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Misère de la pensée économique

de Paul Jorion

récension rédigée parPierre Le BrunAgrégé de Sciences Economiques et Sociales.

Synopsis

Économie et entrepreneuriat

Dans cet ouvrage au contenu hétéroclite, mêlant des considérations générales sur les sociétés humaines, des analyses théoriques et des observations anthropologiques, Paul Jorion dresse une critique radicale de la « science » économique contemporaine. Fondée sur des prémisses fausses, négligeant l’étude des causes sociales des phénomènes économiques, cette « science » ne se serait imposée et maintenue que grâce au soutien des classes dominantes et son véritable objectif serait moins d’améliorer la compréhension de l’économie que de justifier a posteriori l’existence du capitalisme.

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1. Introduction

Misère de la pensée économique constitue un ouvrage dense ponctué de digressions et s’éloignant fréquemment de l’objet principal de la démonstration, à savoir que la « science » économique (les guillemets sont présents tout au long de son livre) n’aurait de science que le nom.

Il s’agit plutôt, pour Jorion, d’une discipline profondément normative, fondée sur des hypothèses anthropologiquement douteuses et éthiquement dangereuses, dont la véritable fonction serait moins d’affiner notre compréhension des faits économiques que de fournir une justification théorique au système capitaliste.

Cette « science » se serait donc construite à l’envers, dans le sens où les postulats sur lesquels elle s’appuie ont été choisis pour des raisons politiques et non heuristiques. S’inspirant de ses propres enquêtes, Jorion montre que les modèles économiques utilisés dans le secteur de la finance américaine n’offrent qu’une représentation très imprécise de la situation économique, imprécision qui aurait constitué la cause véritable de la crise de 2008.

Si de tels modèles sont aussi peu questionnés par leurs usagers, c’est que la « science » économique ne propose aucune alternative en rejetant systématiquement toute explication des faits économiques par des rapports de force entre classes sociales.

2. Des modèles inefficaces à rendre compte de l’économie

L’incapacité de la « science » économique à permettre la compréhension de l’économie se mesure en premier lieu au caractère inadéquat des modèles financiers qu’elle propose.

Ayant travaillé pendant plusieurs années en Californie dans le secteur du crédit à la consommation, Jorion montre que les modèles utilisés par ses employeurs successifs (parmi lesquels la Bank of America) étaient faux et ne permettaient pas de détecter l’insolvabilité croissante des ménages américains. En particulier, le modèle, classique en économie, de Black et Scholes constitue un bon exemple du phénomène : « vicié par une erreur majeure », il n’en devient pas moins « l’un des plus couramment utilisés en finance » (p.83). Si la pertinence de tels modèles a été aussi peu questionnée jusqu’à la crise de 2008, c’est qu’en période de prospérité les pertes qu’ils généraient étaient relativement négligeables.

En revanche, leurs vices ont contribué à décupler les effets de la crise économique. La croyance infondée des acteurs dans ces modèles a conduit les grandes banques à acquérir en masse des titres financiers très risqués dont la toxicité avait été sous-estimée. Pour Jorion, ces modèles constituent une explication beaucoup plus pertinente de la crise économique que la cupidité ou la méchanceté des acteurs financiers.

Il semble surprenant que, les vices de ces modèles étant connus, ceux-ci n’aient jamais été améliorés ou changés. C’est, pour l’auteur, que l’objectif des acteurs financiers n’est pas tant d’assurer la stabilité du système économique dans son ensemble que de défendre leur compétitivité vis-à-vis de leurs concurrents. Il cite ainsi une discussion avec un représentant du cabinet d’audit KPMG, à qui il avait fait remarquer les limites des modèles financiers utilisés par la firme : il lui fut répondu que la fausseté du modèle n’est pas un problème pourvu qu’il s’agisse de la norme sectorielle, c’est-à-dire que les autres cabinets n’utilisent pas de meilleur modèle.

Ainsi, tant qu’un modèle n’est pas à l’origine d’un désavantage compétitif pour l’entreprise qui l’emploie, il est maintenu, quel que soit son niveau d’imprécision, et donc les risques systémiques auxquels il expose l’économie dans son ensemble. La foi dans les bienfaits de la concurrence et dans le libre ajustement des marchés a entretenu, voire encouragé l’ignorance des acteurs quant au fonctionnement concret de leur propre environnement économique.

3. Les failles épistémologiques de la « science » économique

Pour Jorion, la fausseté des modèles financiers tient à leur ambition de modéliser les comportements humains au moyen de formules mathématiques, considérant « que les problèmes dont ils ont à traiter sont d’ordre purement physique et qu’il est par conséquent possible de transposer des méthodes empruntées à la science de la physique à des objets financiers » (p.85).

Cette attitude traduit une conception de l’être humain comme entité physique dont le comportement serait prévisible au même titre qu’une particule. Selon les économistes, les actions humaines seraient le résultat d’une stratégie égoïste de maximisation du bien-être individuel – ce qui rend leurs comportements prévisibles. Cette hypothèse constitue, pour Jorion, une aberration éthique autant qu’une erreur anthropologique. Une aberration éthique car un tel individu agirait de façon totalement amorale, se tenant prêt à trahir ses proches lorsque cela lui serait profitable. Une erreur anthropologique car, de fait, les individus agissent très souvent en fonction de principes moraux non égoïstes (David Graeber, Dette).

En outre, les modèles économiques prennent mal en compte les phénomènes macrosociaux.

Les hypothèses sur lesquelles ils se fondent portent sur les comportements individuels et non collectifs. Il en résulte une tendance fréquente à représenter la société dans son ensemble comme un unique individu agissant de façon rationnelle (modèle dit de l’agent représentatif). Une telle modélisation conduit à négliger les effets émergents des actions individuelles, c’est-à-dire les conséquences fortuites de la combinaison d’un grand nombre de comportements. Par exemple, si tous les agents souhaitent passer leurs vacances au même endroit, son excessive fréquentation risque d’aboutir à une dégradation de celui-ci et donc à un recul de la préférence collective à son égard.

Bien plus, les économistes refusent presque systématiquement d’expliquer les phénomènes économiques par des faits sociaux. Dans le cas de la formation des prix, domaine de spécialité de Jorion, la « science » économique privilégie une explication par l’offre et la demande : le prix d’un bien serait élevé à proportion que la demande est supérieure à l’offre. Pour lui, cette explication ne résiste pas à l’observation du processus concret de fixation des prix. Leur niveau tiendrait bien davantage aux rapports de force entre travailleurs et capitalistes.

4. La « science » économique : une fonction plus politique qu’heuristique

Ce parti pris épistémologique de la « science » économique tiendrait à l’objectif originel de celle-ci. L’économie marginaliste, ancêtre de ce qui se présente aujourd’hui comme la « science » économique, s’est explicitement construite à la fin du XIXe siècle en réaction à l’économie politique, incarnée notamment par Adam Smith, David Ricardo et surtout Karl Marx.

Celle-ci expliquait la répartition des richesses et des droits de propriété par les rapports de force entre classes sociales. Marx, partant de ces prémisses, en tirait une doctrine révolutionnaire. Face à cette menace, les économistes marginalistes ont planté les bases d’une nouvelle discipline, davantage mathématisée et écartant toute explication des comportements individuels par l’appartenance à une classe sociale.

Pour ce faire, l’économie marginaliste s’est construite sur le présupposé fallacieux selon lequel les individus agissent de façon à maximiser en toute chose leur bien-être personnel. Le choix d’une telle hypothèse de départ serait révélateur d’une ambition : légitimer le capitalisme.

Raisonner ainsi permet par exemple de justifier l’existence d’un intérêt versé aux investisseurs : alors que l’économie politique lit ce transfert comme une ponction prélevée par les classes dominantes sur l’activité des travailleurs, la « science » économique le présente comme une rémunération accordée à l’investisseur afin de compenser son renoncement à un autre usage de la somme investie. Ainsi, le postulat de départ de la « science » économique contribue à faire du capitalisme un système naturellement adapté aux comportements humains.

Cette construction à rebours de la « science » économique est cependant acceptée, sinon volontairement occultée, par les économistes. Jorion y voit plusieurs explications. D’abord, la « science » économique défendant les intérêts des classes dominantes, celles-ci ont entrepris d’en conforter la légitimité scientifique au moyen d’institutions prestigieuses. Ainsi, le prix de la Banque de Suède à la mémoire d’Alfred Nobel, improprement appelé « prix Nobel d’économie », instauré en 1968, a renforcé le crédit accordé à des économistes très libéraux tels que Milton Friedman ou Friedrich Hayek.

En outre, la mathématisation progressive de la discipline a permis de la présenter plus facilement comme une véritable science. Enfin, l’effort d’apprentissage de techniques mathématiques exigé des étudiants d’économie ne les incite pas à dénoncer les fondements de modèles si durement acquis.

5. L’économie fonctionne-t-elle grâce à l’égoïsme des individus ?

L’hypothèse de l’égoïsme des comportements individuels est souvent justifiée par référence à l’œuvre d’Adam Smith qui, dans un passage célèbre de la Richesse des nations, fait de l’égoïsme des commerçants le fondement de la prospérité collective. Cette idée est très fréquemment reprise par les théoriciens libéraux pour défendre le laissez-faire dans le domaine économique et fonder leur conception de l’être humain comme animal égoïste et calculateur.

Or, observe Jorion, cette lecture n’est pas fidèle à la pensée de Smith, pour qui l’égoïsme des individus ne conduit à l’enrichissement collectif qu’en tant qu’il est encadré par des sentiments moraux, c’est-à-dire par une propension à la compassion et à l’empathie (ce que Jorion, reprenant Aristote, choisit de nommer la philia).

S’appuyant sur ses enquêtes ethnographiques, Jorion estime que les actions économiques des commerçants visent en priorité à perpétuer la relation marchande, c’est-à-dire à préserver le marché. Les intérêts égoïstes ne constitueraient qu’une motivation secondaire.

Même chez les traders, dont les comportements sont pourtant censés illustrer au mieux le fondement utilitariste des actions économiques, il est fréquent d’observer des décisions allant à l’encontre des intérêts directs de leurs protagonistes. Jorion cite le cas d’un courtier renonçant à une transaction qui lui aurait été très profitable, parce que les pertes qu’elle aurait occasionnées chez ses concurrents auraient menacé la survie même du marché sur lequel il exerçait.

Cette tendance à faire passer la survie de la relation d’échange avant ses intérêts égoïstes a également des implications dans la formation des prix. Chez les pêcheurs sud-africains qu’il a observés, le prix du poisson vendu aux autres membres de la communauté villageoise est périodiquement renégocié pour chaque acheteur en fonction des ressources dont il dispose.

En cela, la formation des prix résulterait non pas d’une simple rencontre entre une offre et une demande, mais plutôt d’une combinaison de rapports de force et de philia – le poids de l’une ou l’autre des composantes variant selon la taille des groupes, leur degré d’industrialisation, etc. Le projet des économistes de rendre compte du fonctionnement des sociétés à partir du postulat d’égoïsme des individus apparaît donc, sur ce point encore, scientifiquement très réducteur.

6. L’urgence d’une refondation de l’économie

Pour Jorion, le capitalisme est fondamentalement incompatible avec la survie à moyen terme de l’espèce humaine. La crise écologique, qui constitue la plus grande menace jamais affrontée par l’homme au cours de son histoire, est essentiellement le résultat d’une surproduction et d’une surconsommation massives de biens industriels.

Ce phénomène proviendrait du monopole des moyens de production par les classes dominantes. Celles-ci, cherchant à accroître au maximum les profits tirés de leurs investissements, auraient tendance à produire davantage de biens que nécessaire à la satisfaction des besoins humains. L’obsolescence programmée fournit une bonne illustration de ce mécanisme.

Si le capitalisme est à ce point délétère, il est urgent d’en saper les soubassements théoriques, donc de réfuter les fondements de la « science » économique. En particulier, note Jorion, les économistes traitent la propriété privée des moyens de production comme une donnée naturelle avec laquelle composer et non comme le résultat possiblement critiquable d’une lutte entre classes sociales. Ainsi, la « science » économique ne fournit aucun instrument permettant de remettre en cause le capitalisme, l’existence de celui-ci étant postulée dans les bases mêmes des théories économiques.

La remise en cause de la pensée économique dominante et la refonte du système en place sont donc inséparables. Il importe, pour Jorion, de renoncer à l’ambition de rendre compte des comportements humains à l’aide de modèles mathématiques, car la façon dont les êtres humains agissent et pensent change au cours du temps et ne peut donc être représentée à l’aide d’une formule figée, même pour des périodes très courtes. Il conviendrait en outre d’étendre la recherche des causes des faits économiques à l’ensemble des faits sociaux, sans exclure a priori les rapports de force entre classes sociales. Une fois ces éléments intégrés au raisonnement, il apparaît plus clairement que le dérèglement climatique est largement causé par l’inconséquence de la classe dominante.

La puissance de celle-ci, donc sa capacité de nuisance, découlerait de la forme des droits de propriété. Il serait donc nécessaire de procéder à une redistribution du patrimoine et d’empêcher la reconstitution de trop grandes fortunes, à travers notamment l’interdiction de la spéculation, l’encadrement du crédit et l’élimination des paradis fiscaux.

7. Conclusion

La production du savoir économique est un champ de lutte. Le capitalisme, qui « a pour implication logique la destruction de la planète » (p.273), doit largement sa survie à sa légitimation constante par la « science » économique. L’adéquation entre celle-ci et le système en place, loin d’être fortuite, serait en réalité la raison d’être historique de la « science » économique. Sa construction a eu pour fonction principale de proposer une représentation des sociétés alternative à celle, beaucoup plus critique, esquissée par Ricardo et Marx.

Remplissant une fonction politique plutôt qu’heuristique, la « science » économique serait fondée sur des postulats anthropologiques très contestables. Plutôt que d’y renoncer, les économistes plaident au contraire pour une transformation des sociétés qui rapprocherait les comportements humains de ceux que postulent leurs modèles. C’est une telle discipline, construite à rebours dans l’intérêt des classes dominantes, que Jorion propose de dépasser.

8. Zone critique

Le travail de Jorion s’inscrit dans le domaine des critiques épistémologiques de la science économique. Là où d’autres auteurs ont davantage analysé la dimension performative du savoir économique ou la façon dont les économistes rejettent les résultats des autres sciences sociales, Jorion insiste sur le caractère fallacieux des fondements mêmes de la discipline. Il s’oppose ainsi terme à terme à la posture de Pierre Cahuc et André Zylberberg, pour qui l’économie constitue précisément une science expérimentale dénuée de toute considération idéologique.

Certains aspects de l’ouvrage sont cependant critiquables. Outre de nombreuses considérations amenées sans justification sur l’être humain, le raisonnement souffre d’un usage parfois peu rigoureux de certains concepts théoriques des sciences sociales, tels que l’individualisme méthodologique. Jorion semble en effet l’assimiler à une théorie du choix rationnel, dont les postulats sont beaucoup plus restrictifs.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Misère de la pensée économique, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2015.

Du même auteurLa Crise : des subprimes au séisme financier planétaire, Paris, Fayard, 2008 – Le Prix, Broissieux, Éditions du Croquant, 2010.– À quoi bon penser à l'heure du grand collapse ?, Paris, Fayard, collection « Documents », 2017.– La Chute de la météorite Trump. Un objet populiste mal identifié, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, 2019.

Autres pistes– Raymond Boudon, « Théorie du choix rationnel ou individualisme méthodologique », Revue du MAUSS, 2004.– Michel Callon, The laws of the market, Londres, Blackwell, 1998.– Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le Négationnisme économique, et comment s’en débarrasser, Paris, Flammarion, 2016.– Marion Fourcade, Étienne Ollion et Yann Algan, “The Superiority of Economists”, Journal of Economic Perspectives, 2015.– David Graeber, Dette. 5 000 ans d’histoire [2011], Arles, Actes Sud, 2016.– Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, 1759.– Joseph Stiglitz, Le Triomphe de la cupidité [2010], Paris, Les liens qui libèrent, 2010.

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