés à la consommation d’eau potable. « Une crise peut aggraver les autres [...]. Se focaliser sur une seule d’entre elles, sans prendre en compte les autres ne sert à rien ». Cette logique systémique s’applique particulièrement bien au cas du système alimentaire européen, où les dimensions politique, économique et environnementale sont toutes étroitement connectées.

3. Vulnérabilités et dépendances du système alimentaire européen

Le système alimentaire mondial a été façonné par la « Révolution verte » des années 1960 : il fonctionne grâce à une agriculture industrielle, dont les très hauts rendements reposent sur la mécanisation agricole et l’utilisation de produits chimiques – comme les engrais destinés à enrichir les sols, ou les pesticides qui permettent de lutter contre les espèces nuisibles. Principalement destinée à l’exportation, cette production agricole est spécialisée en fonction de la demande mondiale : il s’agit d’« approvisionner les marchés internationaux avec un petit nombre d’espèces végétales et animales, et [de] produire d’immenses profits à court terme » (p. 15). L’Europe illustre parfaitement cette tendance : en 2007, elle fournit 18 % de la production de viande mondiale et 17 % de celle de céréales. Accoutumés à une production excédentaire, les Européens ne perçoivent plus les vulnérabilités de leur propre système alimentaire. Pourtant, le succès de ce modèle productiviste est plus que jamais compromis. Il reposait sur deux conditions qui ne sont plus réunies : la « disponibilité illimitée en énergie fossile bon marché » et la « stabilité du climat ». En vérité, ce type d’agriculture dépend entièrement des énergies fossiles. Aucune étape de la production n’y échappe : depuis les exploitations agricoles, jusqu’aux systèmes de transports, de transformation, de conditionnement et de distribution. « Pour le dire de manière assez crue : nos systèmes alimentaires transforment du pétrole en nourriture [...]. Littéralement, nous mangeons du pétrole » (p. 34). Mais ce type d’agriculture est aussi l’une des principales causes du réchauffement climatique. Que ce soit à travers la déforestation, les rejets de méthane générés par les élevages industriels ou la production d’engrais, elle enregistre une part importante des émissions de gaz à effets de serre. À l’échelle mondiale, l’agro-industrie a déjà transformé 45 % des forêts tempérées et 27 % des forêts tropicales. Dans un contexte de grandes mutations environnementales et de raréfaction des énergies fossiles, dont le prix ne peut qu’augmenter, notre système alimentaire serait donc sur le point de s’écrouler.

4. Promouvoir un « imaginaire de rupture »

Compte tenu des défis immenses qui s’imposent à l’humanité, Pablo Servigne anticipe les évolutions futures : sommes-nous condamnés à voir le retour des famines et des pénuries qui ont rythmé l’histoire de l’Europe jusqu’au XIXe siècle ? Cette menace rend indispensable, « voir vital », d’imaginer des scénarios alternatifs. Avec la perspective d’un effondrement total de notre civilisation industrielle, il est d’autant plus nécessaire de tracer de nouveaux chemins.

Mais comment envisager des solutions, lorsque l’angoisse bride notre imagination ? Nous avons tous « tendance à préférer les récits confortables, mais irrationnels à des récits désagréables, mais rationnels » (p. 98). Finalement, « le risque de nos sociétés est d’entrer toujours plus profondément dans un processus de déni, individuel et collectif » (p. 104). Pourtant, le système de production alimentaire tel que nous le connaissons est déjà mort. Il s’agit donc de rendre désirable un autre futur.

L’auteur souhaite ainsi provoquer un « imaginaire de rupture ». À la manière de Cyril Dion et de Mélanie Laurent dans le film documentaire Demain (2015), il adopte un point de vue optimiste : si l’effondrement est à craindre, les perspectives qu’il ouvre ne sont pas pour autant catastrophiques. Voici peut-être venu le temps de « renaître »... Pour Servigne, l’« effondrement » n’est que la « fin d’un monde » – une perspective finalement enthousiasmante. D’autant plus que les initiatives et les alternatives se multiplient à travers le globe.

5. Renforcer les initiatives émergentes

Proposer un nouvel imaginaire, c’est rendre visibles les alternatives et leur potentiel. L’auteur se livre ainsi à un état des lieux de ces « expériences émergentes », qui promeuvent un nouveau type de relation à la nature et au collectif. Ces « innovations sociales » sont au cœur de la transition écologique, car elles redéfinissent les rapports entre l’État et la société : en s’inspirant du vivant, elles respectent l’environnement ; en développant de nouveaux systèmes de coopération, elles revitalisent la démocratie. Trois modèles retiennent l’attention de Pablo Servigne : l’agriculture urbaine, la permaculture et l’agroécologie.

L’agriculture urbaine permettrait de modifier l’organisation des villes. En effet, les centres urbains sont particulièrement vulnérables au changement climatique ; ils ne disposent d’aucune autonomie alimentaire, car ils sont entièrement dépendants des flux de marchandises. Ces dernières années, l’agriculture en ville a apporté de nouvelles réponses. Promue à l’origine par de petites associations, elle est aujourd’hui unanimement portée par les entreprises et le monde politique. À Bruxelles par exemple, la conversion de 1 200 hectares de friches urbaines permettrait d’assurer 30 % des besoins alimentaires, ainsi que la création de plusieurs milliers d’emplois. De leur côté, la permaculture et l’agroécologie proposent de nouvelles façons de produire et de revitaliser les campagnes. Ces mouvements pensent les écosystèmes agricoles dans leur intégralité : ils développent des « forêts-jardins » hyperproductives et auto-organisées. En privilégiant des systèmes de polyculture qui associent plusieurs variétés de plantes, en restaurant les écosystèmes ou en se limitant aux énergies renouvelables, ces alternatives dessinent un même scénario de transition : celui de la résilience.

6. Les chemins de la « résilience »

Il est trop tard pour mettre en œuvre un « développement durable ». Les mutations à l’œuvre sont trop profondes et trop puissantes. « À l’avenir, il faudra probablement continuer à produire beaucoup de nourriture avec moins de terres fertiles, de l’eau et des sols pollués, des zones de pêche très réduites, des conditions climatiques parfois extrêmes, et une industrie en panne [...] » (p. 50). Pour l’auteur, la solution réside dans le concept de « résilience » : réduire la vulnérabilité du système de production alimentaire afin d’augmenter sa capacité d’adaptation aux chocs.

À l’inverse du modèle actuel, uniformisé autour de quelques espèces végétales ou animales, et centralisé entre les mains des multinationales, il faut aller vers des systèmes « très divers, plus autonomes en énergie, plus simples et plus locaux » (p. 20). Face aux vagues de chaleur, aux tempêtes, à l’élévation du niveau de la mer ou aux pénuries en eau, décentraliser la production agricole accroît notre résistance. Les territoires doivent donc revenir à un système de production diversifié et adapté à leur environnement.

C’est une règle bien connue en écologie : la variété d’un écosystème augmente sa capacité d’adaptation. En favorisant la constitution d’une diversité de sous-systèmes autonomes, on limite la portée des chocs. Et parallèlement, lorsque les communautés locales sont impliquées dans leur alimentation, on stimule leur pouvoir de décision. Notre capacité de résilience repose donc sur la diversité. « Une saine diversité, parfois conflictuelle et contradictoire, qui nous permettra de faire face à l’incertitude en laissant émerger des possibilités nouvelles » (p. 94).

7. Conclusion

Dans cet ouvrage, Pablo Servigne expose la vulnérabilité du système alimentaire européen face aux crises économique, énergétique et climatique. Cet exercice prospectif est salutaire : à travers le cas spécifique de l’agriculture, l’auteur annonce l’« effondrement » de notre civilisation industrielle. Contre un modèle de production hyperstandardisé et hypercentralisé, il propose un scénario de « résilience », où la décentralisation et la diversification redeviendraient les pierres angulaires de notre système agricole. En acceptant les chocs à venir afin de mieux s’y préparer, Nourrir l’Europe en temps de crise opère une sorte de basculement. Face aux études alarmistes, les discours de croissance économique paraissent singulièrement déconnectés de la réalité. « L’utopie a changé de camp ! » Car les réalistes s’emploient à prévenir le changement, quand les rêveurs continuent à faire comme si de rien n’était.

8. Zone critique

Certains reprochent à Pablo Servigne ses allures messianiques. En effet, la « science du déclin » (en anglais, collapsology) qu’il cherche à bâtir fait de la notion d’« effondrement » la base de sa réflexion ? un concept qui n’est pas exempt de connotation religieuse. Néanmoins, son approche est confirmée par d’autres travaux. Dans son ouvrage Effondrement (2009), le scientifique américain Jared Diamond montre, qu’à travers l’histoire, les pressions environnementales et la croissance démographique sont deux facteurs clés pour comprendre le déclin des civilisations. Comme cela est arrivé chez les Mayas ou les Vikings, la raréfaction des ressources naturelles génère un « stress » politique entrainant la chute des gouvernements. Si l’ouvrage s’avère rigoureux sur le constat, les propositions de solutions se montrent en revanche assez lacunaires. En se résignant à multiplier les exemples d’initiatives, l’auteur sous-estime le poids des structures politiques. En effet, en supposant qu’il suffit de mettre les alternatives en réseau pour proposer un modèle alternatif, on passe outre la question du pouvoir et de sa conquête.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Nourrir l’Europe en temps de crise. Vers des systèmes alimentaires résilients, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2017 [2014].

Ouvrages du même auteur– Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, en collaboration avec Raphaël Stevens, Paris, Seuil, coll. « Anthropocène », 2015. – Une autre fin du monde est possible, en collaboration avec Gauthier Chapelle et Raphaël Stevens, Paris, Seuil, coll. « Anthropocène », 2018.

Autres pistes– Serge Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006.– Jared Diamond, Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Folio, coll. « Essais », 2009.

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