Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Paul Bénichou
Morales du Grand siècle est publié en 1948, mais sa rédaction avait commencé dès 1935 et s’était achevée en 1940. Dans sa conclusion, l’auteur écrit : « L’examen de ce qui s’est pensé autrefois n’a de sens et de vertu véritables que par rapport au présent et à l’avenir. » (p. 296). La critique littéraire d’inspiration historique, telle que la pratique Paul Bénichou, est avant tout l’affirmation d’un humanisme. L’ouvrage consiste en une interrogation sur le XVIIe siècle qui suit à peu près un ordre chronologique en dégageant trois grandes morales : une morale héroïque qu’illustre notamment le théâtre de Corneille, inspiré par les idées de grandeur et de bravoure ; une morale chrétienne austère et pessimiste qui prétend que la nature humaine est pécheresse, inspirée du courant janséniste et représentée par l’œuvre de Pascal ou de Racine ; et enfin une morale mondaine, sans illusion, mais sans angoisse, qui s’accommode de la vie en société et que représente Molière. Les dernières pages consacrées à « l’humanisme classique » mettent en perspective ces travaux historiques pour actualiser leur message.
Si un livre mérite sa place dans la collection « Bibliothèque des Idées » dans laquelle les éditions Gallimard l’ont initialement publié en 1948, c’est bien Morales du grand siècle.
En effet, s’il s’agissait seulement d’un ouvrage de critique littéraire traitant des auteurs du temps de Louis XIII et de Louis XIV (période qu’on appelle donc aussi « le grand siècle »), il n’intéresserait que les spécialistes de littérature classique.
Mais la méthode de Paul Bénichou consiste à mettre en regard conditions sociales et conditions morales. Il suit les étapes de la période qui voit s’effacer la féodalité et s’affirmer la modernité.
Mais il met également en relief plusieurs systèmes de valeurs qui répondent à cette transformation politique et sociale. Ainsi peut émerger pour le lecteur d’aujourd’hui une réflexion sur la place de l’homme et sur le système de valeurs qui lui est associé, l’humanisme.
Paul Bénichou permet à son lecteur de retrouver les éléments principaux de la période qui l’intéresse : « le grand siècle ». Mais il tient à en présenter sa propre lecture. Il faut dire qu’au moment où il écrit, la montée des pouvoirs autoritaires en Europe amène à repenser cette période de la monarchie absolue.
Alors qu’un certain nombre de critiques à ce moment crucial de la fin des années 1930 mettent en exergue l’autorité, la grandeur militarisée, la supposée dureté du Siècle de Louis XIV, comme une sorte de caution morale et de modèle pour les thuriféraires des régimes totalitaires, Paul Bénichou veut au contraire montrer le puissant humanisme de cette période, en insistant sur la grandeur comme énergie humaine et non comme violence et force brute. Et l’auteur a ainsi à cœur de bien montrer que l’absolutisme d’Ancien Régime n’a rien à voir avec les dictatures modernes.
Le critique littéraire s’appuie sur les travaux des historiens, mais il affirme qu’en retour les historiens ont beaucoup à apprendre de l’analyse des textes littéraires, de l’histoire des idées et des représentations morales. L’échange doit se faire dans les deux sens.Le fil conducteur de Paul Bénichou c’est de lire la période comme une lutte sans cesse renouvelée entre l’humanisme et la misère, entre l’humanité et la barbarie, entre l’énergie du désir et sa répression.
On comprend bien, dès lors, comment son travail peut être fécond pour interpréter d’autres périodes. Et lui-même a poursuivi son travail universitaire en direction des XVIIIe et XIXe siècles dans d’autres études, restant toujours attaché aux signes de continuité et aux configurations récurrentes.
Dans son introduction, Paul Bénichou présente son livre comme une succession d’essais. Néanmoins, ils brossent ensemble un panorama complet et pratiquement chronologique du grand siècle qui commence sous le règne de Louis XIII et s’achève avec la mort de Louis XIV en 1715.
En effet, rappelons que Louis XIII meurt en 1643, que son fils, Louis XIV, n’a alors que 5 ans et que commencent plusieurs années très troublées qu’on appelle la Fronde, moment durant lequel les grands aristocrates contestent l’autorité du roi dans un dernier sursaut de féodalité. En 1654, Louis XIV est sacré à Reims et à partir de 1661, il gouverne directement sans Premier ministre dans le cadre d’une monarchie absolue de droit divin.
La carrière de Corneille est déjà bien avancée quand Louis XIII meurt : L’Illusion comique date de 1636, Le Cid de 1637, Horace de 1640, Cinna de 1641. Paul Bénichou, en deux chapitres, détaille les valeurs héroïques et idéalistes d’un « héros cornélien » et ce qui fonde le « drame politique » chez cet auteur.
La crise du jansénisme qui est étudiée dans les quatre chapitres suivants correspond aux années 1617-1635 pour l’élaboration de cette vision très rigoriste de la religion chrétienne. Cependant la crise elle-même éclate un peu plus tard, sous le règne de Louis XIV, avec la condamnation de Jansénius en 1653 et se prolonge jusqu’à la destruction de l’abbaye de Port-Royal décidée par le roi en 1710. C’est dans cette période que s’inscrit l’œuvre de La Rochefoucauld (Maximes, 1665), de Pascal (Les Provinciales, 1656) ou de Racine (Andromaque, 1667 ; Phèdre, 1677 ; Athalie, 1691).
Quant à la carrière de Molière, qui forme à elle seule un gros chapitre, elle commence à la fin des années 1650 (par exemple Les Précieuses ridicules, 1659) et s’achève avec Le Malade imaginaire en 1673.
En rappelant le cadre chronologique qui préside à la succession des chapitres, on constate immédiatement que les trois différentes « morales » que Paul Bénichou distingue ne viennent pas se remplacer l’une l’autre. Elles émergent et entrent en tension, cohabitent ensemble non sans conflits. Les valeurs héroïques aristocratiques d’un Corneille sont battues en brèche par le pessimisme janséniste anti-héroïque, mais toutes deux sont dépassées, comme dans un mouvement dialectique, par l’attitude positive et naturelle d’un Molière.
Du coup l’ouvrage de Paul Bénichou peut se lire sur deux plans. L’axe historique laisse entendre en effet que les trois morales du grand siècle ouvrent la voie au rationalisme des Lumières du siècle suivant. Mais tout le livre est beaucoup plus subtil et plus intéressant, car, justement, un courant ne se trouve pas brusquement supplanté par un autre dans un jeu de renouvellement constant et inéluctable. Les mouvements correspondent à des forces morales qui cohabitent au moins un temps.
De même que la société du grand siècle n’est pas unifiée en un seul bloc, même sur le plan moral, mais au contraire admet une forme de pluralité, de même la constellation des œuvres littéraires offre une diversité esthétique beaucoup plus grande que ne le laisse en général entendre l’histoire littéraire qui rassemble toute la production de cette époque sous le vocable de « classicisme ».
Paul Bénichou, dès l’écriture de son essai en 1935-1940, voulait écrire pour son époque et pour les moments de « grand danger ». C’est sans conteste pourquoi il peut nous intéresser aujourd’hui.
Ses premiers chapitres sont consacrés à une morale de l’héroïsme qui met au cœur de ses valeurs l’orgueil, la gloire, le désir et la liberté. Cet idéal reste encore très lié aux conceptions féodales : grandeur d’âme, défi, émulation et vieilles lois familiales en sont les éléments constitutifs. L’idéalisme de Corneille consiste à penser que l’exaltation du moi et la vertu sont compatibles : pour lui au fur et à mesure que le moi s’affirme, il gagne en vertu.
Le drame politique tel que le construit Corneille repose sur le conflit entre l’aristocratie et la royauté. La recherche de la gloire personnelle peut apparaître comme une source d’indiscipline. Car vivre dans l’entourage d’un monarque suppose d’avoir une ambition qui s’accommode des intrigues de cour et qui doit faire fi des impératifs moraux. Pour résoudre ce conflit, Corneille propose un modèle de monarchie tempérée, bien loin de la tyrannie et du despotisme. Ce modèle permet la réconciliation. Il se fait ainsi l’écho dans ses pièces des discussions politiques de son temps : comment la loi peut-elle réguler l’exercice du pouvoir et garantir la persistance des valeurs héroïques ?
Sans doute, au prix de quelques transpositions, pourrait-on y lire encore l’écho de questions actuelles.
Les quatre chapitres consacrés à la morale janséniste sont les plus érudits et les plus complexes. Les étudiants et professeurs qui étudient le phénomène historique y puisent des informations et des analyses très pointues. Pour l’homme simplement cultivé d’aujourd’hui qui ne fait pas profession d’historien des idées, peut-être n’est-il pas très utile de tout savoir sur Port-Royal, la théologie janséniste, Pascal et La Rochefoucauld, le parti janséniste à la cour et les subtiles dialectiques qui sont à l’œuvre.
Que faut-il en retenir si on veut simplement comprendre les jeux de tension entre tous ces mouvements ? Paul Bénichou nous permet de voir qu’une morale anti-humaniste et pessimiste peut aussi exister, celle qui découle d’une vision négative de l’homme qui insiste sur son péché originel et sa propension à éviter une conversion pourtant indispensable au salut. Cette morale – qui pourrait apparaître comme nocive – s’en prend au modèle héroïque en démolissant ce moi orgueilleux et en déconstruisant le désir de gloire. Ce pessimisme devient dès lors un outil subversif puissant qui dénonce les faux-semblants de la société aristocratique.
Ainsi l’aspiration de l’âme vers la gloire n’est pas aux yeux des jansénistes un chemin vers la vertu, mais au contraire la bouffissure de l’orgueil, la recherche de l’intérêt propre, l’appétit de domination : ce n’est qu’une illusion qui détourne du retour sur soi, de la repentance, de l’examen sans indulgence de sa propre nature limitée et pécheresse. Pour les jansénistes, comme l’écrit Paul Bénichou, « L’homme n’est pas grand. Le désir qu’il a de se grandir ne le grandit pas. » Il n’y a pas de noble ambition. Si la théologie de Port-Royal a pu nourrir des textes sublimes comme ceux de Pascal ou de Racine, le parti janséniste à la cour a immédiatement été perçu comme une faction subversive qui n’allait pas épargner le roi lui-même dans sa dénonciation de la puissance érigée sur le péché. Les grands hommes de ce mouvement sont condamnés et exilés.
Néanmoins cette morale a permis de remettre en cause les valeurs figées et dépassées de la chevalerie et de l’héroïsme féodal à un moment-clé de l’histoire où leur application politique était déclinante. Cette remise à plat a ouvert la voie à une troisième morale plus moderne.
Le jansénisme traduisait un moment de la société française qui avait besoin d’affirmer l’indépendance de la conscience face aux valeurs trop rigides de la société ancienne. De ce fait, il a ouvert la voie à une forme d’individualisme qui a pu se développer dans des formes inattendues, dégagées de l’emprise de la religion. C’est ce qu’incarne le théâtre de Molière.
Sans doute ne mesurons-nous pas toujours les soubassements philosophiques et politiques qui sont en jeu derrière le texte des comédies de Molière : le rire nous masque le sérieux du propos de fond. Néanmoins les cabales autour de ses œuvres et l’interprétation difficile des grandes pièces que sont Dom Juan ou le Festin de pierre (1665), Le Misanthrope (1666) ou Tartuffe (1669) doivent éveiller notre attention.
Molière n’est certes pas l’homme d’un système et il n’a pas théorisé une nouvelle morale dans des textes argumentatifs. Il ne représente pas lui-même l’esprit « bourgeois » comme la critique l’a trop longtemps écrit et répété en caricaturant son propos. Cependant le bon sens mondain de son époque s’épanouit dans son œuvre, recherchant la voie moyenne qui évite tous les excès, de vertu comme de vice, d’érudition comme de brutalité. Il ridiculise la démesure. Néanmoins il faut bien garder à l’esprit que le public dont Molière recherche les faveurs et l’approbation est celui de la cour et des grands.
À ce moment de l’Ancien Régime, les bourgeois les plus riches n’aspirent qu’à calquer leurs mœurs sur celles des aristocrates, n’ont pas de « conscience de classe » (même si le terme est très anachronique) et sont souvent raillés quand ils cherchent à se faire passer pour nobles ou à le devenir en acquérant des lettres de noblesse (c’est l’argument du Bourgeois Gentilhomme ou de George Dandin).
Ce que prône Molière ce n’est donc pas l’avènement de « nouvelles valeurs bourgeoises » qui n’existent pas encore et dont il ne peut être le chantre. Ce qui domine son théâtre, c’est avant tout le droit individuel à rechercher des plaisirs naturels, à construire son bonheur et à s’accommoder des formes d’organisation sociale garantissant l’ordre moral et la liberté de la conscience. L’homme, en acquiesçant profondément à sa condition, en acceptant de ne pas pouvoir s’élever au-dessus de sa nature propre, trouve une forme d’équilibre entre ses préoccupations personnelles et son utilité sociale. L’inquiétude théologique, tout comme le refus de participer au jeu social, ne sont plus de mise. L’honnête homme se tient éloigné des excès et accepte de prendre sa place dans la société mondaine qui lui est proposée.
On comprend que Paul Bénichou, à la lumière de cette troisième morale qui émerge dans son livre, puisse conclure sur l’affirmation qu’il existe bel et bien un « humanisme classique » qui s’ouvrira encore davantage au siècle suivant.
L’honnête homme du grand siècle est finalement le père du futur philosophe des Lumières.
Avec son livre Morales du Grand Siècle, Paul Bénichou a fait date dans la compréhension du classicisme français. En effet, avant lui, on voyait le XVIIe siècle comme une unité, un bloc, lié à l’absolutisme du « Roi Soleil » et à un système de valeurs très verrouillé. À ce stéréotype, il a substitué une vision beaucoup plus nuancée.
Il a su marquer des jalons chronologiques pour rythmer la période, mais surtout il a clairement distingué des courants de pensée concurrents qui sont entrés en tension durant cette époque du « génie français ». Il a su voir qu’à la base de ces mouvements distincts se trouvaient des conceptions morales sous-jacentes bien différentes, voire opposées. Son analyse de la philosophie morale reste une méthode à bien des égards féconde pour d’autres périodes, y compris pour l'examen de la pensée contemporaine.
Sur chaque auteur en particulier, Corneille, Racine ou Molière, pour ne citer que les plus connus, sans doute la critique littéraire a-t-elle produit de nouvelles analyses depuis les années 1940 qui peuvent contredire ponctuellement Paul Bénichou, mais pour l’interprétation globale du « grand siècle », il n’a pas été détrôné et fait encore autorité.
Ouvrage recensé– Morales du grand siècle, Essais Folio, Gallimard, 2016. Première édition chez Gallimard, 1948.
Du même auteur – Le Sacre de l’écrivain (1750 -1830). Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Corti, 1973.
Autres titres– Collectif, dir. François Bluche et Marcel Le Glay, Dictionnaire du Grand Siècle, Fayard, édition revue et corrigée 2005.– Liliane Picciola, Emmanuel Bury, Denis Lopez, Roger Zuber, Littérature française du XVIIe siècle, P.U.F., 1992.– Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques : essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003.– Christian Jouhaud, Sauver le Grand-Siècle ? Présence et transmission du passé, Seuil, 2007.– Alain Viala, Naissance de l'écrivain, Éditions de Minuit, « Le Sens commun », 1985.– Alain Viala, Les Institutions littéraires en France au XVIIe siècle, Lille, ART, 1985.