Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Paul B. Preciado
Testo junkie est à la fois un texte littéraire et une théorie philosophique : un chapitre sur deux relate, sur le mode d’une autobiographie pornographique, l’expérience d’une administration régulière de testostérone sur un corps assigné féminin, tandis que l’autre moitié des chapitres s’attache à montrer que, dans la forme actuelle du capitalisme, les corps sont contrôlés par l’industrie pharmacologique et pornographique qui créent des fictions de genre. Pour lui, les normes de masculinité et de féminité sont des programmes que nous cherchons à performer à l’aide de différentes technologies.
En 1969, les émeutes de Stonewall aux États-Unis déclenchent une vague mondiale de protestation de la communauté LGBT+. Alors que la police venait déloger les clients d’un bar LGBT+ clandestin, ces derniers rétorquent et se défendent, tenant tête aux forces de l’ordre.
Cet événement marque le début d’une période de forte mobilisation de la communauté qui continue aujourd’hui encore.C’est dans ce contexte général que s’inscrit l’ouvrage de Beatriz Preciado, Testo junkie. Sexe, drogues et biopolitique, paru en 2008. Le but du livre est de théoriser un tournant du capitalisme qui commença dans les années 1970 et qui est toujours d’actualité. Dans la continuité du concept de biopolitique développé par Michel Foucault, selon lequel la nouvelle forme de gouvernement s’immisce dans les corps pour les contrôler, Preciado insiste sur le fait que ce contrôle s’effectue désormais par le biais de productions pharmacologiques et pornographiques.
En effet, l’un comme l’autre définissent notre rapport à notre propre corps et à celui des autres, ainsi que la correspondance entre notre apparence et le genre, féminin ou masculin, qui nous a été attribué. Ces critères nous permettent de suivre les règles du régime hétérosexuel, écrit Preciado en reprenant les termes de Judith Butler. Ainsi, une femme doit être féminine, attirée par les hommes et prendre la pilule. Le contrôle des corps s’effectue donc même au niveau moléculaire, à travers les hormones que l’on consomme.
Qu’est-ce que le « genre » ? Comment comprendre les différentes orientations sexuelles et la transidentité ? Quel est le rôle de la pornographie et des produits pharmacologiques, leurs liens entre eux et leur rapport avec le capitalisme et le pouvoir ? Enfin, comment se situer dans ce nouveau régime de pouvoir et comment y résister ?
Comprendre ce que Preciado appelle le « régime pharmacopornographique », qu’il définit comme la nouvelle forme de contrôle des corps depuis les années 1970, est essentiel pour saisir la manière dont il définit le genre et, en dernier lieu, se l’approprie. Car l’ouvrage est aussi le récit de l’expérience réelle de « piratage du genre » entreprise par l’auteur sur son propre corps : Beatriz Preciado, née assignée femme, raconte dans Testo junkie les effets de l’administration de testostérone sur son corps.
« Le pouvoir glisse : se déplace, au cours du siècle dernier, de la terre à la manufacture, puis vers l’information et la vie. » (p. 252)Du capitalisme agricole, on passe à la société industrielle, puis s’ouvre une nouvelle étape après la Seconde Guerre mondiale : celle de la cybernétique, de l’information et de l’informatique, en même temps que du contrôle des corps vivants et de leurs désirs.
C’est ce que Foucault appelle la biopolitique : la nouvelle forme de pouvoir dans le capitalisme est la maîtrise des désirs. Par exemple, la publicité est une forme de pouvoir qui oriente le désir du consommateur. Pour Preciado, la biopolitique passe par le contrôle du genre : les genres masculin et féminin sont des programmes, des codes, qui façonnent nos comportements et définissent notre identité. Une femme sera par exemple consommatrice de maquillage quand un homme se tournera vers des jeux vidéo.
Or ces programmes de distinction de genre sont le produit de deux branches majeures : la pharmacologie et la pornographie. C’est ce que Preciado appelle le régime « pharmacopornographique ».
Pour comprendre la branche pharmacologique, nous prendrons l’exemple de la pilule. Moyen de contraception par excellence, la pilule, développée dans les années 1970, est constituée d’œstrogènes, une molécule présente dans tous les corps, qu’on les considère comme masculins ou féminins. L’œstrogène a pour effet, entre autres, une diminution de la force physique, de la libido et de la pilosité.
L’administration d’œstrogènes, par conséquent, renforce des caractéristiques considérées comme féminines. Pourtant, il existe d’autres moyens de contraception. La testostérone, une hormone qui augmente la force, l’agressivité, la pilosité et la libido, est également présente dans tous les corps, et elle peut être utilisée comme contraceptif.
Preciado pose la question suivante : pourquoi la pilule a-t-elle été diffusée comme moyen de contraception de masse tandis que l’accès à la testotérone est très restreint ? Sa réponse : les hormones, produits pharmacologiques, permettent de créer et de renforcer les distinctions de genre et, de cette manière, de contrôler les corps. La pilule est « un laboratoire étatique miniaturisé installé dans le corps de la consommatrice » (p. 161).
La seconde branche du régime en place est celle de la pornographie. Le paradigme en est l’entreprise Playboy, qui fait l’objet d’une étude complète dans un autre ouvrage de l’auteur, Pornotopie. Playboy est un véritable empire au capital faramineux. L’entreprise est l’une des plus grosses sociétés de production pornographique ; quoique titanesque, elle est pourtant loin d’être monopolistique. Depuis les années 1950, Playboy façonne les désirs et les imaginaires de ses consommateurs et consommatrices à travers sa production pornographique, mais elle n’est pas la seule. Nombre d’entreprises pornographiques se sont développées, modelant les désirs et les genres des consommateurs. Consommer une jouissance normée, voilà qui est symptomatique du système pharmacopornographique.
Pour saisir la manière dont Preciado comprend le genre, il faut envisager la définition à laquelle il s’oppose. Pour toute une branche du féminisme, le genre se distingue du sexe : nous naissons avec certains organes génitaux en fonction desquels on nous assigne un genre. Cependant, ce genre peut ne pas correspondre avec le genre qui nous appartient réellement : c’est ce qu’on appelle aussi le « sexe psychologique ». Je peux naître avec un pénis mais être au fond une femme. Je peux donc entreprendre un processus de transition pour changer de sexe. Voilà une des manières de comprendre la transidentité. Mais pour Paul B. Preciado, à l’instar de Judith Butler, il en va autrement.
La certitude d’être un homme ou une femme, pour Butler comme pour Preciado, est une fiction. Le genre n’est pas essentiel, nous ne sommes pas « au fond » un homme ou une femme. Peu importe que l’on soit d’accord ou non avec le genre qui nous a été assigné à la naissance : nous ne faisons que jouer des rôles, performer le genre féminin ou masculin qui, en réalité, ne sont que des constructions, des récits bien ficelés. La cohérence entre un genre et un sexe, ou encore entre certaines caractéristiques et l’identité féminine ou masculine, est uniquement construite par un discours qui les regroupe. Il n’y a donc pas de genre véritable qui ne soit autre qu’un récit.
La théorie de Preciado ajoute à celle de Judith Butler une dimension supplémentaire : elle montre comment cette fiction du genre est créée par des moyens techniques, lesquels ne sont autres que les hormones qu’on administre massivement depuis les années 1950. Si les œstrogènes et la testostérone sont déjà présents dans les corps considérés comme masculins ou féminins, nous décuplons leur présence lorsque nous nous en administrons artificiellement et, de cette manière, nous accentuons certaines caractéristiques genrées.
Ainsi, les femmes qui prennent la pilule voient leur libido, leur pilosité, leurs forces et leur agressivité baisser, tandis que les hommes qui s’administrent de la testostérone voient ces dernières augmenter. Le fait que les femmes prennent en priorité des œstrogènes et les hommes de la testostérone permet de renforcer les différences physiques entre les sexes et d’écrire ainsi l’histoire de la différence entre les hommes et les femmes. « Nous vivons sous le contrôle des camisoles de force hormonales destinées à maintenir les structures de pouvoir du genre. » (p. 108)
Le gouvernement biopolitique, c’est-à-dire le système de contrôle des corps, est soutenu par l’équation suivante : individu = corps = sexe = genre = sexualité. Autrement dit, un individu a un corps pourvu d’un sexe qui détermine son genre, déterminant lui-même sa sexualité. Une fois que l’on a compris les ressorts de cette opération, mais aussi « à quel point elle est ridicule », on peut commencer à la désamorcer.
Ainsi, il faut nous réapproprier les hormones afin de faire dérailler le système de contrôle des corps. S’administrer de la testostérone quand on a un vagin ou des œstrogènes si l’on a un pénis, se travestir, s’habiller en drag king, questionner l’hétérosexualité comme norme et s’intéresser à de nouvelles pratiques sexuelles qui brisent les normes genrées sont autant de gestes qui mettent en danger le système de gouvernement des corps, et que Preciado nous encourage à envisager. Il s’agit de pirater, de hacker les programmes du genre.
Si l’ouvrage contient une partie théorique, sans doute la plus importante, l’autre moitié du texte est le récit de la propre expérience de piratage de genre de l’auteur. Née avec un sexe féminin, Beatriz Preciado décide de s’administrer de la testostérone sur une durée limitée pour découvrir les effets que cela produit sur son corps et désamorcer le programme de genre qui a été conçu pour son corps féminin. Son dessein : « trahir ce que la société a voulu faire de moi » (p. 16). Elle retranscrit son expérience dans ce texte littéraire passionnant qui se présente sous forme de journal re-travaillé a posteriori. Cette partie du texte se lit comme un roman et contraste avec les chapitres théoriques.
Testo junkie est un ouvrage très riche, qui fait alterner des passages de théorie foisonnants et des parties d’un récit autobiographique provocateur ponctué de scènes de sexe crûment décrites.
Ce texte mérite d’être lu, voire même relu, ne serait-ce que pour entrevoir ce que peut être une position radicale face aux catégories de genre. Preciado neutralise ces catégories en montrant que toute identité n’est autre qu’une fiction dont se servent les structures étatiques et économiques pour contrôler les corps. Testo junkie est un manifeste qui appelle à outrepasser les limites du genre pour en comprendre l’artificialité.
Le point de vue de Preciado se situe au cœur d’un débat particulièrement houleux.
L’auteur, en effet, perçoit toute identité de genre comme une fiction : le « sexe psychologique » est aussi fictif que le sexe physique, et personne n’est fondé à affirmer que son genre ne correspond pas à son sexe ou qu’il y correspond, puisque l’un comme l’autre sont des constructions. C’est pourquoi l’auteur appelle à se saisir soi-même des hormones pour détruire toutes les catégories de genre qui n’ont vocation qu’à nous enfermer.
Cette position présente de nombreuses difficultés, puisque certaines personnes transgenre soutiennent qu’elles appartiennent réellement à un genre qui n’est pas celui qui leur a été assigné à la naissance. Pour elles, il n’est pas question de briser toutes les catégories de genre, puisque l’identification à un genre qui n’est pas celui qu’on leur a assigné à la naissance est réelle et, qui plus est, une question de survie (pour pouvoir se mouvoir socialement et agir politiquement). En d’autres termes, certaines personnes ne sont absolument pas d’accord avec l’idée d’abolir les genres.
Par ailleurs, la position de Preciado le mène à considérer que, pour désamorcer le genre, on ne peut faire de compromis avec les instances du pouvoir. En d’autres termes, on ne doit pas accepter de suivre un protocole médical pour s’administrer des hormones ou demander à ce que ces mêmes hormones soient remboursées par la Sécurité sociale. Pour rester en dehors des dispositifs de pouvoir, il faudra prendre des hormones de manière clandestine.
Ces positions sont vivement critiquées par une partie de la communauté transgenre qui dénonce l’aveuglement de Preciado. Beaucoup de personnes transgenre sont également des personnes précaires et ne peuvent se procurer d’hormones par leurs propres moyens. Par ailleurs, certaines personnes souhaitent suivre leur protocole médical, et le leur interdire reviendrait à agir contre leur volonté.
Ouvrage recensé– Testo junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008.
Du même auteur– Manifeste contra-sexuel, Paris, Balland, 2000.– Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, Paris, Climats, 2011.– Un appartement sur Uranus. Chroniques de la traversée, préface de Virginie Despentes, Paris, Grasset, coll. « Essai », 2019.
Autres pistes– « Fluides bouillants. Entretien avec Beatriz Preciado », Vacarme, vol. 63, n°2, 2013, p.218-249.– Paul Brocart, « Lecture de Testo Junkie de Beatriz Preciado », Genere Hypothèses, 12 février 2014.