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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Contre la méthode

de Paul Feyerabend

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Philosophie

Depuis Einstein, la science cherche à retrouver des fondations solides. C’est ce à quoi se sont employés Karl Popper et ses comparses, érigeant la méthode en critère définitif et absolu de la science. Or, se récrie Paul Feyerabend, cette suprématie de la méthode n’a d’autre conséquence que d’entraver la recherche scientifique. Il plaide donc pour un « anarchisme épistémologique », seul à même d’empêcher la science de se transformer en un mythe tyrannique.

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1. Introduction

À la fin du XIXe siècle, on découvrit que la science classique – celle de Newton et Laplace – recelait d’insolubles contradictions. Depuis, c’est l’interminable « crise de la science ». Einstein, Bohr, Planck et les autres tentèrent d’y remédier. On inventa la théorie de la relativité, celle des quanta. Le succès fut mitigé. Alors, pour sauver le grand corps malade de la science, on érigea la Méthode en alpha et oméga de tout progrès de la connaissance.

Pour Paul Feyerabend, la solution a aggravé le problème. On a corseté la recherche, qui ne consiste plus qu’en la collection de faits. Désormais, impossible à de nouvelles théories d’émerger. Il leur faudrait, en effet, une cohérence dont elles sont incapables, étant jeunes et incomplètes. Il leur faudrait un appareil complet d’interprétation, là où, ne faisant qu’émerger, elles sont essentiellement fondées sur l’intuition.

Et non seulement la science se trouve ainsi interdite d’avancer, bloquée, mais encore elle s’est considérablement institutionnalisée. Elle recrute par examens et concours et elle a investi l’enseignement, faisant de la connaissance de ses dogmes une condition essentielle de l’avancement social. Les savants sont devenus des clercs, qui gardent jalousement le credo de leur Église. Ils sont incritiquables : les résultats de la science, présentés comme parfaitement objectifs, alors qu’ils ne le sont pas du tout, échapperaient donc au contrôle démocratique.

En anarchiste, Paul Feyerabend part à l’assaut de cette fausse science, sclérosée et sclérosante. Il montre que l’histoire, très libre et anarchique, des révolutions scientifiques ne correspond pas aux suppositions de la Méthode. Adoptant la démarche des anthropologues, il montre que nous avons fait de la Science un mythe comme les autres, dont il convient de se libérer.

2. La Méthode

La chose a été parfaitement formalisée par Karl Popper, le théoricien des sociétés ouvertes (c’est-à-dire qui acceptent la contradiction, contrairement aux totalitaires). Considérons le monde. Le monde est constitué de faits. Les hommes inventent des théories pour expliquer ces faits. Une bonne théorie est une théorie falsifiable, c’est-à-dire susceptible d’être contredite. Si elle ne l’est pas, on ne pourra jamais en sortir, elle représente donc une impasse.

Or, la science est un processus d’accroissement de la connaissance, qui ne peut admettre la stagnation. Parmi la multiplicité des théories falsifiables, on retiendra celles qui expliquent le plus de phénomènes avec le maximum de simplicité. Mais l’activité scientifique, dans le cadre d’une théorie donnée, acceptée par les savants, accroît constamment le nombre de faits observés. Arrive forcément un moment où survient un fait qui contredit la théorie.

Alors, il faut en chercher une nouvelle. On suppute, on établit des hypothèses. On vérifie l’adéquation des nouvelles théories aux faits donnés. Si une nouvelle théorie permet d’expliquer le fait sur lequel achoppe l’ancienne tout en ne diminuant pas l’ampleur des faits expliqués, alors, on l’adopte. Ainsi, il y a toujours, pour un champ de recherche donné, une et une seule théorie en vigueur. C’est plus efficace et plus cohérent.

Ce cadre est censé être celui dans lequel se meut la science depuis toujours. Il rendrait compte de toutes les révolutions scientifiques. En outre, il permettrait d’adopter une méthode pour diriger la science. En effet, les scientifiques exercent leurs activités au sein d’institutions.

Leurs « programmes de recherche » doivent être financés. Les finances ne sont pas illimitées. Il faut donc opérer des choix, dont on ne saurait admettre qu’ils répondent à des critères subjectifs. Il faut établir une méthode objective. Telle est la fonction sociale de la méthode : éliminer les théories inutiles. Voici le critère : on ne finance pas les chercheurs dont les recherches ne permettent pas d’accroître la masse des faits expliqués.

3. L’histoire des sciences contredit la méthode

Paul Feyerabend n’est pas d’accord avec Karl Popper, dont la méthode, même affinée par Imre Lakatos, lui paraît ne pouvoir que pétrifier la recherche scientifique. Ce n’est qu’un positiviste, qui n’a rien compris à la façon dont se passe la recherche scientifique réelle. Exemple : Galilée.

Le découvreur du mouvement terrestre était, en fait, un mystique. Comme nombre de ses contemporains, il redécouvrait Platon et Pythagore. Cela faisait des siècles que l’humanité se trouvait sous le joug d’Aristote. L’éducateur d’Alexandre avait, une fois pour toutes, établi des principes inaltérables et une méthode infaillible. Il prouvait, contre des hurluberlus comme Philolaos, que la Terre ne tournait pas. Il avait pour lui les faits. La Terre tourne ? interrogeait-il. Eh bien, allez-donc en haut d’une tour, et lâchez un poids. Que constatez-vous ? Que le poids tombe au pied de la tour, ni plus loin, ni plus près que là d’où vous avez lâché le poids. Or, de toute évidence, si la Terre tournait, la tour avancerait, ou reculerait, tandis que le poids lui, continuerait de choir en ligne droite. A l’arrivée, il y aurait forcément un rétrécissement ou un accroissement de la distance séparant le poids de la tour. Or, il n’en est rien. CQFD.

Si on avait appliqué la Méthode, on se serait arrêté là, nous dit Paul Feyerabend, d’autant que, par ailleurs, concernant le mouvement des étoiles, les calculs opérés par les tenants de l’aristotélisme tombaient bien plus justes que ceux de Galilée, lequel n’avait pas eu le temps d’affiner ses équations (n’étant pas mathématicien). Et que fit Galilée pour se sortir de se mauvais pas ? Oh, il n’essaya par de trouver une nouvelle théorie, il garda la sienne telle quelle et construisit, à côté et en plus, une théorie ad hoc (ce que la méthode réprouve absolument) pour faire coller l’expérience de la tour avec le mouvement de la Terre : il inventa que le poids était lui-même lancé dans la direction imprimée par le mouvement de la Terre. Ainsi, la Terre et le poids se mouvaient dans la même direction, ce qui expliquait que la distance séparant le poids de la tour ne changeait pas au cours de la chute.

Des exemples de ce type, l’histoire de la science en regorge. Les grands découvreurs, affirme Feyerabend, n’ont fait que remettre au goût du jour des théories abandonnées et qui, pour cette raison, étaient condamnées par la méthode. Ainsi, le mouvement de la Terre avait été affirmé par Philolaos et l’atomisme d’Einstein n’est que la reprise de celui de Démocrite. Rien de neuf sous le soleil, on recycle en permanence. La science réelle, c’est une lutte permanente contre la méthode, gardienne du consensus. Elle fait feu de tout bois.

4. Les faits ne sont pas indépendants de la théorie

La vision du monde qui est à la base de la méthode est profondément viciée et anhistorique. Il y aurait, d’un côté, le monde, constitué de faits, et de l’autre des théories, chargées d’expliquer ces faits et de trouver la cohérence de ce monde. Les faits seraient indépendants des théories comme l’objet, pour les réalistes, est indépendant du sujet.

C’est là que le bât blesse, pour Paul Feyerabend. Les faits, dit-il, ne sont pas indépendants de la théorie, puisqu’ils sont eux-mêmes intimement constitués de théorie. L’homme ne voit, en règle générale, que ce qui est visible du point de vue où le place l’idéologie que lui a inculquée son éducation. Par exemple, les Anciens pensaient que, pour bien voir les choses, il faut le moins de distorsion possible entre l’œil et la chose. Or, le télescope introduit un biais. Il fait écran. Donc, pour les aristotéliciens du temps de Galilée, ce télescope avec lequel il prétendait démontrer ses conceptions astronomiques ne donnait à voir que des faits déformés.

Allant plus loin, Paul Feyerabend explore l’histoire profonde de l’Occident. Ainsi, portant un regard d’anthropologue sur la Grèce archaïque, il montre que l’univers mental de l’homme homérique, si éloigné qu’il puisse paraître du nôtre, n’était pas moins cohérent en lui-même et avec les faits. De même que les représentations picturales montraient l’homme comme un agrégat de membres sans unité, de même il comprenait sa vie psychique comme un agrégat de forces, sans unité. Ces forces étaient les dieux. Pas de « je », chez un Priam ou un Achille, qui sont le jouet des dieux et auxquels leurs envies, leurs pulsions, qu’un homme d’aujourd’hui attribuerait sans hésiter à son Moi, apparaissaient comme la preuve même de l’évidente existence et de l’évidente efficience des dieux. Un rêve, pour ces hommes, ce n’était pas la production d’une psyché, mais c’était quelque chose que l’on voyait, quelque chose en face de quoi l’âme était mise, quelque chose qu’un « on » lui montrait, c’était donc un message en provenance de l’au-delà.

Par conséquent, les faits auxquels l’homme ancien avait à faire, ce ne sont pas les faits auxquels nous avons à faire et, par rapport à ces faits-là, les mythes dans lesquels il baignait étaient parfaitement adéquats. Les religions antiques, avec leurs rites, étaient aussi vraies, aussi rationnelles et aussi efficaces que, pour nous, la science. D’elles à nous, il y a donc certainement un progrès de la connaissance, mais à condition qu’on fasse sa part à la vérité des mythes anciens et que l’on comprenne que la connaissance humaine procède essentiellement par un déplacement du regard, lequel déplacement implique, inévitablement, une modification dans la définition, l’appréhension et la perception du monde. A chaque progrès, certains faits se déforment, d’autres disparaissent, d’autres apparaissent.

Par ailleurs, la science contemporaine, du moins telle que reconstruite par la méthode, est profondément marquée par la religion monothéiste qu’elle a remplacée. Comme cette religion à dogme unique et univoque, elle entend qu’il ne peut y avoir qu’une seule théorie vraie ; que, dans un domaine donné, deux théories ne peuvent vivre simultanément. Une seule théorie en biologie : le déterminisme de l’ADN. Une seule théorie en physique : le probabilisme des quanta. Outre que cette méthode de classification de plus en plus étroite, en domaines séparés, ne peut qu’être préjudiciable à la cohérence de l’ensemble, puisqu’on ne s’intéresse pas aux implications d’une théorie dans un domaine dont elle ne relève pas, elle empêche toute émergence de théories vraiment alternatives. Ainsi, la science piétine, la recherche se meurt.

5. Conclusion

Anarchiste, Paul Feyerabend ne croit absolument pas en l’existence d’une vérité unique et objective, et il se méfie comme de la peste d’une méthode dont l’effet le plus sûr est d’empêcher l’irruption de nouveaux paradigmes. Il pense, au fond, que le progrès de la connaissance résulte d’un déplacement du regard, et que les nouvelles théories ne peuvent naître aussi achevées que les anciennes. Il pense que Popper a forgé un système non pas ouvert, comme il le proclamait, mais fermé. Il prône donc le rejet de toute méthode préconçue.

Les chercheurs doivent pouvoir développer leurs vues, sans qu’on vienne leur opposer un quelconque consensus scientifique. À cet égard, l’ennemi n’est pas l’État mais l’institution scientifique, et toutes les aides sont acceptables, dans la lutte des hommes libres contre ce nouveau papisme, y compris, avance Feyerabend dans un élan provocateur, celle des Églises, du Capital, des Partis et de l’État.

En somme, Paul Feyerabend réclame la séparation de l’État et de la Science car celle-ci, comme jadis l’Église, tend à se soumettre toute la société, par la puissance d’un État qui lui est soumis. La Science est parvenue, en effet, à établir, à peu près dans tous les domaines, une doctrine officielle dont on ne peut s’écarter qu’à ses dépens. Si la religion n’est plus enseignée à l’école, la science l’est, et plus que jamais. Ses postulats y sont propagés comme des dogmes. On ne peut obtenir ses diplômes que si on les a assez répétés, tels des mantras, pour en être totalement imprégné.

Ainsi s’est constituée, et se solidifie chaque jour davantage, une caste de clercs en blouse blanche. Ces hommes de la nouvelle foi défendent des doctrines dont les lacunes sont pourtant patentes, comme la théorie génétique de l’évolution (que Lyssenko ne put contester qu’en s’assurant l’aide un peu trop appuyée d’un Staline) ou celle des quanta (qu’Einstein ou Ehrenhaft considéraient comme incohérente). Il est temps, affirme Paul Feyerabend, de les remettre à leur place, de les prendre pour ce qu’ils sont, les prêtres d’un culte (la rationalité), les desservants d’un rite (la méthode).

Et surtout : des gens qui ne rient pas. La méthode, en effet, c’est l’esprit de sérieux par excellence. Paul Feyerabend, anarchiste dada, n’aime pas du tout l’esprit de sérieux. Pour lui, c’est la sclérose et la sénilité, à quoi il préfère l’esprit de l’enfance, de la liberté et du jeu, qui seul permet de découvrir, d’explorer, les yeux grands ouverts et sans préjugés, le monde.

6. Zone critique

S’il a raison de critiquer l’insuffisante prise en compte de l’histoire des sciences par les tenants de la méthode, force est de constater que Feyerabend ne la prend lui-même en compte que fragmentairement. Il voit que l’histoire est une succession de visions du monde plus ou moins rationnelles, plus ou moins mythologiques. Mais il ne considère pas le tout, et n’envisage pas que la succession puisse être dotée d’un sens, ce que, a contrario, fait la théorie d’un Popper, pour qui ce sens est un accroissement de la connaissance.

Pour Paul Feyerabend, il semblerait qu’il ne s’agisse que d’un jeu. Les théories, les visions du monde se succèdent, diffèrent, se contredisent, dans une absence de sens qui le conduit parfois au cynisme. Comme nombre d’anarchistes, il frôle le nihilisme. On pourrait lui objecter la dialectique d’un Hegel, pour qui les visions du monde ne s’enchaînent pas de façon désordonnée, mais au contraire selon une certaine logique ; ou le profond pessimisme d’un Heidegger, pour qui cet enchaînement (vers toujours plus de calcul) n’a d’autre origine que l’obscurcissement de la question de l’être, l’approfondissement du fossé entre le sujet et l’objet, l’homme et le monde.Enfin, on peut noter chez Feyerabend une certaine naïveté d’ordre juridique.

En effet, dans sa volonté de soumettre l’entité « science », il envisage d’appliquer à la science la procédure démocratique parlementaire moderne du vote. Outre que la mise en œuvre de telles mesures est très improbable, étant donné le préjugé général, c’est faire l’impasse sur les interférences formidables que cela introduirait dans le débat scientifique : comme dans les autres domaines régis par ces procédures, on verrait les lobbys, les calculs politiciens et la publicité s’emparer de ce qui reste de la science, pour la tordre et la réduire en miettes. Il n’est pas certain qu’un tel avenir soit souhaitable.

7. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Paul Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Paris, Seuil, coll. « Points sciences », 1988 [1975].

Du même auteur– Tuer le temps. Une autobiographie, Paris, Seuil, coll. « Science ouverte », 1996.

Autres pistes– Alan Francis Chalmers, Qu’est-ce que la science ? Récents développements en philosophie des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, La Découverte, 1987– Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2018 [1962].– John Stuart Mill, De la liberté, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1990 [1859].– Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Pocket, coll. « Agora », 1990 [1962].

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