Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pascal Boyer
Jamais une théorie n’a pu illustrer la complexité des différents systèmes de croyances. L’anthropologie cognitive proposée par P. Boyer interroge : tous les hommes croient, comment cela se fait-il ? Les croyances varient selon l’environnement, mais n’importe quel concept n’est pas susceptible de devenir une entité surnaturelle. On constate qu’une telle entité est toujours produite à partir d’une réalité tangible modifiée. Des attributs spécifiques sont ajoutés ou ôtés à des catégories basiques (personnes, animaux, plantes, objets) afin de créer une entité surnaturelle digne de crédit.
Et l’homme créa les dieux, un titre attrayant pour une question que nous avons l’habitude de régler entre la poire et le fromage, chacun y allant de son hypothèse, de sa conviction, voire de sa vérité, pour expliquer pourquoi la religion existe.
Plus précisément, il s’agit d’appréhender cette circonspection partagée devant les croyances des autres : « Comment peuvent-ils croire à des choses pareilles ? » Pourquoi les religions existent-elles ? Comment tout cela a-t-il commencé ?
Pour Pascal Boyer, les religions naissent avec les hommes et surtout grâce à leur premier outil, le cerveau. Mais si tous les hommes disposent de ce même équipement, comment expliquer la diversité des croyances et surtout l’existence de « non-croyants » ?
La religion est perçue comme un phénomène variable implanté dans un système commun : il s’agit d’expliquer comment le cerveau organise et traite l’information. À partir de la façon dont le cerveau humain produit ces idées particulières et ces êtres spécifiques que l’on dit surnaturels, l’auteur explique ce que sont croyances et religions.
« La religion concerne l’existence et les pouvoirs d’entités et d’êtres non observables » (p. 17). Les humains ont inventé des êtres surnaturels qui violent les lois naturelles et les religions apparaissent comme de « bonnes histoires » en contradiction avec nos attentes intuitives. Les situations critiques ou de malheur sont des exemples pertinents pour comprendre ce fonctionnement.
Dans ces cas, la mort d’un proche par exemple, des schémas mentaux particuliers s’activent. En effet, une personne connue est toujours associée à l’idée que tout être humain est vivant, animé, respirant, doué de pensée et de parole. Ainsi, des automatismes inconscients nous poussent à nous représenter la personne morte comme ayant encore des sensations, des opinions, des préférences, des émotions.
Cependant, pour Boyer, la religion n’apparaît pas comme un réconfort moral mais bien comme une réponse cognitive. De même, si la causalité naturelle d’un événement malheureux ne nous apparaît pas évidente, on attribue la cause à une « intention » (cela incombe à ce qu’on appelle la psychologie intuitive).
Pour traiter l’origine de la religion, Boyer recoupe les hypothèses les plus courantes en quatre grandes catégories :
1. Celles ayant une visée explicative : la religion explique l’origine du monde, du mal et de la souffrance.2. La religion fonde l’ordre social : elle est source de cohésion sociale et garante de la morale. C’est l’apanage du courant fonctionnaliste.3. La raison affective : la religion est source de réconfort, elle contribue à soulager l’angoisse et rend la condition mortelle moins insupportable.4. L’illusion : la religion est faite de concepts irréfutables. La croyance est due à une forme de paresse de la raison, car il est plus simple de se laisser aller à croire que faire un effort pour déconstruire les concepts religieux.
Mais aucune de ces catégories ne parvient à englober la nature et la fonction de la religion, ni à expliquer les manifestations de la croyance ou leur origine.
La religion est traitée comme une information quelconque, ce qui explique que les énoncés proposés ne soient pas toujours religieux. Pascal Boyer se sert beaucoup de la psychologie infantile, de la psychologie des émotions et de l’éthologie pour corroborer son propos sur le cerveau humain. Le biologiste Richard Dawkins décrit la culture comme une « population de mèmes » – ou unités culturelles (idées, valeurs, contes, chansonnettes, images, symboles, blagues, etc.). Selon lui, les phénomènes culturels se comportent comme les gènes, ils sont des « programmes autorépliquants ».
Boyer montre comment la religion émerge de la sélection de certains concepts et d’une sélection mémorielle et se demande pourquoi nous sommes si sélectifs dans les affirmations auxquelles nous adhérons. De fait, des variantes de concepts religieux sont créés et éliminés en permanence et seuls certains survivent. Ce qui compte, ce n’est pas tant l’origine du concept que sa transmission à travers les cycles d’acquisition, de mémorisation et de communication qu’il connaît.
Autrement dit, la transmission dépend de la capacité des mèmes à se reproduire : seuls les plus performants se perpétuent à la manière de la sélection génétique. Par ailleurs, les éléments culturels ont recours à un mode de transmission différent selon les cultures et les types d’apprentissage.
Pascal Boyer rappelle que « le mot “culture” désigne une similarité. Dire qu’une idée est “culturelle”, c’est dire qu’elle ressemble à des idées que l’on peut trouver chez d’autres membres du groupe considéré et qu’elle est différente des idées que l’on trouve chez les membres d’un autre groupe » (p. 54). Quant aux unités culturelles, elles ne sont pas fixes, elles se diffusent et, au cours du processus de réplication, elles évoluent.
Nous abordons la partie la plus théorique de l’ouvrage, qui est également celle qui condense l’essentiel du propos de l’auteur.
Pour commencer, évoquons ce que l’on appelle les « catégories ontologiques ». Il s’agit de vastes schémas dans lesquels sont rangés les concepts, et dont on peut dresser une liste a priori exhaustive : personnes, animaux, plantes, éléments naturels (rivières, montagnes, etc.) et objets. Les catégories ontologiques renvoient à des traits spécifiques (une personne est dotée d’un corps, elle parle, pense, respire, se meut, etc.).
Quand un nouveau concept apparaît, une sorte de système de déduction nous permet de l’attribuer à la catégorie ontologique à laquelle il appartient et d’en déduire quelques-unes de ses caractéristiques. L’information nouvelle est classée dans le grand catalogue mental des catégories ontologiques, qui contient ce qui est déjà connu.
Dans le cas des êtres surnaturels ou des concepts religieux, un trait spécifique contredit l’information relative à la catégorie ontologique. Par exemple, le zombi correspond à la catégorie ontologique de personne et a pour trait spécifique l’absence de fonctions cognitives ; une statue de saint est dotée de fonctions cognitives mais appartient à la catégorie des objets. En somme, les concepts religieux produisent des informations contraires aux attentes produites par une catégorie donnée ; ils sont autrement dit contraires à nos intuitions. Comme l’écrit Boyer, « un “bon” concept surnaturel doit permettre toutes les inférences que la violation n’interdit pas expressément. Un esprit peut donc traverser les murs mais il doit avoir les facultés mentales d’une personne » (p. 128).
P. Boyer a recours à la « théologie expérimentale » afin de tester les concepts religieux plausibles et dont la pérennité semble envisageable. À la manière d’une recette de cuisine, il énumère les ingrédients indispensables mêlés à une dose de savoir-faire : commencez par faire coïncider le concept avec l’une des catégories ontologiques ; ajoutez y ensuite une « mention spéciale » – dotez par exemple un objet d’une propriété biologique, telle une statue qui saignerait. Ainsi nos intuitions sont-elles violées, phénomène indispensable à la formation de tout bon concept religieux.
Bien que les dieux et les esprits n’apparaissent pas toujours sous forme humaine, nous leur prêtons un intellect humain et une intentionnalité. Cette tendance à l’anthropomorphisme nous conduit à attribuer la responsabilité à un agent lorsqu’un malheur nous assaille. Nous rencontrons des difficultés à percevoir la cause de l’événement malheureux. De là, la désolation : « Pourquoi cela tombe-t-il toujours sur moi ? » Il n’y a alors qu’un pas jusqu’au recours à la superstition pour parer le malheur.
À travers le « théologiquement correct », P. Boyer rend compte du fait que la version théologique d’un récit demande un dispositif conscient. C’est une manière d’accéder à la façon dont les croyants se représentent leurs croyances, avec toutes les contradictions que cela induit. Cette méthode apporte une distinction majeure entre ce que les croyants répondent quand on les interroge sur leurs croyances (ils vont puiser dans les savoirs religieux qu’ils ont reçus) et quand ils en parlent spontanément. Cela met au jour une version « officielle » de la croyance (celle qui fait appel au dispositif conscient) et une version « implicite » qui intervient de manière spontanée. Les croyants ne disposent pas forcément de l’ensemble des savoirs théologiques requis par leur religion.
Pour Pascal Boyer, les rituels sont perçus comme des « gadgets cognitifs » qui non seulement produisent des effets réels sur les participants (on pense aux rituels initiatiques), mais créent la possibilité de bâtir des coalitions solides entre eux. La coalition est plus que la coopération en ce qu’elle suppose un but commun. L’auteur y voit un « tour de passe-passe relationnel » selon lequel les transitions (par exemple, le passage d’une classe d’âge à une autre) auraient lieu même en l’absence du rituel.
Il décrit les rituels et l’ensemble des interactions du point de vue de la stratégie, des signes de défection ou encore de l’utilité. Le couple défection/coopération se veut central.
L’auteur l’utilise notamment pour expliquer le fondamentalisme religieux. Boyer s’efforce de contrer les deux hypothèses répandues, selon lesquelles le fondamentalisme découlerait d’une part d’une volonté de prendre le pouvoir, et de l’autre de la prétendue caricature poussée à l’extrême d’une religion plus « modérée ». Il explique le fondamentalisme comme étant en fait le résultat d’une « volonté de préserver un type particulier de hiérarchie, fondé sur la psychologie coalitionnelle, menacée par le fait que la défection est facile, et donc très probable » (429).
Boyer questionne l’aspect communautaire des religions en s’appuyant sur des comportements humains indépendants de l’aspect religieux. Il s’attache à décrire les manifestations cognitives du sentiment d’appartenance à un groupe. C’est-à-dire l’idée selon laquelle participer à un même rituel, comme à avoir une activité commune, est gage de qualité. Nous avons tendance à supposer que tous les membres d’une communauté ont quelque chose en commun. On pense, par exemple, à l’affinité occidentale pour les chrétiens d’Orient, malgré l’écart culturel.
Dans la religion, les doctrines comme les spécialistes du religieux apparaissent pour Boyer comme secondaires : rien dans les représentations des agents surnaturels ne les rend nécessaires. L’auteur concentre son attention sur la production des croyances, à partir de notre appareil mental, le cerveau.
Telle une véritable recette, P. Boyer nous présente tout au long de l’ouvrage les paramètres d’un « bon » concept religieux : « Certains concepts […] deviennent faciles à mémoriser et à communiquer. Certains concepts ont le pouvoir de mettre en branle nos programmes émotionnels de façon particulière. Certains concepts interagissent avec notre esprit social. Certains sont représentés de telle manière qu’ils deviennent vite plausibles. Ceux qui font tout cela à la fois sont les concepts religieux que l’on observe » (pp. 75-76).
L’explication des croyances religieuses, à partir de mécanismes cognitifs et de l’organisation du cerveau efface, les dimensions sociales et culturelles des phénomènes religieux et ne laisse plus de prise à l’enquête ethnographique de terrain. Le terrain n’est ainsi plus qu’un lieu expérimental pour tester la variabilité des modes d’apprentissage… En revanche, puisque l’on ne peut pas dire grand chose de la croyance – n’ayant pas accès à l’état mental des individus croyants comme non-croyants –, la proposition de l’anthropologie cognitive permet une approche intéressante des mécanismes cognitifs relatifs à l’acte de croire.
Par ailleurs, dès lors qu’on cherche à penser la religion, elle s’impose comme une réalité composite qui mêle croyances, doctrines (avec ce qui relève de la morale), affects, pratiques (rituels, prières, etc.), institution (incluant une hiérarchie et des spécialistes) et comprend aussi des interactions faites de demandes et de dons sous-tendues par un système d’interdits et d’obligations. Si l’auteur rend bien compte des processus de sélections subis par les concepts surnaturels, les termes religions, religieux et croyances semblent être traités de manière indifférenciée, ce qui ne va pas de soi.
Ouvrage recensé
– Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux. Comment expliquer la religion, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2001 (1re éd., Paris, Robert Laffont, 2001).
Du même auteur
– La Religion comme phénomène naturel, Paris, Bayard, 1997.
– P. Boyer, « Cognitive constraints on cultural representations. Natural ontologies and religious ideas » in L. A. Hirschfeld et S. Gelman (dir.), Mapping the Mind. Domain Specificity in Culture and Cognition, New York, Cambridge University Press, 1994, p. 391-411.
Autres pistes
– Dan Sperber, Le Symbolisme en général, Paris, Hermann, 1975.– Walter Burkert, Homo necans. Rites sacrificiels et mythes de la Grèce ancienne, Paris, Belles Lettres, 2005 [1972].