Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Paul Jankowski
Le 21 février 1916, les Allemands déchaînent l’enfer : un million d’obus. Les troupes françaises sont submergées sous un déluge de feu. Elles reculeront, mais résisteront. La bataille durera dix mois. La guerre moderne est née, et avec elle les mythes de Verdun : le brave paysan-soldat français faisant face au militarisme industriel, le soldat-ouvrier allemand trahi par le haut-commandement, le pauvre poilu victime des marchands de canons, etc. Après avoir décrit la bataille sous toutes ses coutures, Jankowski s’emploie avec brio à déceler le secret que tous ces mythes ont pour fonction de cacher : à la guerre, l’homme n’est plus rien, le canon est tout.
Paul Jankowski lui-même expose très bien son but : « loin de proposer un énième récit de Verdun, le présent ouvrage a pour ambition d’en revisiter l’histoire, en associant l’historiographie ancienne à la nouvelle […] en somme, l’histoire totale de cette bataille. » Tout y passe : la stratégie allemande, la géopolitique mondiale, les idées de Joffre, la tactique de Mangin, la vie des soldats, l’horreur de la guerre, le mythe de Verdun et ses récupérations politiques.
Mais, bien évidemment, nulle histoire, pour totale qu’elle soit ou prétende être, ne peut être définitive. L’interprétation de Jankowski, elle aussi, prête le flanc à la critique : elle repose avant tout sur une contestation de l’authenticité des mémoires de Falkenhayn, qui aurait inventé de toutes pièces et après-coup l’idée que la bataille de Verdun aurait eu pour but de saigner l’armée française…
Le 21 février 1916, le haut-commandement français et son chef suprême, le général Joffre, sont parfaitement au courant qu’il se trame quelque chose du côté de Verdun. Depuis des mois, les troupes stationnées là-bas alertent les autorités. En cas d’attaque soudaine, la place fortifiée de Verdun, pièce maîtresse du système de fortifications de l’est, pourrait facilement tomber. On a retiré les canons et les hommes : Joffre, dans sa débonnaire sagesse, a compris ou cru comprendre que ce genre de construction n’est plus de grande utilité à l’âge de l’artillerie moderne. Il a donc préféré désarmer les forts pour pouvoir installer ses canons, le moment venu, là où auront lieu les véritables engagements, et notamment sur la Somme, où il prépare une puissante offensive pour juillet.
Des parlementaires s’inquiètent de la situation. On vient voir. C’est la catastrophe. Vote de défiance du parlement envers le gouvernement à l’occasion d’une séance secrète. Le gouvernement reste en place. Joffre a eu chaud. Il va falloir faire quelque chose, et c’est ainsi que, deux semaines seulement avant l’attaque allemande, le haut-commandement consent à réinstaller des canons et à faire venir des troupes.Côté allemand, c’est le branle-bas de combat. Avec autant de discrétion que possible, on achemine des troupes, fraîches, bien entraînées et vaillantes, par exemple celles qui viennent d’écraser les Serbes. Falkenhayn, le généralissime allemand, pense, lui aussi, comme Joffre, qu’il faut en finir avec la guerre de position, et ceci d’autant plus que la montre ne joue pas pour l’Allemagne.
Stratégie : asséner un coup puissant sur la France, que l’on se plaît à croire au bord de l’effondrement. Attaquée à Verdun, elle et l’Angleterre voudront riposter ailleurs, pour désengorger la place forte. Et là, l’Allemagne frappera, sur un adversaire sorti de sa tanière sans préparation suffisante. La France exténuée demandera l’armistice. Et l’ennemi principal, l’Angleterre, sera bien obligé de composer.
Or, l’armée allemande dispose d’un avantage certain : elle a moins d’hommes, mais elle a son artillerie. La France a le canon de 75, très maniable, très utile dans une guerre de mouvement. L’Allemagne a le 380 et le 420. Des monstres, conçus pour détruire les forteresses le plus inexpugnables et qui, en effet, avaient en août 1914 réduit au silence les puissantes places-fores de Namur et de Liège. Ces colosses, on va les utiliser, et en masse. La tactique est simple. Pour réduire les pertes, on assomme l’adversaire, on le réduit, on l’écrase sous un déluge de feu comme jamais il n’y en eut. Les forts seront pulvérisés, les hommes anéantis.
Méthodiquement, on prépare l’attaque. Prévue initialement pour le tout début de février, elle aura lieu le 21 seulement, retard fatidique qui a permis aux Français de renforcer (un peu) leurs défenses. À sept heures du matin commence le Jugement. Car tel est le nom que les Allemands ont donné à l’opération.
À partir de sept heures du matin, ce sont, en tout, mille deux-cents canons allemands qui crachent la mort toutes les quinze secondes et dont on entend le grondement formidable jusque dans les Vosges. D’un côté, 130 000 hommes, dont des territoriaux, une division ; de l’autre, 250 000 hommes, jeunes, quatre divisions, cinq fois plus de canons, 68 avions, 14 dirigeables, 4 zeppelins. La terre tremble, littéralement, constamment, durant des heures et des heures. Les abris souterrains sautent en l’air.
En outre, après un violent combat aérien (l’un des premiers de l’histoire), la maîtrise du ciel est totale. Tout semble se dérouler selon les plans du haut-commandement allemand. Aucun français ne sort. Les derniers ordres reçus sont simples, clairs : on ne bouge pas, on ne tire pas. Il faut économiser les munitions. Depuis, aucune nouvelle : les communications sont rompues.
À 17 heures, le grondement infernal se tait, enfin. Les soldats allemands sortent de leurs tranchées par groupes de cinquante, armés de pinces pour les barbelés et de lance-flammes pour exterminer les survivants. Gaillards, sûrs d’eux, fiers de leur puissante artillerie, ils pensent que ce sera une balade d’agrément. Depuis des semaines, on le leur répète : la technique du Trommelfeuer est imparable, implacable. Ils ont vu sa puissance. Ils sont certains que rien n’aura pu résister. Les Français, que le soldat allemand a appris à mépriser pour leur désordre et leur saleté, sont forcément anéantis. Et, s’ils ne le sont pas, pas de problème. On lance une fusée et l’artillerie pilonne.
Mais la victoire n’était qu’apparente. « Le soir venu, l’artillerie française reprit les bombardements [qu’elle avait abandonnés, par souci d’économie, aux premières minutes du Trommelfeuer]. Des groupes de survivants isolés, dépassés en nombre, établirent des positions défensives […] partout où ils le pouvaient et alors même qu’ils battaient en retraite » (p. 25).
Pendant ce temps, au Grand Quartier Général (GQG) français de Chantilly, on n’est pas inquiet. On est même plutôt content : plus les Allemands s’épuiseront à Verdun, moins ils pourront s’opposer à l’offensive de la Somme. De toute façon, la place n’a aucune importance stratégique : aucune raison de céder à la panique et de contre-attaquer.
D’ailleurs, affirme Jankowski : « on ne saurait expliquer autrement la parcimonie inflexible de Falkenhayn, qui refusa toujours de se séparer de ses réserves sur place, avant et même pendant la bataille » (p. 57). Parcimonie qui sera aussi celle de Joffre. Tenir : voilà tout ce qu’il demandera à Pétain, lequel s’acquittera très habilement de sa mission, augmentant le roulement des soldats, organisant, par la « Voie sacrée » (route de Bar-le-Duc à Verdun), le premier transport automobile de troupes et de munitions à grande échelle, faisant donc de la bataille un mythe : tous les soldats français ou presque devaient passer par cet endroit qui avait tout pour les rebuter : omniprésence de l’artillerie, des shrapnels, des gaz et des lance-flammes, assauts pour quelques centaines de mètres d’un terrain sans importance stratégique, intempéries, froid effroyable, boue, puces, rats, etc., le tout concentré sur une zone escarpée, relativement étroite.
Un enfer à vivre, certes, mais un enfer qui ne s’avéra pas, selon les calculs de Jankowski, si meurtrier que cela : le taux de pertes, à Verdun, n’aurait rien eu de particulièrement important : 16% contre 60% à Waterloo.
Cependant, les adeptes du mythe de Verdun ont une arme de choc : un certain mémoire, dit « de Noël », remis fin 1915 au Kaiser, et sur lequel Jankowski s’attarde longuement. De quoi s’agit-il ? Après la guerre, le général von Falkenhayn éprouva le besoin de se justifier. La bataille de Verdun a duré dix mois. Elle a fait 375 000 victimes côté allemand (autant côté français), et cela pour rien, les Français ayant tenu et n’ayant pas contre-attaqué ailleurs, comme Falkenhayn l’aurait voulu. Il faut trouver une explication. Falkenhayn, alors, inventa la thèse de la saignée. Il se serait agi, affirme le général au soir de sa vie, d’ôter à la France toute envie de combattre en la saignant, littéralement.
Degré zéro de la stratégie, diront ses détracteurs ; ignominie d’uniformes, diront les pacifistes ; barbarie teutonne, diront les Français, à qui cette thèse permet de se présenter en doux agneaux. En tous cas, le sacrifice de la jeunesse allemande n’aurait pas été vain.
Or, et c’est ici le point où l’ouvrage innove et bouscule les certitudes, ce mémoire serait un faux. Jankowski a cherché dans les archives : aucune trace. Il a compulsé tous les témoignages d’époque, mémoires de généraux, membres du quartier général : rien. Aucun témoin ne corrobore la thèse avancée, et pas même le Kaiser, à qui le mémoire était destiné.
Selon Jankowski, que Français et Allemands se soient si longuement entre-tués à Verdun relève d’une sorte de logique absurde, immanente à l’événement. Dès le début, des deux côtés, on assiste à une surenchère sur l’importance de la bataille. On a dit aux Allemands que c’était là le cœur de la France, aux Français que c’était la clé du système défensif. Le rôle de la presse, ici, fut bien entendu énorme.
On affirmait, des deux côtés, que l’adversaire était mu par une sorte de compulsion absurde de prestige. Les Allemands auraient voulu Verdun car elle avait été une ville d’Empire, au Moyen Age, les Français à cause de 1792. Par ailleurs, la bataille aurait représenté la résistance de la rusticité (française) à la technologie (allemande) ; un affrontement entre une civilisation (rurale) et une barbarie (scientifique). En vérité, selon Jankowski, ce ne sont là que des arguments puérils, dont la véritable fonction aurait été de masquer la vérité profonde de Verdun et de remonter le moral de la nation.
En vérité, affirme Jankowski, Verdun marque une nouvelle étape dans l’histoire de la guerre, car il s’agit de la première véritable bataille de matériel. À Verdun, ce ne sont plus les hommes qui s’affrontent, mais bien les machines. Stratégiquement conçue comme un Teilstück, ou pièce de puzzle, dans les grandioses plans des états-majors, elle ne doit sa renommée qu’à ce fait.
Or, ce fait est trop terrifiant pour qu’il ait pu être accepté tel quel par les contemporains. D’où la reconstruction du réel à laquelle on a assisté dans les années de l’après-guerre ou bien même durant la bataille, par des journalistes et des écrivains qui, tel Maurice Barrès, obscurcissaient l’effarante réalité sous un lyrisme de bon aloi, chantant les louanges de l’humanité et de la civilisation française, ou bien de la force du soldat allemand et de son esprit si particulier, l’esprit du front, qui devait jouer un si grand rôle dans l’émergence du nazisme.
En fait, la bataille dura si longtemps, le jeu des canons la rendit si indécidable, que l’on peine à savoir qui en fut le vainqueur, de la France, qui sut résister, ou de l’industrie de guerre. Soixante millions de projectiles, sept cent mille victimes, plusieurs millions de survivants marqués à vie, une terre dévastée, des villages rayés de la carte.
Et tout ceci par mesure d’économie : car c’est pour épargner leur « capital humain », que les généraux développèrent une puissance de feu si colossale. Il fallait anéantir l’adversaire et sa puissance de feu avant de marcher sur lui. Mais jamais l’adversaire n’était vraiment détruit. On avait perdu en temps ce qu’on avait gagné en efficacité.
Magistral, l’ouvrage de Jankowski est aussi tributaire de son temps que ces Barrès et ces Genevoix auxquels il reproche d’avoir fait de Verdun un mythe. L’époque actuelle affiche, indéniablement, un certain scepticisme envers le patriotisme, et l’interprétation que fait Jankowski de la bataille semble bien y participer.
« Un mythe particulier bénéficia d’une longévité à peine concevable, écrit-il : celui du martyr des soldats, présentés comme autant de remparts humains face à un ennemi supérieurement armé » (p. 150). La saignée allemande ? Un mythe. La France victime d’une agression ? Encore un mythe. La France résiste de la seule manière qu’elle peut, c’est-à-dire qu’elle se dote d’une artillerie à la hauteur. En fait, elle se livre comme l’Allemagne, ni plus, ni moins, à une guerre d’usure. C’est du pareil au même. C’est la même horreur, le même non-sens, la même « conception moderne et sinistre de la victoire » où périt définitivement le « romantisme de la guerre ».
Pour Jankowski, tout est mythe, donc. Mais ce n’est là qu’une hypothèse, transformée un peu vite en certitude. Jankowski n’a pas retrouvé le mémoire de Noël ? Mais lui-même dit que les archives où il aurait pu le trouver ont disparu. Le Kaiser contredit les affirmations de Falkenhayn ? Mais lui-même, le Kaiser, avait-il intérêt à valider la thèse de la saignée ? N’avait-il pas intérêt à ne pas passer pour un monstre ?
Et d’ailleurs, Falkenhayn avait-il intérêt à passer pour tel ? Enfin, pourquoi donc les Allemands auraient-ils appelé le Trommelfeuer du 21 février le Jugement, Gericht ? Cela ne renvoie-t-il pas à un autre mythe, apocalyptique celui-là, selon lequel le peuple allemand serait l’instrument de la vengeance divine, retranché de la corruption catholique par la grâce de la Réforme, guéri de l’esprit décadent des Lumières et du rationalisme libéral par sa philosophie et son romantisme, peuple supérieur appelé à dominer l’Europe pour la régénérer ?
Conséquence ultime de la thèse de Jankowski, le patriotisme populaire ne serait qu’un mythe, une construction engendrée par le conflit. Le soldat, pour Jankowski, n’éprouvait de solidarité que pour ses camarades, sa famille, son village, et non point pour l’entité abstraite qu’est la nation. Oui, certes. Mais c’est justement là, selon un Péguy ou un Barrès, que réside le vrai patriotisme.
« Tolstoï, écrit Viktor Nékrassov dans Les tranchées de Stalingrad, parlait de la chaleur cachée du patriotisme. Peut-être est-ce là la définition la plus juste. C’est peut-être là que réside ce miracle attendu par Gueorgui Akimovitch, ce miracle plus puissant que l’organisation allemande et les tanks à croix noire… »
Ouvrage recensé– Verdun, Paris, Gallimard, coll. « Les journées qui ont fait la France », 2013.
Du même auteur– Cette vilaine affaire Stavisky : Histoire d'un scandale politique, Paris, Fayard, 2000.
Autres pistes– Genevois Maurice, Ceux de 14, Sous Verdun, Nuits de guerre, La boue, Les Eparges, Paris, Omnibus, 2009.– Becker Annette et Audoin-Rouzeau Stéphane, 14-18. Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, Coll. « Folio. Histoire », 2003.– Pedroncini Guy, Carlier Claude, La bataille de Verdun, Paris, Economica, 1997.– Viktor Nékrassov, Les tranchées de Stalingrad, La Ville natale, Carnets d’un badaud, Louison, 2019.