Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Paul Ardenne
Le monde moderne ressemble à une charge de dynamite sur le point d’exploser : toujours sur la sellette de l’émotion, du sensationnel, de la jouissance intempestive et rapide, il est le syndrome de ce que Paul Ardenne nomme « l’esthétique de la limite dépassée ». Ces pages se font l’inventaire de ce qui permet à l’être humain de démultiplier son sentiment de puissance et de domination. Passant des courses de dragsters à la pornographie, du gigantisme de l’architecture des villes aux snuff movies, l’auteur tente de décrypter l’élan destructeur qui anime les actions humaines au point de les rendre légitimes auprès du plus grand nombre, et principalement en Occident. Pensé ici comme une véritable culture mainstream, l’extrême nous interroge sur notre manière d’appréhender le vivant et la mort au XXe siècle.
Le 28 mai 1964, l’artiste Serge Oldenbourg présente au Festival de la Libre expression à Paris son Solo pour la mort. Le démarche est sans équivoque : il monte sur le plateau avec une arme pointée sur sa gorge et joue, en un coup, à la roulette russe. Vivra-t-il ? Mourra-t-il sur-le-champ et sous les yeux d’un public sans voix ?
Cette performance, présentée au début de cet ouvrage annonce déjà plusieurs choses : le fil ténu qui retient la vie à la mort (et dont nous avons tous une prescience plus ou moins angoissée), le suspens ménagé ici pour tenir les spectateurs en haleine, la mise en scène du drame, et, bien entendu, les sentiments contradictoires que nourrit le public à cet instant (voyeurisme, excitation, inquiétude, jouissance) à l’égard de l’artiste.
Se pose alors cette question : pour réussir sa vie, faut-il l’extrémiser ? L’auteur agit ici en observateur aigu de cette problématique et tente, par le biais d’une investigation poussée, d’y répondre.
De tout temps, la violence hyperbolique a eu un pouvoir hypnotique et pétrifiant sur l’esprit humain. Partant de l’exemple de la Rome Antique, haute époque de la violence en tant que sujet de divertissement (le gladiateur entrant dans l’arène pour y mourir ou encore l’empereur Caracalla agissant en « maître et dieu » sur la foule romaine), le geste extrême répond à une logique de dépassement, qui, prenant le contrôle sur la raison, paralyse l’esprit dans un état de pur présent et l’empêche de réagir librement. La violence officielle s’inscrivait alors dans le rapport des puissants face aux dominés.
La souveraineté, le despotisme exigeaient ce genre de récit pour légitimer l’orgueil des têtes couronnées. Il s’agissait avant tout d’exercer un pouvoir de fascination (du latin fascinare : jeter un sort) sur ceux qu’il fallait soumettre par le biais d’émotions violentes.
L’Histoire, pensée de manière cyclique, nous démontre que l’être humain n’a jamais su se déparer de ce processus de violence, lui apportant une forme d’expression de soi cruelle, mais aussi cathartique. Se purifier grâce à la violence et aux pratiques extrêmes pour « déréguler l’ordre traditionnel de l’existence », voilà une des redites de l’espèce humaine ; un jeu, un art et pour certain, une profession de foi.
Notre société contemporaine, décrite par Paul Ardenne comme « émotionnelle », remonte aux revendications de Mai 68 et au désir de jouir face à une société anesthésiée. Les nouveaux adeptes de la défonce et du paroxysme en tout genre s’inscrivent alors contre la monotonie ambiante et réinventent une figure hédoniste brûlant la vie par les deux bouts. Il n’y a plus alors de têtes couronnées, mais des individualités en quête de « commotions », « d’activités hystériformes », « d’impressions inédites et puissantes » (p.22).
Tout concourt à exprimer une sorte de dépense existentielle permanente, historiquement ancré dans les gènes humains, et se réinventant sous la forme du divertissement et de la satisfaction immédiate des désirs à notre époque. Car « la brutalité est de longue date esthétique » (p.142) et par la même, intemporelle. C’est ce que Paul Ardenne nomme « l’ère de Calliclès » ou « l’ère de l’extrémisme démocratisé » (p.26) Dans le Gorgias de Platon ce personnage revendiquant un hédonisme sans barrières « dérègle» sa vie par la multiplication de désirs qui, selon lui, méritent tous d’être réalisés. Il s’oppose à Socrate qui défend la vie ordonnée pour connaître la plénitude existentielle. Lequel des deux a raison ? Qu’est-ce qui convient le plus souverainement à la nature de l’homme ? D’où nous vient ce désir de nous intégrer à des cycles de violence dont nous sortons rarement indemnes ? Et comment nous transmettons-nous ce culte du geste extrême ? Selon l’auteur, de la manière la plus simple : par l’image. Car, l’image extrême est avant tout antirationnelle, elle « est » là où l’émotion submerge la pensée. Nous nous y perdons et nous laissons stupéfier par sa déflagration, sans être certain d’en revenir intact.
L’image extrême existe dans de nombreux champs de la vie collective et intime. Elle répond avant tout à ce que Paul Ardenne nomme la relation exter : « L’image « extrême », c’est celle qui siège à l’extérieur, qui n’est pas en moi mais à côté. » (p. 44) Elle n’est pas inhérente à notre éthique, à notre système de valeur, mais nous accompagne par le biais des médias, de la publicité, de la violence véhiculée dans les films. A l’instant où cette image existe et que nous en devenons spectateur, elle devient inter. C’est une image que nous assimilons et que nous nous approprions. Elle devient une puissance subversive qui nous accapare et que nous nous accaparons.
Un principe auquel personne aujourd’hui ne peut véritablement échapper. Cette dynamique prouve à quel point l’image extrême nous dépasse. La publicité en fait usage tous les jours (même pour promouvoir des vacances à la mer), la photographie aussi.
L’exemple le plus criant est la campagne publicitaire menée par Luciano Benetton en 2000, pour sa marque United Colors of Benetton. La question qu’il se pose avec la complicité du photographe Oliviero Toscani est la suivante : comment « exploiter ce qui est attractif, le valoriser dans le but de le rendre plus attractif encore. » (p.134)
Il use alors de l’esthétique de l’assassin et fait porter ses tee-shirts colorés à des détenus qui attendent leur condamnation à mort. Scandale, amoralité, cynisme éhonté, autant de mots pour définir cette campagne, qui sera, un temps, un succès (avant d’être interdite aux États-Unis). En usant de cette stratégie, Benetton suscite un « choc » chez le consommateur, qui a le sentiment que l’annonceur est allé « trop loin », qu’il a « dépassé les limites » de la bienséance pour de l’argent. Et pourtant, il est pris dans la nasse de l’image extrême, créant chez lui dégoût et désir, une « destruction d’un état de non-désir et d’apathie et remplacement de celui-ci par une réaction signalant une pulsion de vie. » (p.137)
Que l’image extrême soit compassionnelle ou horrifique, elle est cette offre qui fait tomber nos défenses et nous propose un spectacle réel au sein duquel il semble difficile de ne pas s’abîmer.
Qu’il s’agisse de pornographie, de scatophilie ou encore de snuff movies (films mettant en scène des meurtres et de viols vendus comme « réels »), l’offre et la demande n’a cessé d’exploser depuis les années 70, mettant le « jouisseur » en situation de maître consommateur à qui rien ne sera jamais refusé. Les pratiques extrêmes (courses de dragsters, de Formule 1) tout comme les images extrêmes (énoncées ci-dessus) répondent au même levier de séduction : celui de « l’instant M » que Georges Bataille définit ainsi : le « mourir » comme mixte de « l’extatique » et de « l’intolérable » (p. 365).
Le point de bascule qui permet au spectateur de se saisir de l’image « thanatique » sans pour autant sombrer dans le trauma. Il s’agit alors d’exercer son regard à ne pas flancher ou à se laisser séduire par l’escalade de la pratique/de l’image extrême. Avec la démocratisation de l’information en temps réel, des sites tels que Rotten.com poussent le jouisseur-voyeur à profiter d’images insoutenables tirées du monde réel pour dépasser son dégoût, maîtriser la puissance de son regard sur le monde.
Pourtant, l’auteur note qu’une « faillite épisodique du jouir » apparaît rapidement au sein du réel (p. 309) : lorsque Nick Berg, un jeune américain enlevé en Irak en 2004, est assassiné devant les caméras, c’est soudain l’Occident qui meurt et entraîne dans son sillage le sentiment d’un traumatisme collectif. Il ne s’agit plus d’une mort tenue à distance par le pouvoir de la fiction, mais de « la mort nue ». (p. 338) Nous retrouvons le même syndrome de tétanie collective face aux attentats du 11-Septembre ; des images véhiculant une odeur de mort à laquelle personne ne peut échapper et qui ne séduit plus par « dérangement positif », mais qui entrave profondément le sentiment de liberté que des images extrêmes peuvent offrir. Il n’y a plus de catharsis possible, mais une indignation et le levier hypothétique d’une révolte de l’esprit, d’autant plus si les événements sont proches de nous dans le temps.
Pour « survivre » à ces images, certains médias en passent alors par la retouche photographique pour détourner, effacer ce que l’on refuse de voir. Ce subterfuge peut aussi être envisagé comme une pratique extrême, annihilant ce qui nous submerge émotionnellement au sein du réel.
Ce que semble nous dire Paul Ardenne, c’est que l’Occident refuse de se voir mourir, malgré le commerce très juteux de l’image violente, déviante ou scabreuse. La « morbidité-spectacle » n’a de sens que si elle laisse le voyeur jouisseur dans une zone de confort où il reste maître de son regard.
L’homme se complaît-il dans l’expérience de sa dégradation ? À en croire la scène artistique contemporaine, il semblerait que oui. Contrairement à la peinture, qui est le médium de l’action arrêtée et réinterprétée un cran en dessous du réel, la photographie, la vidéo ou encore la performance ouvrent des portes à la quête forcenée de l’exactitude de la représentation : le corps qui se dégrade, qui souffre, qui s’amoindrit en pleine lumière, est saisi avec précision dans la cruauté de sa réalité. Quels messages souhaitent nous transmettre Jacques Monory avec son Meurtre n°2 (plusieurs tableaux détaillant son meurtre par balle en pleine rue) ou Christian Boltanski réunissant les preuves de son accident et de sa mort en un fascicule de 6 pages ?
L’artiste est-il déjà un cadavre en voie de décomposition, membre à part d’une communauté humaine qui lui échappe ? Représenter sa mort, n’est-ce pas échapper métaphoriquement à un monde que l’on exècre ? Ou n’est-ce qu’une quête toujours plus mortifère et narcissique de la représentation de soi ? L’homme aurait-il abdiqué au sein d’un art qui ne peut nier le monde qui l’entoure ? « Le moi est haïssable selon la formule pascalienne. Parce que le moi alors se proclame libre, et libre en conséquence de se vandaliser, de se délecter de sa souillure, de faire de ses turpitudes un spectacle euphorisant, sur le mode du « lâchez tout ». » (p. 106)
Ce moi haïssable dont parle Pascal a aussi beaucoup à voir avec l’expérience de la laideur. L’individu, face à des pratiques extrêmes ou dans le rôle du voyeur regarde ce que peux acceptent de voir : une forme de décrépitude humaine, un rappel de sa finitude, antithèse de sa puissance et de son existence hyperbolique.
Selon l’auteur, regarder notre laideur en face, c’est prendre part à la tragédie collective de « l’être-humain » et retrouver des vertus compassionnelles au cœur de l’image. Si la laideur a beaucoup alimenté le travail de peintres (Géricault, Courbet, Goya…) au XVIIe et XVIIIe siècles, elle n’a de cesse d’être ressassée dans les productions pornographiques, dans le champ de l’art contemporain ou de la photographie. La laideur est cet outrage de l’Homme face au temps, face aux événements et le constat irréversible de sa faiblesse et de ses manques existentiels. Une manière de dire que le « laid » cache autre chose : « celui du corps « cadavre », du corps « poussière », de toute façon appelé à se résorber dans le néant. » (p.110)
Ainsi, en cultivant son sentiment de dégradation et de ruine, l’individu reviendrait à des codes de représentation plus vertueux : le souvenir de sa propre finitude terrestre.
Le constat de l’auteur semble sans appel : nous vivons une crise culturelle et ontologique sans précédent. L’homme, dans l’ivresse d’un dépassement de soi, dont il n’a au final aucune maîtrise, s’est détourné d’une puissance positive et humaniste pour aller vers celui de la dégradation du corps, de sa pensée, de son image. Un sujet de violence hyperbolique craignant par-dessus tout l’ennui et la répétition de sa condition de mortel.
En s’accoutumant à l’extrême et à l’horreur, il perd sa part sensible et s’assujettit à une image quasi-addictive de sa propre dégradation. L’homme moderne se hait-il tellement qu’il ne peut s’envisager que dans l’horreur de sa présence au monde ? Perte du sens fondamental de la vie et de celle de l’autre, l’ouvrage de Paul Ardenne est une œuvre au noir qui ne passe sur aucune des dérives faisant agir et penser l’espèce humaine contre elle-même.
La question de la violence humaine et de son nécessaire besoin d’extrême pose un regard troublant sur nos existences contemporaines. Essai très soigneusement documenté sur toutes les déviances inhérentes à nos sociétés (et principalement l’Occident), Paul Ardenne donne à réfléchir sur ce « spectacle superlatif » qui aurait envahi nos vies, briguant notre pouvoir de décision et de responsabilité quant à savoir si nous acceptons de regarder l’inacceptable. Si l’inquiétude énoncée par l’auteur autour de la limite et du cadre qui ne cesse d’être dépassé sont de vraies portes d’entrée pour réfléchir à la morale et à l’éthique de notre époque, il semble difficile d’envisager un monde totalisant où ces pratiques seraient favorisées par une majeure partie de la population.
À corps défendant, nous accompagnons l’auteur jusqu’au bout de son investigation, avec rapidement, le sentiment d’une « noyade » (comme l’écrit Sophie Delpeux sur le site Critique d’art) et d’une généralisation peut-être un peu trop rapide de ces spectateurs de l’extrême que nous serions tous, malgré nous. Cette démarche, défendue par Paul Ardenne fait naître en contrepartie un sentiment de révolte chez le lecteur. Une manière efficace de nous faire ouvrir les yeux sur ce que nous préfèrerions ne pas voir ? Notre monde contemporain, en souffrance n’aura bientôt plus de limites à dépasser. Et ensuite, que se passera-t-il ?
Ouvrage recensé– Extrême. Esthétique de la limite dépassée », Paris, Flammarion, 2006
Du même auteur– L’Image Corps - Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2001.
Autres pistes– Georges Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1978. – Louis Mandler, Dévoration, Paris, Sulliver, 2009. – Daniel Sibony, Perversions, Paris, Points, 2000.