Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Patrick Blandin
Comprise comme la variété des formes de vie sur terre, la biodiversité doit s’appréhender en fonction des dangers qui la menacent, et des enseignements des sciences du vivant. Il faut aussi tenir compte de l’évolution des espèces, dont l’espèce humaine. Il n’y a pas une nature « pure » d’un côté, et d’une nature « dégradée de l’autre ». Car l’homme appartient à un environnement qu’il construit. C’est pourquoi il est essentiel, non de viser ou de retrouver un chimérique équilibre permanent, mais de préserver sur le long terme les capacités d’adaptation du vivant en maintenant la biodiversité.
Il y a 3 465 millions d’années, des cellules ressemblant à des bactéries ont commencé à produire de l’oxygène, contribuant à former une couche d’ozone protégeant des ultra-violets. Ce phénomène est « absolument fondamental » (p.112). Nés de quelques molécules, les premiers êtres vivants ont modifié leur environnement, créant des conditions propices à la naissance de nouveaux organismes. La diversité apparaît ainsi « comme une propriété collective des êtres vivants » (p.111).
Les cellules vont d’ailleurs se doter d’un noyau, ce qui autorise la reproduction sexuée (vers -1200 millions d’années). Ce mécanisme amplifie la diversité génétique, qui accroît la probabilité que des individus soient plus aptes que d’autres à s’adapter à un nouvel environnement. Vers -600 millions d’années apparaissent les premiers fossiles connus d’êtres pluricellulaires : 2000 empreintes d’animaux à corps mou. Se nourrissant d’elle-même, la diversification du vivant s’est ensuite emballée. Les espèces se sont multipliées, selon des formes adaptées à la colonisation de nouveaux milieux. Rien d’un fleuve tranquille, cependant.
Si on considère le temps long, la crise de la biodiversité que nous traversons actuellement peut s’apparenter à l’un de ces épisodes où des milliers d’espèces ont été rayées de la planète. La disparition des dinosaures, vers -65 millions d’années, vient tout de suite à l’esprit, mais quatre extinctions massives l’ont précédée. La première, vers -450 millions d’années, fut liée à l’apparition d’une épaisse couche de glace au pôle Sud. Baisse du niveau de la mer, refroidissement… 85 % des animaux marins ont succombé.
Ces phénomènes font débat, mais ils ont généré de nouveaux contextes écologiques, où opérait pleinement la sélection naturelle, à travers l’intense diversification de certaines lignées. Phénomène qualifié de « radiation adaptative », dont nous avons bénéficié puisque les 27 familles de mammifères (300 espèces) qui survivaient à la fin du Crétacé sont désormais une centaine, représentant 5 400 espèces… dont l’homme, apparu en Afrique il y a 6 ou 7 millions d’années.
Avec ses 35 kilos, Toumaï est ainsi le lointain ancêtre d’Homo sapiens, dont l’une des premières interventions fut de « domestiquer » la flore (agriculture) et la faune (élevage). L’exemple du chien illustre cette transformation du monde qui va aller en s’amplifiant : issu du loup, mangeur d’herbivores, le chien a été sélectionné pour garder les troupeaux, et in fine s’opposer au loup dont il est issu. L’homme est une espèce envahissante. Ses pesticides, ses nuages radioactifs, ses déchets contribuent à changer la planète à une vitesse sans précédent, ce qui crée une situation radicalement nouvelle.
Le dodo, oiseau endémique de l’île Maurice s’est éteint vers 1680, un siècle seulement après sa découverte. Les moas de Nouvelle-Zélande ont subi le même sort. La salle des espèces disparues du Muséum abrite aussi la violette de Cry, qui se plaisait dans l’Yonne. Depuis l’an 1500, plus de 800 espèces animales et végétales ont officiellement disparu du fait des hommes, soit environ deux espèces par an. Cela paraît peu, mais c’est une donnée en trompe-l’œil.
Le décompte des espèces éteintes est en effet effectué par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) selon un processus très conservateur. Les « espèces disparaissantes » renvoient un reflet plus fidèle de la réalité. En 2008, sur 44 838 espèces de plantes et d’animaux, l’UICN recensait environ 17 000 espèces menacées, dont 9 000 « vulnérables », 4 800 « en danger », et 3 200 « en danger critique d’extinction ». Les espèces au bord de la disparition représentent donc 7 % du total. C’est beaucoup ; 1 141 espèces de mammifères sont concernées, soit 21 % du total.
Malgré le travail de ses milliers d’experts, souvent bénévoles, le Livre rouge comporte cependant un biais considérable. Il s’attache à des espèces bien connues. Cet échantillon n’est pas représentatif de la diversité planétaire. Si les mammifères et les oiseaux forment le gros des troupes animales, associés à quelques cohortes isolées (mygales, libellules…), la plupart des 1800 000 espèces nommées et décrites ne font l’objet d’aucun suivi. Peut-on déduire le nombre d’espèces en voie de disparition à partir d’un échantillon disparate qui ne représente que 2 % des espèces vivantes connues ? Pour l’entomologiste Terry Erwin, la Liste rouge de l’UICN ne fait que masquer l’ampleur de la catastrophe.
D’autant qu’on ne connaît qu’une partie des espèces vivantes. Si 567 espèces d’oiseaux ont pu être observées en France métropolitaine (dont le grand pingouin !), beaucoup d’espèces restent difficiles d’accès. Un chercheur estime ainsi que les fonds marins abriteraient 100 millions de nématodes différents (petits vers). La forêt, pourtant plus accessible, accueille également des populations inconnues. En Papouasie, huit arbres de la même essence ont révélé 3 977 coléoptères appartenant à 418 espèces différentes. En extrapolant à partir de recherches comparables, 8 à 80 millions d’espèces insectes peupleraient les forêts tropicales.
L’urgence rattrape donc les naturalistes. « Le travail avance à raison de 16 000 espèces par an », précise l’auteur. C’est énorme, mais à ce rythme, s’il reste 5 millions d’espèces à découvrir, il faudrait encore 250 ans.
Encore faut-il préciser ce que l’on entend par « espèce ». Sur le papier, c’est assez simple. Depuis la parution de l’ouvrage de Linné, Systema Naturae, en 1735, tout être vivant est désigné sous un double nom latin, le premier qualifiant le genre, le second désignant l’espèce. Dans la réalité, les naturalistes se heurtent à plusieurs difficultés. Deux êtres qui se ressemblent doivent-ils porter le même nom ? Sont-ils les ambassadeurs de deux entités distinctes ? Comme l’a remarqué Buffon deux individus d’espèce différente ne peuvent pas avoir de descendance. La découverte des gamètes, deux siècles plus tard, lui donnera raison. Certaines espèces peuvent être « jumelles », mais se montrer incapables de se reproduire.
La barrière des gènes n’est plus seule à définir une espèce. Grâce à une technique, le barcoding, basée sur l’analyse de l’ADN mitochondrial, la biologie moléculaire permet aujourd’hui de calculer un « taux de divergence » qui mesure les mutations d’une espèce originale. Avec cette technique révolutionnaire, qui s’attache aux évolutions en cours, le papillon Astrapes fulgerator, répandu sur le continent américain, a ainsi révélé des barcodes différents pour une même morphologie. Mieux : chaque séquence d’ADN a pu être associée à une plante particulière, consommée par les chenilles. Il est donc probable que ce papillon corresponde à dix espèces biologiquement séparées.
De tels calculs peuvent s’appliquer à l’ensemble du vivant. S’il ne reste que 100 millions d’espèces à découvrir, il faudrait 2 000 ans pour achever l’inventaire de la planète, à raison de 50 000 nouvelles entrées chaque année. On peut donc penser que bien des espèces disparaissent avant même d’avoir reçu un nom. Les carnets de voyage de l’auteur s’en font l’écho.
Dans l’état brésilien du Rondônia (45 % du territoire français) le massif forestier est désormais quadrillé par un réseau de routes, pour accueillir des colons. Leurs lots de 100 ha sont brûlés, transformés en pâturage puis abandonnés. En Indonésie, le palmier à huile remplace des arbres centenaires. À Madagascar, la déforestation dépasse 200 000 ha/an… Au-delà des surfaces, c’est une richesse biologique qui s’effondre.
Le phénomène est particulièrement sensible pour les végétaux et animaux endémiques, souvent associés à des territoires insulaires. À l’image des 57 espèces de mollusques polynésiens, disparus à jamais sous les yeux des chercheurs, au cours de la décennie 1970-1980. En fait, la destruction des espèces relève d’une loi dite « aire/espèces », qui relie leurs logarithmes. Diviser la superficie d’un écosystème par 10 entraîne une réduction de moitié des espèces, précise Edward O. Wilson. Patrick Blandin montre qu’en réduisant successivement la superficie d’îlots forestiers, comme en Amazonie, les taux d’extinction atteignent finalement 46 % à 99 %. C’est une estimation grossière, car les territoires et l’exigence des espèces ne sont pas identiques.
Reste que l’érosion de la biodiversité est un phénomène alarmant, qui ne peut pas être assimilé à une « sixième crise de la biodiversité ». Car jamais le monde vivant n’a été ainsi attaqué par un de ses membres. Au XXe siècle, près de 100 espèces de mammifères et d’oiseaux se sont éteintes, soit pratiquement autant que durant les quatre siècles précédents. Si l’on considère les 188 mammifères et les 192 oiseaux actuellement en « danger critique d’extinction », la vitesse à laquelle les espèces disparaissent serait donc 250 à 500 fois supérieure à celle observée dans le passé, puisque les paléontologues ont établi qu’avant 1500, le rythme « naturel » de l’extinction était de 0,7 à 1,5 espèce par siècle.
Ce n’est donc pas une crise de plus. Pour Patrick Blandin, « la biosphère est aujourd’hui confrontée à son premier bouleversement » (p.200). On en trouve la trace dès 1769 sur l’île de France, devenue île Maurice, à travers des savants qui s’inquiètent de la déforestation. À la fin du siècle suivant, les menaces suscitent des réactions institutionnelles. En 1883, un accord protège les phoques en mer de Behring. Premier des parcs nationaux (1872), le Yellowstone s’ouvre aux visiteurs. En France, les peintres obtiennent que 1 100 ha soient protégés en forêt de Fontainebleau.
Faut-il mettre sous cloche le patrimoine biologique ou, au contraire, promouvoir les « monuments naturels » au bénéfice de tous ? Les deux conceptions qui se développent autour des premiers sanctuaires naturels et des lois qui les encadrent (1930 et 1960 pour la France), ont leur équivalent dans le mouvement naturaliste qui émerge et s’organise autour de structures nationales et internationales.
Au-delà d’une même volonté de sauvegarde, « protection » et « conservation » de la nature s’opposent. La rupture est consommée en 1913 avec la construction d’un barrage à l’intérieur du parc californien Yosemite. Une vallée est noyée. John Muir, qui défendait l’idée d’une nature sauvage, qui n’avait pas pour finalité la satisfaction des besoins humains (wilderness) perdait son combat. Le compromis entre protection et développement économique est explicite lors du premier congrès international pour la protection de la nature (1923, au Muséum de Paris). En 1948, lors de sa création, l’Union internationale pour la protection de la nature (UIPN) entérine la notion de ressource naturelle. En 1956, sa transformation en UICN confirme que la nature doit être protégée en tant que bien utile, et non pas uniquement pour elle-même.
Cet antagonisme renvoie à la position qu’on attribue à l’homme dans le monde vivant. La rencontre entre la protection de la nature et l’écologie en tant que discipline scientifique, va donc en modifier les termes. Elle s’effectue en 1949 autour du concept d’équilibre naturel, lors d’une conférence UICN-UNESCO. Le concept d’écosystème va alors s’imposer, véhiculant l’idée qu’il existerait un état parfait des communautés vivantes, avec des compartiments homogènes (les « niches ») qu’il serait possible de modéliser sous forme de flux de matière et d’énergie. Quelle serait cette nature idéale ? Même dans les forêts amazoniennes, signale l’auteur, le milieu a été impacté par les chasseurs-cueilleurs.
Dans les années 1970, l’accent est mis sur la dynamique des systèmes. La Conférence de la Biosphère (1968) s’accorde pour considérer que la planète forme un seul système, humains compris. Il en découlera des réserves de biosphère, des programmes scientifiques et des principes durables (l’homme est une espèce en réseau, etc.). Les étapes suivantes sont mieux connues : mise en place de la Convention sur le commerce des espèces protégées (CITES, 1973), de la Stratégie mondiale de la conservation (WWF-Nations unies-UICN, 1980), de la Charte mondiale de la nature (Nations unies, 1982), Rapport Bruntland sur la croissance (définition du « développement durable », 1987), conférence de Rio (1992), etc.
C’est dans cette perspective qu’il faut apprécier la notion de biodiversité. Conçu dans une optique « communicante » lors d’un congrès en 1986, le terme n’a pas de définition scientifique. Il masque d’autant mieux l’exploitation des ressources génétiques, déjà explicite à Rio. Considérer les espèces sous l’angle de l’intérêt économique sous-entend, en outre, que des espèces n’ont aucune valeur en elles-mêmes. Pour conserver la biodiversité, ne vaut-il pas mieux mobiliser des arguments moraux que d’accepter les règles du marché, auquel, en France, un rapport ministériel de 2009 ouvre la voie ?
Alors que le processus d’érosion du vivant pourrait devenir catastrophique, il est temps d’abandonner « le concept suranné d’équilibre harmonieux de la nature et l’idéologie de la nature vierge » (p.334) : concept qui ignore l’histoire. Car la vie est née du changement. Si elle s’est maintenue malgré les crises, c’est parce qu’elle manifeste des capacités d’adaptation. « Au paradigme de l’équilibre de la nature, il faut substituer le paradigme du cochangement de la biosphère ». Cela signifie qu’il n’y a plus de référence ultime : la biodiversité peut être choisie (démocratiquement), et ainsi devenir partie prenante d’un projet de société.
Ces conceptions ont conduit l’auteur à faire adopter par l’UICN un code éthique, c’est-à-dire un « système de valeurs permettant de guider les choix justes ». Il complète la Charte de la terre qui instaure l’intégrité écologique comme principe premier. Un promoteur des OGM pourrait s’en revendiquer, mais entre deux maux, l’auteur choisit le moindre. Ou nous nous contentons de quelles belles réserves qui font illusion, dit-il, ou nous plaidons pour une organisation de la biosphère qui favorise son « adaptabilité, en laissant partout le plus de liberté possible aux processus évolutifs » (p.345).
On peut regretter que la deuxième édition de ce livre n’ait pas fait l’objet d’une mise à jour, d’autant qu’en 2010, le déclin de la biodiversité devait être stoppé en Europe, suite à une décision des chefs d’État prise en 2001. L’UICN, par ailleurs, s’est fait remarquer par sa position vis-à-vis des OGM, ce qui questionne son mode de financement.
Ce ne sont pas des points de détail, mais il s’agit d’aspects mineurs au regard de cet ouvrage qui, contrairement à la plupart des livres sur le sujet, évite l’actualité polémique contemporaine pour se consacrer à des analyses sur un temps long, qui l’inscrivent dans une histoire de l’environnement et dans l’histoire des sciences.
Même si la colère sourde parfois, l’ensemble est équilibré, et l’auteur évite de lourdes démonstrations en alternant habilement données chiffrées, souvenirs personnels, et notes de lecture. C’est l’exact opposé d’un livre hors sol ou d’un traité indigeste : la contribution, plutôt rare, d’un scientifique qui a consacré plusieurs décennies à l’écoute de la nature. Avec une plume claire, qui permet de distinguer les véritables enjeux.
Ouvrage recensé– Patrick Blandin, Biodiversité. L’avenir du vivant. Paris, Albin Michel, 2020.
Du même auteur– De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité. Versailles, Quae, 2009
Autres pistes– Jean-Claude Genot, La Nature malade de la gestion, Saint-Claude-de-Diray, Hesse, 2020.– Hervé Kempf, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, Paris, Seuil, 2009.Bernadette Lizet et Jacqueline Milliet, Animal certifié conforme. Déchiffrer nos relations avec le vivant. Paris, Dunod, 2012.