Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Paul Gilroy
Pensé dans la foulée des attaques terroristes du 11 septembre 2001 et rédigé durant le Brexit, ce livre interroge la persistance du racisme dans les sociétés occidentales et leur refus d’en prendre la mesure. En tentant d’éclairer le lien unissant nationalisme, passé impérial et sentiment racial, le sociologue Paul Gilroy interroge ce qu’il considère comme le refoulement collectif de l’histoire coloniale britannique et plus largement occidentale. Quelle peut-être la place du projet multiculturaliste dans un monde qui ne jure plus que par le choc des cultures ? Dans cet espoir, les cultures populaires et les formes quotidiennes de convivialité cosmopolite pourraient s’avérer un lieu d’expérimentation privilégié, mais fragile. Ce livre reprend là où son premier ouvrage There Ain’t no Black in the Union Jack (1987) – il n’y a pas de couleur noire dans le drapeau britannique – s’était arrêté et poursuit sa réflexion sur le racisme et le sentiment national marqué par la perte de l’Empire.
Au début du XXe siècle, l’Empire britannique englobait près d’un quart de la population mondiale et s’étendait sur toute la planète : selon la célèbre devise, le soleil ne s’y couchait jamais. Et son effondrement, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et du processus international de décolonisation, n’aurait jamais véritablement été accepté par la population britannique. Se plaçant dans le cadre conceptuel du postcolonialisme développé par Edward Said, Gayatri Spivak ou Stuart Hall, Paul Gilroy insiste sur les permanences de la notion de race au sein des anciennes nations colonisatrices. Un certain « discours postcolonial » y continuerait de façonner les attitudes actuelles à l’égard de la race et de l’ethnicité, de la nation et de l’identité, et aurait mué en culturalisme, mettant l’idée de culture et l’appartenance au régime historique au service d’une domination mondiale des peuples.
Après avoir introduit les pensées d’auteurs tels que Hannah Arendt, Jean-Paul Sartre, Frantz Fanon, Sigmund Freud, Claude Lévi-Strauss, W.E.B. Du Bois ou C.R.L James, et fait le constat alarmant d’un racisme dévastateur « emblématique de l’avilissement de l’humanisme et de la démocratie » (p.21), le livre propose de défendre une utopie cosmopolite autrefois vivace, notamment à travers quelques exemples rafraîchissants de la pop culture contemporaine.
Notre époque succède aux grandes catastrophes du XXe siècle qui virent la race et l’ethnicité érigées en valeurs de référence absolues. Prétendument évacuée, la pensée raciale serait restée centrale dans notre modernité politique, conservant son emprise sur notre façon d’appréhender l’identité et les droits humains. Elle a pourtant évolué depuis le XVIIIe siècle colonial : à la haine originelle qui la caractérise s’ajouteraient aujourd’hui des formulations plus ambivalentes. Gilroy appelle donc à historiciser la race, afin de mieux comprendre ses possibles transformations.
Car plutôt que de clamer l’infériorité d’humains en raison de leur physique, la pensée raciale serait aujourd’hui devenue « culturaliste » en alléguant l’infériorité d’une culture ou l’impossibilité de son assimilation à la modernité. « [L]a notion apparemment innocente de culture a pris le relais de la hiérarchie naturelle à l’état brut » (p.58). Les droits humains, nés de la Révolution française et réactivés après 1945 en tant que « réponse morale spécifique » (p.29) à l’« impérialisme racial » nazi (Arendt), ont été subvertis pour dénier, plutôt que donner, le respect de la personne humaine. Ces droits prétendument universaux sont devenus l’un des moyens par lesquels les pays que Gilroy appelle « surdéveloppés » s’autorisent à investir militairement d’autres nations.
Si les États-Unis ont pratiqué, dès le la fin du XIXe siècle en Amérique centrale et du Sud, cette politique d’invasion au nom de la démocratie, la polarisation du monde entre amis et ennemis, civilisés et barbares, Occident et Islam, née des attaques terroristes du 11 septembre 2001, a permis le réveil du « civilisationnisme », du nom du best-seller des années 1990 de Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (1996). Cette vision du monde attribue un caractère culturel aux lignes de confrontations politiques.
S’appuyant sur le mythe d’États-nations homogènes avant 1945, elle craint avant tout le brassage et met en place des oppositions binaires basées sur la notion d'altérité. La culture y est réduite à l’identité et remplace désormais la « race » comme signe euphémisé d’une différence infranchissable. L’ancienne formulation de la pensée raciale, née du XVIe siècle et théorisée au XIXe sur le modèle de la biologie évolutionniste, est un instrument majeur de la gouvernementalité. Car la race a toujours à voir avec l’administration, elle est produite par « un ordre spatial, administratif et juridique » et résulte de technologies politiques et de dispositifs comme l’apartheid, la ségrégation, ou une moindre citoyenneté. Si la pensée raciale tend à voir dans les victimes non occidentales des êtres « naturellement » soumis à la souffrance et à la mort (concept de la « vie nue » de Giorgio Agamben), dans le mode de gouvernance colonial, le corps des indigènes est « infrahumain » et les rebelles supposés peuvent être exterminés avec le sentiment du devoir accompli. Les guerres non conventionnelles avec des peuples « sauvages » se distinguent ainsi des « guerres « normales » entre nations racialement égales » (p.36).
Dans l’espace colonial « parapolitique » (p.70), le système légal qui prévaut pour les citoyens dans la métropole se trouve aboli, même pour les citoyens européens ou étatsuniens (ex. : les détentions paralégales de prisonniers sur la base américaine de Guantanamo). La notion d’humanité, successivement mobilisée par le colonialisme européen, puis l’impérialisme américain, est refusée à l’ennemi. Dans cette configuration binaire et brutale, tout cosmopolitisme rend suspect d’être soi-même un ennemi de l’Amérique.
Si le rôle de la race est de naturaliser les différences, celles-ci peuvent être vécues d’une tout autre manière. Tout en rappelant l’ambiguïté de la naissance du cosmopolitisme dans la philosophie des Lumières et son anthropologie fondée sur la différence raciale derrière la « rhétorique flamboyante de l’inclusion universelle » (p.87), Gilroy appelle à la refonder en la libérant de son ethnocentrisme.
Déjà au XXe siècle, avec la montée des fascismes en Europe, puis devant le constat de l’horreur du régime nazi, était née l’utopie de la paix entre les peuples, soutenue par des organismes internationaux comme les Nations Unies, aujourd’hui minorisées. Ouvriérisme, socialisme, féminisme, panafricanisme : beaucoup de mouvements étaient par essence internationalistes. Mais aujourd’hui comme hier, nous assistons au succès électoral de la xénophobie et du nationalisme. Le multiculturalisme, en tant qu’expérience heureuse de la pluralité, serait-il enterré avant d’avoir vécu ?
Face aux véritables causes de déstabilisation sociale et économique que sont l’ultralibéralisme, les privatisations, la destruction de l’État providence et des liens familiaux, c’est l’immigration qui est accusée du déclin des nations européennes. Le multiculturalisme est ainsi dédaigné, dès les années 1970, au profit d’une théorie culturaliste brutale, le « choc des civilisations », qui les présente comme des blocs à la fois homogènes et inconciliables entre eux. C’est désormais un « multiculturalisme de façade » qui prévaut, et que le marketing au bénéfice de grandes firmes internationales s’est largement approprié.
Car « la différence raciale peut, sous l’influence du consumérisme néolibéral, être exploitée comme source de glamour » (p.164) au sein des « grandes traditions de la mise en scène de la « race » » p.33) nord-américaines. Le rôle des États-Unis est en effet jugé très négatif dans cette « séduction d’identités raciales génériques importées » (p.8), dont « les clichés stylistiques […] ont pratiquement étouffé les formes locales du vernaculaire noir et les ont remplacées par les produits standardisés […] du hip-hop global » (p.176). Reconnaissant que « l’absolutisme ethnique ne connaît aucune « ligne de partage des couleurs » » (p.52, une référence à Du Bois), Gilroy met en garde contre l’actuelle fétichisation des identités, y compris noires, et le désir d’homogénéisation raciale et culturelle, qui seraient aujourd’hui partagés par des groupes rivaux mais mimétiques. Il se distingue pareillement de toute « forme de propriété culturelle et expérientielle » (p.77), considérant que la souffrance n’est pas un patrimoine exclusif mais le fondement d’une humanité partagée.
Face à cette permanence de la pensée raciale, il existe pourtant un « multiculturalisme ordinaire de la métropole postcoloniale » (p.163), des formes spontanées de convivialité qu’il s’agit de reconnaître. Mais on est aujourd’hui loin de la pensée fondamentalement humaniste de W.E.B. Du Bois, C.R.L James, ou Frantz Fanon, qui depuis leur expérience noire de la domination ouvraient un espace de contestation utile face à une histoire dominée par la lecture blanche du passé. Soucieux d’une histoire ouverte au dépassement des identités de couleur, de race ou d’ethnie, Gilroy joint à la lecture de ces auteurs celles de Sigmund Freud, Hannah Arendt, Jean-Paul Sartre ou Emmanuel Levinas, qui tentèrent de comprendre la pensée raciale du XXe siècle dont la destruction des Juifs d’Europe fut la résultante.
L’analyse de Claude Lévi-Strauss, dans Race et Histoire en 1952, de « la temporalité comme moyen de différentiation » des civilisations, dans lesquels certains groupes humains figurent le passé d’autres, lui fait également apparaître l’antiracisme comme l’unique possibilité d’avoir un avenir commun.
La Grande-Bretagne aurait démontré son incapacité à se défaire d'un passé impérial révolu (ainsi la mention « The Empire strikes back » apposée en 1991 sur le nez d’un avion RAF VC10 Tanker allant en Irak). Pour Gilroy, la cible intérieure de cette impulsion impériale est l’immigrant, avec l’« assimilation du phénomène migratoire à une forme de guerre et d’invasion » (p.121).
Face à une peur jugée « viriliste » du déclin, Gilroy observe une instrumentalisation répétée de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale. Cette « histoire officielle de l’antifascisme » (p.114) fait l’« énigmatique oblitération des conflits postcoloniaux » (p.115). Ainsi, la « mélancolie postimpériale », un « sentiment de haine mêlée de culpabilité dépressive » (p.117), pousse-t-elle au « révisionnisme » historique de la colonisation. Un profond travail de deuil est pourtant nécessaire, car le déni accompagnant la « perte du fantasme de l’omnipotence » empêche tout examen critique d’une homogénéité raciale et culturelle imaginaire.
Les débats actuels sur l’identité montrent une peur de l’autre et un désir de pureté culturelle partagé de part et d’autre de la fracture, par dominés et dominants. Si les habitants des anciennes colonies, auxquels s’ajoutent aujourd’hui les réfugiés et les demandeurs d’asile, se trouvent « piégés dans le rôle vulnérable d’étrangers perpétuels » (p.162), la peur du métissage transparaîtrait également dans les réactions médiatiques face aux terroristes britanniques : les exemples du métis anglo-jamaïcain Richard Reid (le « terroriste à la chaussure ») et de Zacarias Moussaoui, français d’origine marocaine, ont été présentés dans certains médias comme étant la preuve de l’échec du multiculturalisme britannique.
Pour Gilroy, la fin du rastafarisme et du Black Power, notamment, aurait laissé un vide dont se sont emparées d’autres formes de critique de l’impérialisme occidental. De leur côté, « ces régimes en difficulté ont produit l’étranger et l’allogène comme ligne de démarcation populiste permettant ainsi à une spécificité nationale de se définir de façon négative » (p.162). Le populisme et son « fétichisme des emblèmes nationaux » (p.7), drapeau ou équipes de football, et l’extrême-droite dont « les cohortes fantomatiques miment les fascismes du passé » (p.8) en sont les manifestations les plus flagrantes.
Il est pourtant nécessaire de « combattre les fantasmes belliqueux d’un continent se concevant comme un espace culturellement purifié » (p.186) car « quelles que soient les prétentions à l’innocence de ce culturalisme, sa structure mentale le rend indissociable des pulsions xénophobes les plus archaïques » (p.189).
N’oublions pas que le discours des droits humains lui-même se fait passer pour universel quand il est ethnocentrique, du roi de Belgique Léopold II, qui parait son invasion du Congo d’un caractère « charitable, scientifique et philanthropique » (p.83), à la Grande-Bretagne de Joseph Chamberlain, qui déclarait « détruire les pratiques de la barbarie, de l’esclavage » (p.84), ou celle de Tony Blair affirmant, sur une base militaire d’Oman lors de la guerre du Golfe, vouloir « créer un monde meilleur » (p.85).
En digne membre des Cultural Studies, Gilroy souhaite « articuler les espoirs cosmopolites en partant d’en bas plutôt qu’en les imposant d’en haut » (p.92). Il défend une « convivialité vernaculaire » (p.183), née de l’exposition réelle et quotidienne à l’altérité. Les Européens fuyant le nazisme portaient déjà, écrit-il, cette distance avec le nationalisme et « une nouvelle façon d’être chez soi dans le monde » (p.94). En analysant un groupe de rap britannique, The Streets, et le travail du comédien Sacha Baron Cohen dans son personnage bien connu d’Ali G., il montre que la voie est ouverte par la culture populaire.
En comparant les péripéties du personnage d’Ali G., né à la fin des années 90, à l’« anthropologie critique de sa propre société » proposée par Montesquieu dans les Lettres persanes (1758), Gilroy souligne sa capacité à « refléter tous les grands débats politiques et moraux » (p.96) de l’époque, circulant aujourd’hui dans la ville postcoloniale comme autrefois les Persans de Montesquieu dans la métropole. Le personnage d’Ali G. serait ainsi « un commentateur de la Grande-Bretagne multiculturelle émergente » (p.177).
Quant à The Streets, un groupe de hip-hop non commercial du début des années 2000 (le livre de Gilroy est paru en anglais en 2004), il exprime une distance critique avec l’histoire britannique et le colonialisme et s’inscrit dans un processus plus général de contestation qui va du mouvement Rock Against Racism (1976 à 1982), à Billie Bragg et Maggie Holland, ou au duo d’artistes à la fois conservateur et « ironique » Gilbert et George. Ces formes de « dissidence vernaculaire » permettraient de s’opposer à la « morbidité du patrimoine » (p.129).
Plus largement encore, Gilroy appelle de ses vœux une perception de l’universalité de l’humain dans un espace terrestre que l’on sait maintenant fini. Aujourd’hui, « la compréhension du simple fait que les crises environnementales et sanitaires ne s’arrêtent pas aux frontières nationales et […] le sentiment que c’est la survie de notre espèce qui est aujourd’hui elle-même en question » (p.102) devraient amener « une conscience planétaire de la tragédie, de la fragilité et de la brièveté de l’existence humaine » (p.103).
Si la « banalité subversive des cultures de convivialité britanniques […] qui désamorcent la signification de la “race” » (p.198) sont une piste, tout comme les créations culturelles, elles ne constituent pas un antidote suffisant. Il faut plus largement, selon Gilroy, « contribuer à une contre-histoire des relations et des influences culturelles » (p.192), et rappeler que le racisme ne relève pas d’une sensibilité particulière mais d’une construction étatique. L’« acceptation d’un destin créole inévitable » (p.5) de l’Europe est nécessaire, d’ailleurs Europe n’est-il pas le nom d’une princesse phénicienne ?
Gilroy entend « contribuer à la production d’une contre-histoire européenne » (p.5) dans laquelle la culture, plutôt que le fruit d’une nation et d’un territoire, serait le résultat d’échanges et de mouvements. Ainsi la participation des Noirs à la culture européenne, jusqu’ici « refoulée, niée et désavouée » (p.186), serait enfin mise en lumière et mettrait fin.
Gilroy souhaite que son travail universitaire ait une portée politique. Comme son mentor Stuart Hall, c’est un chercheur engagé, désireux de transmettre son savoir aux moins éduqués. Tous deux ont formulé une sévère critique du marxisme, jugé aveugle au racisme, et, au-delà, de la gauche britannique, le parti Labour de Tony Blair s’étant fièrement engagé dans la guerre en Irak.
Pour ces penseurs d’un humanisme débarrassé des hiérarchies raciales, les Cultural Studies permettent, au-delà des rapports de force économiques, de penser l’ensemble des questions de pouvoir, notamment le sexe et la race, et d’envisager les cultures populaires comme un lieu possible de résistance politique. Enfin l’identité serait à appréhender comme une formation évolutive plutôt que figée, comme un processus toujours ouvert. En France, la crise du modèle républicain de l’intégration, couplée à un bouleversement des structures sociales et de l’emploi traditionnelles, aurait abouti à la recherche d’un bouc émissaire : l’immigré. L’une des manifestations du culturalisme serait ainsi la perception de l’islam comme inconciliable avec la culture française et la modernité.
Enfin, par cette publication, l’éditeur B42 permet qu’un auteur majeur des Cultural Studies puisse être lu en français sur un sujet qui concerne, bien que prioritairement la nation britannique, aussi la France.
Ouvrage recensé– Paul Gilroy, Mélancolie post-coloniale, Paris, B42, 2020.
Du même auteur– L'Atlantique noir : Modernité et double conscience, Paris, Éditions Amsterdam, coll. « Histoires Atlantiques », 2010.
Autres pistes– Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, et Sandrine Lemaire (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.– W.E.B. Du Bois, Les Âmes du peuple noir, Paris, La Découverte, 2007.– Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs, Paris, Le Seuil, 1952.– Stuart Hall, Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.Gérard Noiriel, À quoi sert l’« identité nationale », Marseille, Agone, 2007.