Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Patrick Declerck
Patrick Declerck nous embarque dans l’univers de la survie des clochards, des rues de Paris jusqu’au centre d’accueil qui les héberge. Immersion intime dans un exil à la fois intérieur et extérieur, autant psychique que socio-économique. Il nous fait plonger dans ce monde de la survie, dans une traversée olfactive dont on reçoit presque les éclaboussures. Mais ne vous y méprenez pas : ce n’est pas du dégoût que l’on retient de ce livre remarquable, traversé de portraits stupéfiants !
Les Naufragés concentre des matériaux ethnographiques récoltés durant quinze ans auprès des clochards de Paris et au cœur des institutions qui les reçoivent. L’ethnographie a été réalisée en plusieurs étapes : d’abord, de 1982 à 1985 pour une recherche en lien avec la Maison des Sciences de l’Homme.
L’année suivante, la première consultation d’écoute est créée par la Mission de France de Médecins du Monde. Declerck l’intègre en tant que psychanalyste. De 1988 à 1997, il est consultant au Centre d’accueil et de soins hospitaliers (CASH) de Nanterre qui s’avère le lieu central de l’ethnographie avec son Centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans abri (CHAPSA).
En tant que consultant en centre d’accueil de Nanterre, l’auteur a collaboré avec le Dr Patrick Henry, son maître, fondateur de la première consultation médicale pour les personnes de la rue en 1984.
Dans cet ouvrage, P. Declerck propose une phénoménologie de l’expérience du dénuement à travers les portraits des clochards, grâce aux nombreux entretiens réalisés (entre 1500 et 2000), mais aussi à travers son expérience personnelle de la précarité. La seconde partie de l’ouvrage se veut plus analytique et offre des catégories d’analyse issues de la psychanalyse pour comprendre ces parcours de vie et les dysfonctionnements institutionnels.
« J’aurais pu m’attacher à décrire par le menu détail les différentes pratiques de la mendicité, les échanges micro-économiques, la géographie des déplacements. J’aurais pu soigneusement dresser des listes d’objets personnels… » (p.14-15) mais l’auteur opte pour une approche différente. Il entreprend de dresser le portrait radical d’un monde essentiellement masculin où l’on maudit aussi bien l’étranger que les femmes, considérés comme les causes partielles de l’exclusion, ou bien comme celles qui empêchent la réinsertion. Il parvient à nous faire entrer au cœur des parcours de vie et défend l’idée que les causes de la désocialisation sont autant socio-économiques que psychopathologiques.
D’emblée, l’auteur nous fait entrer à sa suite dans la violence du monde de la rue et de ses refuges nocturnes : l’univers des SDF, des marginaux, des sans-abris, des routards, des mendiants, des exclus ou nouveaux pauvres, ceux qu’il choisit d’appeler les clochards. Les clochards sont, à ses yeux, ceux qui parmi les sans-abris ont atteint un état paroxystique, pour lesquels l’exclusion définit à la fois la cause et l’état de vie.Dans une ouverture sans concession, il dit son aversion pour cette population qu’il a côtoyée de près : « La plupart du temps, je les hais. Ils puent. Ils puent la crasse, les pieds, le tabac et le mauvais alcool. Ils puent la haine, les rancœurs et l’envie. » (p.12). L’odeur guide, en effet, toute la lecture. Elle est le signe de l’abandon psychique de l’espace corporel.
Alors qu’il se trouve dans le bus de ramassage, incognito, ayant fait en sorte d’être pris comme les autres pour être amené au centre de Nanterre, l’ethnographe incroyant ne cesse de se questionner sur la nature de l’homme et ne peut s’empêcher un retour aux fondements bibliques : « Me vient la Genèse : "Faisons l’homme à notre image…" Dieu, me dis-je, doit avoir une bien sale gueule » (p.51). Mais la tournée de ramassage est longue jusqu’au centre et il patauge entre les éclaboussures d’urines des uns et les excréments nauséabonds, c’est peu dire, des autres. L’enquête se veut une véritable immersion dans les flatulences et les effluves d’alcool ; elle est d’abord – et c’est son incroyable force – une incise olfactive puissante.
À la lecture, il faut soutenir les descriptions purulentes, les seins troués par le cancer, les pieds gangrénés, les tissus ulcérés, et supporter aussi la mort venant happer un homme dans un dernier murmure : « C’est difficile ».
Pauvreté et exclusion sociale ne suffisent pas à expliquer ce qui conduit un individu à se clochardiser. Les causes que l’on retrouve systématiquement dans le parcours de clochardisation à travers les récits de vie récoltés par l’auteur sont au nombre de trois : l’exclusion du travail, l’alcoolisme et la trahison des femmes (si toutefois on peut se permettre cette généralité pour ce milieu à 90% composé d’hommes… et où l’homosexualité répond à une autre problématique qui n’exclut pas le traumatisme lié aux femmes). Mais toujours les causes sont multiples, parfois circulaires, et la recherche d’une causalité originelle est vaine, elle ne trouve pas de pertinence épistémologique.
Parmi les grandes catégories qui apparaissent de façon transversale pour expliquer les raisons qui ont mené les individus à la rue figurent : la question de la victimisation ; les problèmes relatifs au travail déjà évoqués ; ceux liés à la mère ; la solitude, notamment du point de vue de la sphère familiale ; la zone (le fait de dormir dans des lieux interlopes) et l’alcool. Si l’alcool est omniprésent (cause ou état, habitude, addiction), il n’apparaît pas comme la cause première qui mène à la clochardisation. C’est souvent la trahison d’une femme ou d’un patron qui pousse l’individu à trouver refuge dans l’alcool…
Parmi les expériences bien connues et partagées par ceux qui fréquentent les centres d’accueil tels que le CASH de Nanterre, trône le phénomène de la « bloblote ». La bloblote c’est la tremblote, quand le manque survient. Alors, il faut prévoir des bouteilles de secours. Au matin, dans les centres, la bloblote se fait quasi communautaire et on en rit au petit-déjeuner. Mais si cela dure trop pour certains, la bloblote augmente et mène à une nouvelle course à la boisson. Il n’est alors plus question d’en rire. On ne veut surtout pas être hospitalisé : il faut trouver une bouteille à tout prix.
De plus, si les suicides actifs demeurent rares, l’autolyse (autodestruction pouvant aller jusqu’au suicide) est courante, accompagnée d’états dépressifs. L’état chronique de faiblesse est dû à l’alcool, au sommeil de mauvaise qualité ainsi qu’à la malnutrition. L’auteur laisse ressortir la stéréotypie des discours dévoilant des sujets qui s’arrangent avec la réalité pour se déculpabiliser de la situation dans laquelle ils se trouvent comme de leur propre violence.
Il y a Damien, Francis B., Monsieur Abel, Raymond, Michel et tous les autres. Ceux qui meurent de froid ou d’errance, ceux qui retournent à la rue et dont on perd la trace. Il y a aussi Paul M., 32 ans, que l’on rencontre à travers cinq entretiens au fil de discours qui perdent le fil de leur cohérence dans l’anomie de l’existence. L’ouvrage relate cet espace de confusion et les passages critiques des histoires de vie.
Ces portraits sont comme des hommages, comme c’est le cas pour Raymond, mort d’hypothermie dont le souvenir revient à la mémoire de l’auteur. Il imagine ses dernières heures et en fait le récit, du coma éthylique à l’hypothermie. Description clinique. Récit de la semi-conscience errante dans la honte de lui-même : « D’abord, c’est la conscience qui s’altère et se retire doucement. Puis, c’est la vigilance, la sensibilité et la mobilité qui s’en vont. » (p. 280). En épilogue, P. Declerck pousse l’enquête jusqu’au cimetière, à la recherche de la tombe de Raymond.
Les récits de vie sont entrecoupés d’interprétations, relus à la lumière de la psychanalyse. Dans les discours autobiographiques, tout se mélange, sans repères spatio-temporels, dans la confusion des « personnages » et des chaînes de causalité, jusqu’à culminer à la totale déliquescence qui conduit tout droit à la rue. Le naufrage apparaît comme le point de chute : « Et la rue enfin, où il finit apaisé en somme, après tout ce tumulte, comme un navire qui rentre au port après la tempête. » (p.135). Michel, comme les autres, est bien un naufragé.
L’auteur fait ressortir la stéréotypie des discours où le clochard se positionne en victime. Il se définit comme un être « normal » traversant une zone de galère passagère... Il est victime de son sort, met en avant son désir de trouver du travail, empêché par des circonstances indépendantes de sa volonté, dissimule une violence qu’il finit toujours par avouer de façon détournée.
Le clochard, ce « fou de l’exclusion » qui développe une sorte de mystique de la pauvreté, est atteint d’une forme de folie. Mais pointer la folie, n’est-ce pas déjà une entreprise de déculpabilisation collective ?
L’exclusion comporte bien une dimension pathogène et ses causes sont multiples. Au-delà du phénomène socio-économique, la clochardisation est un syndrome psychopathologique. Mais des causes socio-économiques ou psychopathologiques, lesquelles sont premières ? Cela reste difficile à déterminer.
Ainsi l’auteur propose-t-il une percée dans le concept sociologique de l’exclusion. Selon lui, l’exclusion est sociale, la désocialisation est pathologique : ce sont les deux faces d’une même médaille. Le phénomène de clochardisation s’illustre par un désir inconscient guidé par le chaos comme manière d’organiser le pire, que l’on retrouve tel un symptôme à travers la perte systématique et réitérée des papiers d’identité.
L’auteur amorce une critique de l’assistance sociale qui ne lit les cas qu’à la lumière de leur capacité à chercher du travail. P. Declerck adresse des piques acerbes à ces « militantes normopathes » qui ne peuvent rien sentir des abîmes dans lesquels sont aspirés les individus. La réinsertion par le travail est illusoire, elle relève du fantasme de la « charité hystérique » des institutions.
Le diagnostic de P. Declerck est simple : le clochard se trouve dans un état de désocialisation grave et, à sa connaissance, irréversible. Cet état, il le place sous le signe de l’ataraxie, cet apaisement de l’âme qui ne court plus après les désirs et ses passions, mais une ataraxie folle, radicale, pathologique, qui s’exalte dans la jouissance chaotique du néant. Parmi les individus suivis en consultation, il ne dénombre pas un seul cas de réinsertion. Pour lui, la bonne distance que doivent entretenir les institutions doit s’incarner dans une « neutralité bienveillante » pour assurer la liberté psychique réciproque entre le patient et le soignant.
L’ouvrage paraît dans la collection « Terre Humaine » ce qui justifie son caractère atypique. D’ailleurs, P. Declerck n’a pas voulu faire œuvre scientifique, ni carrière académique, et la bibliographie est davantage nourrie de philosophie – d’où il vient – et de psychanalyse, où il demeure. C’est ce qui donne cette forme particulière, engagée, à l’ouvrage. Pour l’auteur lui-même, il s’agit d’une « ethnographie du désordre, du chaos, du néant. » (p.14). De son point de vue, il ne procède à rien d’autre qu’à un travail d’entomologiste, ce qui nous renseigne sur la relation qu’il a nouée avec sa population d’enquête.
Par ailleurs, P. Declerck se défend de toute hauteur éthique qui aurait guidé son travail et refuse de souscrire à l’idée (chrétienne) d’une pauvreté salvatrice. À la charité, il préfère la révision des institutions et une professionnalisation de l’aide.
En fin d’ouvrage figurent deux documents décisifs : une lettre de Jean Malaurie, fondateur de la collection « Terre Humaine », adressée à l’auteur à sa demande en guise de soutien et d’appel à la dénonciation publique, suivie de la réponse de l’auteur. J. Malaurie souligne la portée politique, le sursaut que doit provoquer l’ouvrage quant à ce que la société fait de ses exclus.
L’implication du chercheur, avec sa double casquette de travailleur social et de psychanalyste, pose la question de la juste place de cet observateur particulier – parce que partie prenante – qu’est l’ethnologue. Mais Declerck nous rappelle bien que l’observateur est avant tout un être humain, pris dans ses affects, ses fantasmes, son passé, qui s’engage dans un réseau de relations complexes.
Ouvrage recensé— Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, coll. « Terre Humaine », 2001.
Du même auteur— « La vie pour rien : ethnographie des clochards de Paris », in Les Temps Modernes, n°478, mai 1986.— Le sang nouveau est arrivé, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2007.— Avec Patrick Henry, « Pathologie de la rue », in La Revue du Praticien, tome 46, n°15, octobre 1996.
Autres pistes— Nels Anderson, Le Hobo, sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993.— Patrick Henry, La Vie pour rien, Paris, Laffont, 1997.— Yves Le Roux, Danie Lederman, Le Cachalot, mémoires d’un SDF, Paris, Ramsay, 1998.