Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Paola Tabet
Cet ouvrage rassemble trois textes et un entretien de l’anthropologue italienne Paola Tabet, abordant sous l’angle des rapports de classe, les relations entre les hommes et les femmes. Féministe influencée par le matérialisme historique, elle offre une démonstration sidérante des processus mis en œuvre par les premiers pour dominer les secondes. La diversité géographique et historique des exemples, qui étayent la démonstration, en rend la lecture saisissante.
Publié initialement en italien (Le dita tagliati, Ediesse, 2014), ce livre de Paola Tabet est une version partiellement remaniée de trois textes parus en français entre 1979 et 2004. Il se conclut par un entretien avec le sociologue Mathieu Trachman (en ligne sur le site de la revue Genre, sexualité et société). Cet ouvrage qui reprend les grandes notions, développées par l’anthropologue dans les années 1980, notamment celle « d’échanges économico-sexuels », est le troisième publié en français.
Les recherches de Paola Tabet ne peuvent être dissociées de sa personnalité et de sa propre expérience. Fille d’intellectuels communistes et ayant divorcé et vécu en communauté avec des hippies en Tunisie, elle a été particulièrement déçue de la persistance des rapports patriarcaux, y compris dans un contexte libertaire qu’on aurait pu imaginer égalitaire. De là, sa volonté d’aborder les rapports entre hommes et femmes non pas sous l’angle de la sexualité, mais sous celui des rapports de pouvoir et donc de domination.
Au niveau empirique, elle s’appuie sur son terrain mené au Niger auprès de prostituées, appelées des « femmes libres » (karuwai). Au niveau théorique, Paola Tabet pioche dans la boîte à outils du matérialisme historique (production, capital, travail) pour déconstruire la domination masculine. Elle en déduit que les relations hétérosexuelles sont inexorablement subordonnées à des échanges économiques : une compensation perçue par les femmes en échange d’un travail domestique, reproductif et d’un service sexuel. Enfin, elle met au jour les ressorts qui rendent cette domination possible comme la violence, le contrôle des corps ou l’inégal accès au savoir et à la technique.
S’il fallait ne retenir qu’une seule idée de ce livre, ce serait que, pour Paola Tabet, il n’y a pas d’opposition binaire entre mariage et prostitution. Il s’agit, certes, de formes distinctes de relation entre un homme et une femme mais toujours d’échanges économico-sexuels. Or, il existerait suffisamment d’éléments communs (variables dans les formes de contrat, les services rendus, leur durée…) entre ces types de liens, « qu’il est possible d’établir un continuum » (p. 232).
D’ailleurs, l’anthropologue rappelle « qu’il n’y a aucun critère universellement accepté pour définir la putain » (p. 24). En s’appuyant sur une très large littérature anthropologique traitant d’exemples africains, océaniens ou encore d’Amérique centrale et sur son propre terrain auprès de prostituées de Niamey, Paola Tabet considère que les « différentes définitions de la prostitution constituent un discours sur l’usage légitime et l’usage illégitime qui peut être fait du corps des femmes » (p. 25).
Autrement dit, ce qui relève de la dépravation dans tel lieu est qualifié de comportement normal dans tel autre. Et inversement. Par exemple, chez les Trobriand étudiés par Bronislaw Malinowski (1884-1942), une jeune fille reçoit systématiquement un don pour service rendu après avoir passé la nuit avec un homme.
En Haïti, une femme qui ne demande pas de cadeau en contrepartie d’un rapport sexuel est très mal perçue. Elle passe alors pour être de petite vertu, inconséquente et frivole. Si elle est soupçonnée d’aimer ce type de rapport, elle se verra même corrigée par un viol collectif. « Dans beaucoup de sociétés, il est tout à fait évident (et mis en évidence par les travaux ethnologiques) que toutes les relations sexuelles tendent à se caractériser par des transactions économiques » (p. 44).
Paola Tabet souligne que son concept de continuum, s’il semble ne pas poser de problèmes lorsqu’il s’applique aux autres sociétés – qu’on les appelle exotiques, éloignées ou traditionnelles –, il dérange quand il est décliné aux cas occidentaux. Et de rappeler qu’en Europe comme en Amérique du Nord, les femmes ont longtemps été dépendantes économiquement de leur mari quand elles ne le demeurent pas. Elle cite notamment les travaux de Viviana Zelider (2005) qui montrent qu’aux États-Unis, les transactions d’ordre économique sont omniprésentes dans les rapports personnels impliquant la sexualité : fiançailles, mariage, concubinage ou encore flirt. Elle en conclut que ces échanges, là-bas non plus, ne sont pas stigmatisés, puisqu’ils constituent la structure fondamentale de l’ordre social de la société.
Pour expliquer ce mécanisme, Paola Tabet s’appuie notamment sur les travaux de Marcel Mauss (1872-1850), en reprenant son argument selon lequel, les actes sexuels sont des services que les femmes rendent aux hommes en contrepartie d’une rétribution. Non réciproques – ou tout du moins asymétriques –, ces rapports, comme le travail domestique, compensent le traitement perçu.
En lisant ce livre de Paola Tabet, on s’interroge sur les raisons poussant les femmes depuis des millénaires et sur tous les continents à accepter ces échanges économico-sexuels, qui les placent dans une situation de soumission.
Deux hypothèses au moins méritent d’être soulignées. La première concerne la violence physique. Il peut s’agir aussi bien d’actes individuels que de pratiques socialement organisées à l’échelle d’une communauté. Les exemples, dans cet ouvrage, sont pléthores et pour certains insoutenables comme celui qui explique son titre. Chez les Dugurn Dani de Nouvelle-Guinée (Matthiessen, 1967, pp. 237-238), les proches d’un défunt offrent lors des cérémonies des porcs ou des présents.
Lorsqu’un homme ne peut honorer ce don, alors une de ses filles, âgée de 2 à 6 ans, est choisie pour que lui soit coupé à la hache un de ses doigts. « C’est ainsi que sur cent vingt femmes environ, seules deux n’étaient pas mutilées » (p. 222). Mais, précise l’auteure, le pouce et les deux premiers doigts sont épargnés afin de permettre à la fillette de continuer à travailler. On pense aussi aux mutilations sexuelles ou aux viols collectifs dans le Pacifique ou à New York (Gang rap), censés calmer la libido féminine.
La violence, rappelle Paola Tabet, peut être aussi exercée à titre individuel comme sur ces « femmes libres » (divorcées, veuves ou célibataires), de Niamey ou encore de Nairobi qui fuient leur village et la fureur domestique pour se prostituer en ville, obtenant ainsi une autonomie financière, une liberté n’ayant comme seule ressource que leur corps. Personne n’ignore qu’aucun pays n’est épargné par les violences domestiques et notamment conjugales.
Là, encore l’auteur souligne la différence d’interprétation quand les actes ont lieu chez nous. On parle alors de crimes passionnels, de faits divers isolés avec des explications psychologisantes. Mais, « quand, au contraire, il s’agit de faits commis par des Africains, des Maghrébins, en Italie ou dans d’autres pays d’Europe, ou de faits survenus en Afrique, dans des pays arabes ou enfin extra-européens, alors le cliché change : c’est “leur culture”, intolérante, violente… » (p. 84).
La seconde hypothèse de Paola Tabet, susceptible d’expliquer la situation de soumission dans laquelle se trouvent les femmes se logerait dans la domination technique et donc économique des hommes. En s’appuyant sur les travaux du préhistorien André Leroi-Gourhan (1911-1986), elle montre que les femmes sont sous-équipées, cantonnées à des tâches pénibles et répétitives et n’ont pas accès aux outils ni aux techniques les plus élaborés.
Quand les villageoises utilisent la houe, le pilon, les hommes se servent d’une charrue, quand les premières font du tissage vertical, les seconds utilisent un métier à pédales… Les hommes, explique l’anthropologue, « possèdent [aussi] le contrôle de la force » (p. 182), interdisant l’accès aux armes notamment de chasse ou de pêche. Les femmes n’ont donc pas le même accès à l’alimentation qu’eux et s’en trouvent dépendantes.
Paola Tabet insiste sur le contrôle du corps des femmes par les hommes, notamment à travers la sexualité, qu’elle soit reproductive (ou non). Elle reprend le constat de l’anthropologue Maurice Godelier : « le refus de faire l’amour avec le mari, comme toute forme d’insubordination et de résistance des femmes, déclenche la répression, la violence physique et psychique » (p. 113). Elles n’auraient donc, dans ce domaine, pas le choix. L’auteur déplore qu’il n’y ait quasiment pas de données ethnographiques sur « la haine (mais aussi le dégoût, la peur) des femmes qui se trouvent dans ces situations » (p. 114).
On ne peut alors s’empêcher de penser au devoir conjugal, que l’article 215 de notre code civil qualifie pudiquement de communauté de vie (comprendre : communauté de lit). Or, rappelle l’anthropologue, la femme est le seul mammifère dont la pulsion sexuelle n’est pas liée à la procréation par un réglage hormonal, mais au… désir. Elle observe, en outre, que le mariage représente « une permanence de l’exposition au coït, donc une permanence de l’exposition au risque de grossesse » (p. 104), « le meilleur moyen pour les maris de garder leurs femmes » (p. 114) d’autant plus si elles sont enceintes jeunes et souvent.
La dépossession du corps des femmes commence avant la grossesse. En Inde, c’est à la demande de leur époux que des ouvrières du textile louent leur utérus pour des couples étrangers moyennant 35 à 40 000 $ (contre 80 à 100 000 $ aux États-Unis). Ces femmes, littéralement cloîtrées dans des cliniques privées, accouchent systématiquement par césariennes pour honorer la date prévue. En retour, elles gagnent de quoi financer l’école de leurs enfants, la dot de leurs filles et davantage de respect de leur belle-famille. Toujours en Inde (mais également en Chine), les infanticides de filles n’ont pas cessé. Ils ont même été facilités grâce aux échographies. À tel point qu’une campagne, intitulée, « 50 million missing women » a été lancée pour sensibiliser la population, les femmes étant tuées à la naissance, enfant (faute d’alimentation) ou après leur mariage (brûlées vives).
Paola Tabet rappelle que les infanticides de filles étaient aussi très fréquents en Europe, du Moyen Âge jusqu’au XIXe siècle. Le contrôle des corps passe aussi par la réintégration des femmes libres, célibataires, sous l’autorité d’un père ou d’un mari. Parmi la multitude de cas étayant sa démonstration, elle cite celui de la Chine. Pendant la période impériale (-221 av. J.-C. - 1911), femmes et fillettes étaient vendues par leur frère, leur père ou leur mari sur des marchés comme esclave, prostituée ou concubine.
Dans les années 1950, les prostituées après avoir été internées et rééduquées étaient rendues à leur mari ou données en mariage. À la fin du siècle dernier, les hommes souhaitant trouver une épouse s’adressaient directement aux maisons de redressement…
L’originalité de ce livre se loge certes dans l’extrême diversité géographique et historique des exemples cités, mais surtout dans son approche mêlant marxisme et féminisme.
Pour le dire trivialement, il s’agit pour Paola Tabet d’une lutte de classes entre hommes et femmes plus que d’une lutte des sexes. Fille de parents communistes, elle a été membre de la jeunesse communiste italienne vers 12-13 ans, comme elle le confie dans l’entretien qui clôt cet ouvrage. À l’évidence, son travail a été considérablement influencé par ces idées politiques. Si elle n’est pas misandre (divorcée, mère de jumeaux), elle envisage les relations de couple sous un angle singulier : celui de la politique.
Elle utilise régulièrement le champ lexical emprunté au matérialisme historique. Par exemple, concernant, le monopole masculin des outils sophistiqués et des armes de chasse comme de pêche, l’auteur parle de contrôle par les hommes des moyens de production. « La tâche masculine devient stratégique dans la mesure où, […] les hommes peuvent effectuer la séquence [de travail] féminine alors que le contraire n’est pas vrai […]. Il s’agit donc d’une notion plus politique qu’économique » (p. 211). La division sexuelle du travail, souvent définie comme complémentaire, évidente, naturelle, devient la structure de la domination. Ce phénomène est alimenté par le fait que les hommes imposent aux femmes non seulement plus de travail, mais aussi avec des moyens réduits au minimum.
Quand les hommes peuvent dépasser leur capacité grâce aux outils, les femmes exécutent des tâches à main nue ou avec des outils rudimentaires. Résultat : elles n’ont pas le temps d’accéder aux savoirs techniques, à la créativité, à la politique, aux loisirs ni de réfléchir ou de s’instruire.
Il en va de même pour les grossesses, où l’anthropologue utilise un champ lexical cru. Elle parle de « travail reproductif », de « production d’êtres humains » (p. 144), considérant qu’il s’agit d’une activité comme une autre, allant jusqu’à comparer la dépense calorique d’une journée d’allaitement « à deux heures de coupe de bois ou neuf heures de marche » (p. 145).
Pour elle, la gestation devient aussi, dans ce contexte, un travail comme le prouve le cas des mères porteuses qui doivent livrer « le produit » en respectant le calendrier contractuel. Quant à la nourrice, « elle vend sa capacité de lactation dans un rapport de travail salarié » (p. 153).
L’utilisation des femmes s’apparente alors à celle du « bétail à reproduire » (p. 102). D’où, si l’on suit sa logique, le fait que l’infanticide sélectif des filles soit assimilable à « une intervention technique dans la reproduction, intervention qui se rapproche des techniques d’élevage » (p. 102).
On pourrait croire que ce livre, traduit, rassemblant des textes déjà publiés et mis à jour, est une collection disparate dont la cohérence ferait défaut. Au contraire, il embrasse l’ensemble des démonstrations de Paola Tabet et les arguments se répondent d’un chapitre à l’autre.
Il donne aussi l’occasion à son auteur de revenir sur l’usage excessif, voire galvaudé, que certains font de sa notion « d’échanges économico-sexuels », victime de son succès et souvent réduite aux actes sexuels tarifés impersonnels. « Ce type d’utilisation affaiblit le concept et le rend presque inintéressant, en effet, ça devient une banalité », explique-t-elle (p. 236).
Son idée de continuum, allant au contraire du mariage à la prostitution, fait « facilement l’objet de dénégation » concernant les relations légitimes (p. 231). Malgré son approche marxiste et clinique des relations sexuelles (elle parle de « coït »), cet ouvrage est de ceux dont on se souvient. Comme un coup porté à nos certitudes.
Envisager les relations sexuelles entre hommes et femmes à travers le prisme des rapports de pouvoir – et donc des rapports de classe – est sans contexte une trouvaille. D’ailleurs, cette démarche a été très largement reprise par la littérature sociologique ou anthropologique.
Pour Christophe Broqua et Catherine Deschamps, la théorie de Paola Tabet demeure l’un des piliers de l’approche féministe dite matérialiste (2014). Néanmoins, n’est-elle pas réductrice ? Isabelle Guérin considère qu’« aussi stimulant soit-il, ce cadre laisse toutefois peu de place aux sentiments, aux émotions, et tout simplement au plaisir sexuel » (2017, p. 137).
De son côté, Marie-Elisabeth Handman s’étonne que Paola Tabet « n’ait pas abordé l’accès des femmes à la contraception qui leur donne la possibilité de décider du rythme de leurs grossesses » (2017, p. 195) et leur octroie l’accès au plaisir dans la sexualité. Enfin, on pourrait souligner le fait que cet ouvrage ne compte aucun exemple traitant de pays arabo-musulmans et occulte totalement l’institution qu’est la famille.
Ouvrage recensé– Les doigts coupés. Une anthropologie féministe, Paris, La Dispute, coll. « Le genre du monde », préface de Marie-Élisabeth Handman, 2018.
De la même auteure– La construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris, L'Harmattan, coll. « Bibliothèque du féminisme », 1998.– La grande arnaque : Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L'Harmattan, coll. « Bibliothèque du féminisme », 2004,
Autres pistes– Angela Davis, Femmes, race et classe, Paris, Éditions des Femmes-Antoinette Fouque, 2018 [1981].– Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités : introduction à la théorie féministe, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2008. – Émilie Hache (dir.), Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Paris, Éditions Cambourakis, coll. « Sorcières », 2016.– Chakravorti Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Editions Amsterdam, 2006.