Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Paul Veyne
En reprenant à son compte les vers fameux du poète romain Juvénal sur le « pain et le Cirque », Paul Veyne expose l’objectif de son ouvrage : analyser la place centrale que jouaient dans la vie des sociétés antiques les dons que certains de ses membres faisaient à l’ensemble de la communauté, et comprendre ce qui poussait ces hommes à dépenser ainsi des sommes considérables. Œuvre colossale, Le Pain et le Cirque apporte, en quelques huit cents pages, des réponses ; mieux, elle propose une méthode.
Au début des années cinquante, l’histoire ancienne est une discipline qui s’assigne l’accumulation de connaissances détaillées comme but, et l’empirisme comme méthode. Mais au cours des vingt années suivantes se développent de nouvelles façons de penser l’histoire : sous la direction de Fernand Braudel, l’école des Annales fait gagner du terrain à l’histoire sociale et économique ; avec Jean-Pierre Vernant, certains historiens poussent l’histoire antique au dialogue avec les autres sciences humaines. En marge, Paul Veyne s’oppose à toutes ces écoles. Alors que l’histoire traditionnelle affirmait l’unité de la civilisation classique grecque et romaine, fondement de la culture occidentale, il préfère évoquer un monde « aboli et exotique , » loin de l’idéal humaniste ; lorsque la « nouvelle histoire » prétend emprunter aux sciences humaines ses modèles et ses lois, il nie aux historiens toute capacité à expliquer des évolutions objectives et dénonce les « programmes de vérité ».
Le Pain et le Cirque révèle la manière, propre à Paul Veyne, de s’émanciper de ce qu’il considère comme des illusions rationalistes. Le choix d’un tel titre en offre une première illustration. En effet, lorsque Juvénal évoque « le pain et le Cirque » (panem et Circenses), il pense « dépolitisation » : la classe gouvernante romaine aurait offert au peuple des distractions afin de le détourner de la politique. C’est là une explication que Paul Veyne récuse. Cette déconstruction systématique touche les objets et la nature même de l’écriture historique. À rebours de ceux qui voudraient que la discipline historique s’apparente aux sciences de la nature, l’histoire est pour lui un récit, certes véridique, mais qui fait nécessairement place à l’arbitraire de l’historien qui ne dégage que des « coupes » du vécu des hommes du passé. De même, le temps n’a qu’une portée explicative mineure : l’histoire qu’il conçoit est débarrassée de l’idée d’un progrès linéaire qui lui donnerait un sens ; il va plus loin en posant que les faits humains se déploient dans des temps pluriels et différents que ne peut pas recouvrir une périodisation unique.
Quels buts poursuivaient les riches mécènes des communautés antiques ? Dès lors que l’on abandonne l’opinion communément admise, tout un ensemble de questions se dévoile. Comment les différentes dimensions, économique, sociale, politique, de l’évergétisme s’articulaient-elles les unes avec les autres ? Comment distinguer, dans l’ensemble des dépenses, ce qui se rapporte à l’évergétisme de ce qui n’en relève pas ? L’ouvrage de Paul Veyne n’évite aucune de ces questions ; face à chacune d’elles, il n’exclut aucune réponse, mais en évalue la pertinence, compare et sélectionne pour parvenir à une conclusion qui, à son tour, soulève un faisceau de possibilités.
Comme le rappelle d’emblée Paul Veyne, le terme évergétisme est un néologisme forgé tardivement, au début du XXe siècle, à partir des libellés des décrets de l’époque hellénistique qui honoraient ceux qui « faisaient du bien (euergetein) à la cité ». Sous ce vocable, P. Veyne range tous les bienfaits que les individus les plus riches des cités grecques et de l’Empire romain apportaient à leur collectivité, qu’il s’agisse de spectacles, à l’image de ceux du Cirque, de plaisirs publics comme les banquets, ou encore de la construction d’édifices publiques. L’évergétisme est donc la conduite qui consiste pour un homme, l'évergète, à offrir des bienfaits à caractère public, les évergésies.
Cette conduite est initialement libre, l’évergète se conduisant comme tel en-dehors de toute contrainte ; il y a là une « générosité spontanée » qui n’exclut pas, dans certaines circonstances, une pression sociale, voire une obligation codifiée qui mène à un évergétisme obligatoire. Cette dualité entre libéralité et contrainte que connaît l’évergétisme est un premier trait caractéristique. Un second tient à l’aspect collectif des biens offerts : l’évergétisme s’adresse à la cité entière, au moins à l’ensemble de ses citoyens ; ce n’est jamais un geste de philanthropie destiné seulement à un groupe de démunis. Par ailleurs, le caractère collectif des bienfaits offerts par l’évergète suppose que la consommation que chaque individu fait de ces biens ne diminue pas celle des autres : « Si le banquet public est ce qu’il doit être, il y a à manger pour tous ».
Une telle définition est en fait le résultat d’un long cheminement : pour dire ce qu’est l’évergétisme, Paul Veyne s’attache à distinguer ce qu’il n’est pas. Cette façon de progresser, en écartant successivement les définitions jugées inopérantes, prête à l’ouvrage son aspect buissonnant et volontiers digressif. Contredisant Juvénal, l’auteur démontre que l’évergétisme ne cherchait pas à dépolitiser le peuple. Selon lui, rapporter ainsi l’évergétisme à une forme de dépolitisation suppose de croire que tout individu tend naturellement à vouloir participer politiquement ; à l’inverse, il considère que l’attitude des gouvernants de Rome consistait plutôt à abandonner le peuple à son apolitisme naturel. En lui offrant en plus le Cirque, c’est-à-dire des distractions auxquelles la plèbe estimait avoir légitimement droit, les dirigeants romains évitaient de surcroît que celle-ci ne se « politise » contre eux. Les bienfaits qu’offre l’évergète ne s’apparentent pas non plus à une forme de redistribution, car celle-ci suppose à la fois des transferts obligatoires de revenus et un idéal de justice, deux éléments qu’ignorait l’évergétisme.
Enfin, l’évergétisme se distingue très nettement de la charité ou de l’aumône. Selon P. Veyne, si les évergètes donnent, c’est par intérêt pour les choses de ce monde, alors que les legs à l’Église et les œuvres charitables sont destinés à racheter les péchés du donateur.
L’enquête que mène Paul Veyne l’amène à s’intéresser en premier lieu à l’évergétisme que connaissent les cités grecques du milieu du IVe siècle avant notre ère jusqu’au début du Ve siècle après, c’est-à-dire durant l’époque hellénistique puis aux temps où le monde grec est soumis à l’hégémonie romaine. Pour Paul Veyne, le développement de l’évergétisme accompagne la mise en place, dans la plupart des cités grecques, d’une forme politique nouvelle, le « régime des notables ».
Celui-ci est le résultat des inégalités sociales qui finissent par écarter de l’exercice politique la plupart des membres de la cité pour le réserver aux seuls individus riches, qui considèrent alors comme naturel d’exercer eux-mêmes le pouvoir. Si le phénomène se développe d’abord dans les cités grecques du monde hellénistique, il en vient à concerner toutes les cités de l’Empire, qu’il s’agisse des villes municipales de l’Occident latin ou des vieilles cités des provinces grecques.
Selon Paul Veyne, l’évergétisme traduit une forme de psychologie de classe de la part de ces notables : se conduire en évergètes leur permet de manifester leur supériorité, c’est-à-dire la « distance sociale » qui les sépare du reste de la cité et qui leur réserve les fonctions politiques. En retour de ces bienfaits, les notables reçoivent des honneurs publics (éloges, couronnes, statues) qui récompensent leurs mérites, mais surtout qui sanctionnent leur appartenance à l’ordre des notables. L’auteur suggère qu’il existait donc une sorte de contrat implicite entre les notables et le reste du peuple : le monopole du pouvoir que l’on reconnaissait aux riches signifiait également que ceux-ci avaient à ce titre le devoir de multiplier les générosités à l’égard de la cité. Fonctions politiques, évergésies et honneurs publics aux évergètes constituaient alors les trois rouages du système que formait le régime des notables.
Après celles des cités, Paul Veyne étudie les pratiques évergétiques des membres du Sénat romain, le conseil de gouvernement de Rome qui contrôlait les magistrats annuels. Pour l’auteur, l’évergétisme de l’oligarchie romaine partage peu de points communs avec celui des notables des cités. À l’inverse du notable, le sénateur ne se définit pas uniquement par son appartenance sociale, mais également par sa fonction. À ce titre, l’évergétisme de l’oligarchie romaine ne cherche pas à exprimer une supériorité fondée sur la richesse ; ou plutôt, si un sénateur romain veut déployer cette richesse, il le fera à titre privé et à l’égard d’individus avec lesquels il cultive des relations personnelles, peut-être pour des considérations électorales. Mais en tant que sénateur, son évergétisme servira des intérêts de haute politique : il offrira des spectacles au peuple pour acquérir du prestige, pour se faire aimer et ainsi faciliter l’exercice de son autorité.
À l’occasion des triomphes, les évergésies des généraux vainqueurs, banquets et édifices publics, visaient à l’autoglorification et à l’expression de mérites personnels en matière de politique. En somme, l’évergétisme de l’oligarchie romaine empruntait des « voies étatiques » et soutenait des « raisons d’État ».
Les choses sont encore différentes pour l’empereur lui-même. Selon Paul Veyne, l’évergétisme impérial est d’abord « bonté », c’est-à-dire que chacun des actes de l’empereur et des tâches publiques remplies par l’État est présenté comme une évergésie personnelle de l’empereur. À ce titre, sa fortune privée, colossale, est un véritable « instrument de règne » et fait de lui le mécène de l’État : c’est ainsi que la coutume du « cadeau d’argent » (donativum), que l’empereur distribue aux armées à son avènement symbolise leur relation privilégiée, presque familiale, et affirme la mainmise de l’empereur en tant que chef suprême des armées. Cette bonté impériale s’exprime également par d’autres types d’évergésies : des remises d’impôts, des constructions d’édifices publics, le secours aux sinistrés lors de catastrophes, des distributions d’aides, d’argent et de terres à des particuliers.
Comme l’écrit l’auteur, « à vrai dire, rien de bon ne doit être fait par personne dans l’Empire sans que l’empereur n’en soit le vrai évergète ». Mais d’autre part, l’évergétisme impérial est également « majesté », car pour P. Veyne toute supériorité tend à s’exprimer. L’apparat entoure alors la personne physique du roi, dans sa capitale. Car, dans sa relation à l’empereur, la ville de Rome tient lieu de cour : c’est donc elle et son peuple qui reçoivent du prince « le pain et le Cirque » qui transforment la capitale en ville-vitrine et sa plèbe en cliente de l’empereur.
Paul Veyne débute son ouvrage par une affirmation provocatrice : l’histoire n’a pas de méthode propre. Les faits historiques supposent donc, pour être expliqués, le recours à d’autres disciplines : sociologie, anthropologie, économie, etc. Ce jugement éclaire bien le sens que Paul Veyne prête, dans le sous-titre de son ouvrage, à l’expression « sociologie historique ». Car selon lui, les deux disciplines expliquent les événements de la même manière : seulement, la sociologie a pour objet les concepts et les principes qui servent à l’explication d’un événement tandis que l’histoire a pour objet l’événement lui-même. Bien qu’elle soit originale, la pensée de Paul Veyne ne s’est pas développée isolément. À certains égards, il adopte la démarche d’Henri-Irénée Marrou, et il affirme beaucoup devoir à Raymond Aron ; du reste, ses idées sur la pratique historique, qui se déploient de façon exemplaire dans son Inventaire des différences (1976), sont en partie issues des discussions avec ses amis Michel Foucault et Pierre Vidal-Naquet.
Paul Veyne ne s’intéresse pas à la vision que les sociétés antiques avaient elles-mêmes de l’évergétisme. Pour lui, bien qu’aucun terme antique ne corresponde tout à fait au néologisme « évergétisme », le concept, n’en existe pas moins. À la manière de Max Weber, auquel il se réfère constamment, il cherche alors à comprendre comment un fait humain conceptualisé s’incarne ponctuellement. Aussi, l’histoire qu’il pratique cherche ce qu’il nomme des « invariants ». Ceux-ci sont des traits humains « transhistoriques », éternels : ce qui donne à tel ou tel phénomène historique son originalité, sa spécificité, c’est une combinaison particulière de certains « invariants » — ceux-ci ne se donnant à voir que sous une forme propre au contexte historique considéré.
Ainsi, l’évergétisme, phénomène presque unique dans l’histoire, est l’agrégat de trois invariants : la tendance qu’ont les hommes de vouloir réaliser toutes leurs possibilités, ce qu’exprime le mécénat (l’évergétisme libre) ; « les rapports compliqués que les hommes ont avec le métier politique », que manifestent les dons auxquels les hommes politiques consentent au titre de l’exercice d’une charge (l’évergétisme ob honorem) ; la préoccupation de l’homme face à l’au-delà, la volonté d’éternité, que révèlent les legs et les fondations funéraires. En présentant d’une telle façon les choses, Paul Veyne donne à la fois une définition de l’évergétisme et une illustration de sa méthode historique, pour offrir à un trait fondamental de la culture gréco-latine une analyse conceptuelle nouvelle et rigoureuse.
L’évergétisme est un acte éminemment politique, et ce à trois niveaux : l’argent, le pouvoir et le prestige. L’argent offre à l’évergète les moyens de sa supériorité politique et sociale. Le pouvoir exige de donner le « pain et le Cirque », assurant à l’évergète la discipline du peuple dans l’intérêt de son autorité. Enfin, le prestige dont bénéficie l’évergète pour ses bienfaits manifeste sa supériorité, parce qu’une supériorité qui ne s’exprime pas ferait douter de son existence.Le Pain et le Cirque est assurément un ouvrage décisif. Il est l’illustration d’une pensée qui se méfie de tout, des réponses convenues et des solutions faciles. Que l’ouvrage n’ait pas vraiment trouvé de continuateur importe peu : Le Pain et le Cirque montre surtout qu’une autre méthode pour écrire l’histoire est possible.
Parce qu’il donne, pour ainsi dire, un coup de pied dans la fourmilière de l’histoire romaine, Le Pain et le Cirque a provoqué de vives réactions. Il est vrai que l’écriture de Paul Veyne est volontiers polémique, voire provocatrice, et parfois contradictoire ; la construction compliquée du propos, sa prolixité, peuvent agacer. Malgré l’érudition dont fait preuve l’ouvrage, certains lui ont reproché de ne pas tenir compte de tous les documents disponibles, de ne traiter que de quelques exemples d’évergètes et d’évergésies ; on a également noté que le tableau de Paul Veyne rabotait les différences régionales, les variations chronologiques.
Plus sévères, d’autres ont jugé qu’il ne cherchait au fond que l’originalité, et que la méthode du Pain et le Cirque était surtout une technique d’écriture. À cela, les défenseurs de Paul Veyne opposent que chercher l’étonnement du lecteur est naturel lorsque l’on fait de l’étonnement le moteur de la recherche historique.
Ouvrages de Paul Veyne :
- Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 1971.
- Inventaire des différences, Paris, Seuil, 1976.
- L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil, coll. « Des travaux », 2005.
Autre étude sur l’évergétisme :
- Philippe Gauthier, Les cités grecques et leurs bienfaiteurs, Paris, École française d’Athènes, coll. « Supplément du Bulletin de correspondance hellénique », 1985.