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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pekka Hämäläinen
Ayant connu un immense succès, L’Empire comanche s’est imposé comme la nouvelle référence d’une histoire de l’Amérique du Nord soucieuse de souligner plus justement le rôle souvent décisif qu’y jouèrent les Amérindiens. En qualifiant d’empire le pouvoir que les Comanches exercèrent sur une partie du sud des États-Unis actuels, l’ouvrage défend une thèse forte qui invite à relire l’histoire d’une région qui n’était apparue aux études précédentes que comme une zone de confrontation entre impérialismes européen (espagnol, français et anglais) puis mexicain et états-unien.
L’essor des Comanches puis l’établissement de leur domination sur une vaste région du sud de l’Amérique du Nord constitue, comme Hämäläinen le rappelle, un objet historique jusqu’alors rarement envisagé pour lui-même. En effet, l’ascension politique et commerciale des Comanches n’est généralement identifiée dans la littérature historique consacrée à l’Amérique du Nord qu’à un phénomène périphérique, contraint de s’adapter au cadre chronologique constitué par les grandes étapes des impérialismes européens, des indépendances et des guerres euro-américaines. C’est également dans les limites des frontières étatiques et de leur évolution qu’on l’envisage habituellement.
Désireux de placer les Comanches au cœur de son propos, Hämäläinen s’émancipe de cette lecture. La périodisation qu’il adopte, courant du début du XVIIe siècle aux années 1870, est inhabituelle, mais permet de suivre plus justement les évolutions du pouvoir comanche. Et, de même, le Sud-Ouest qui constitue l’espace de son étude ne surévalue pas le poids de frontières qui, mises en place par les Euro-Américains, n’eurent pas de véritables sens pour les Comanches. Ce faisant, Hämäläinen oblige à réexaminer la place d’une région longtemps perçue comme en périphéries de différentes entités territoriales (Nouvelle-Espagne et Nouvelle-France, puis Mexique et États-Unis) : considéré depuis l’histoire comanche, le Sud-Ouest se présente plutôt comme un centre à même d’imposer ses logiques à ses périphéries (Nouveau-Mexique et Texas espagnols, puis mexicains, puis états-uniens).
Pour bien comprendre l’enjeu d’un tel décentrement du regard, il faut garder à l’esprit que la totalité des sources écrites de l’histoire des Comanches sur cette période sont d’origine euro-américaine. En reprenant cette masse considérable d’archives, de rapports, de lettres et de récits d’origine espagnole, française, anglaise, mexicaine et américaine, Hämäläinen s’attache à en offrir une lecture dépouillée des biais, des confusions et des incompréhensions afin de restituer à l’histoire des Comanches ses logiques et ses dynamiques propres. Pour ce faire, il fait feu de tout bois et complète ces témoignages par les apports de l’ethnologie, mais également de l’archéologie (notamment pour suivre les débuts des Comanches, leurs migrations et leurs techniques) et de l’histoire environnementale.
Attentif à l’influence réciproque qu’exercent sociétés et milieux, il prête une grande importance à différents phénomènes : contraintes des saisons et des sécheresses, concurrence pour les pâturages entre élevage de chevaux et chasse au bison, déplacement des épidémies.
C’est en 1706 que les sources espagnoles signalent pour la première fois l’arrivée des Comanches dans les grandes prairies continentales du sud de l’Amérique du Nord, au côté d’un autre peuple amérindien, les Utes. La région connaît alors d’autres projets concurrents d’installation. Tandis que l’Espagne et la France (respectivement depuis le Nouveau-Mexique et depuis l’Est) envisagent d’étendre leurs possessions, les Apaches confortent alors leur domination sur la région.
Aidés par leurs alliés utes, les Comanches adoptent l’usage du cheval, introduit par les Espagnols ; en commerçant avec le Nouveau-Mexique, ils s’initient aux technologies européennes, fusils et outils de métal. Le principal combat qu’ils mènent alors les oppose aux Apaches : au cours de ce que Hämäläinen qualifie de « guerre totale » (p. 70), ceux-ci sont écrasés et contraints de fuir la région.
Les colonies espagnoles subissent durant tout le XVIIe siècle un jeu alterné de déprédations et d’échanges commerciaux, de luttes et de paix achetées par des cadeaux coûteux que les finances fragiles de la Nouvelle-Espagne supportent mal, mais dont l’interruption signifie toujours la reprise de la guerre. Une politique conciliante menée par quelques habiles administrateurs espagnols et une série de réformes dans les années 1780 permettent un temps aux colonies espagnoles de se stabiliser et même de prospérer à l’occasion d’une paix avec les Comanches.
La guerre reprend dès les années 1790 inaugurant une nouvelle phase de l’expansion comanche qui, à la fin de la décennie 1840, connaît son apogée. En effet, sans cesser d’exercer sur le Nouveau-Mexique et le Texas une pression politique et économique, les Comanches constituent autour d’eux un vaste réseau diplomatique avec d’autres peuples amérindiens, la confédération wichita, les Osages, les Cheyennes.
Cependant, à l’issue de la guerre entre les États-Unis et le Mexique (1846-1848), les Comanches connaissent leurs premiers revers : face à l’arrivée de nombreux colons américains et européens, ils sont défaits par les Rangers texans qui mènent victorieusement plusieurs expéditions sur leur territoire. Un premier recul néanmoins atténué par la guerre de Sécession (1861-1865), dont les conséquences, en laissant le Texas désarmé, sont favorables aux Comanches qui entreprennent alors de piller les millions de têtes de bétail laissés à l’abandon.
Toutefois, dans le dernier quart du XIXe siècle, alors que les troupeaux de bisons et les pâturages montrent des signes de surexploitation, la pression politique et militaire exercée par les États-Unis sous la forme de représailles systématiques aux pillages finit de mettre fin au pouvoir qu’exerçaient les Comanches sur la région depuis un siècle et demi.
En reprenant un terme issu des sources espagnoles, Hämälainen qualifie de Comanchería le territoire dominé par les Comanches et entreprend de montrer en quoi celui-ci s’apparente bien à un empire. D’emblée, les dimensions de l’espace dominé, dotées d’une envergure continentale, justifient ce choix.
Autre critère constitutif, le rayonnement de la Comanchería et l’intégration en son sein de populations diverse furent tels que les Comanches firent de cet ensemble territorial « un véritable creuset ethnique offrant des espaces de vie à un ensemble bigarré de peuples plus ou moins assimilés [...] tout en exerçant une influence culturelle à l’extérieur de leur propre territoire. Des peuples distants parlaient leur langue et adoptaient leurs innovations économiques, et leur mode de vie et leurs règles concernant la guerre, la paix, la violence, le commerce » (p. 572).
Car pour l’auteur, ce sont surtout les relations que les Comanches entretinrent avec des alliés et voisins plus ou moins soumis qui constituaient l’élément décisif permettant d’identifier dans leur domination une entreprise impérialiste. Selon lui, entre 1750 et 1850, une relation centre-périphérie s’installa entre la Comanchería et les communautés voisines, la première s’affirmant comme le cœur d’un vaste réseau politique, commercial et culturel constitué autour de ses intérêts. Le Nouveau-Mexique et le Texas apparaissent en effet vite comme des territoires tributaires, contraints d’acheter par des cadeaux « offerts » annuellement de fragiles paix avec les Comanches. Du reste, ces provinces sont l’objet d’un pillage systématique tourné vers le vol de chevaux et l’enlèvement, à la fois d’Amérindiens et de colons espagnols que les Comanches rançonnent ou asservissent, sans hésiter à commercer dans une province les fruits du pillage de l’autre.
Pourtant à l’origine de la ruine de ces régions, les Comanches n’en finissent pas moins par leur devenir indispensables, en tant qu’uniques partenaires commerciaux capables de fournir plusieurs produits indispensables dans une situation de crise qu’ils ont eux-mêmes créée. Dès lors, le Nouveau-Mexique et le Texas n’hésitent plus à ignorer ou refuser les ordres du pouvoir espagnol ou mexicain qui pourraient compromettre leurs liens précaires avec la Comanchería, et quittent de fait l’orbite euro-américaine pour rejoindre celle du pouvoir comanche.
D’autre part, au nord et à l’est, l’alliance des Comanches avec différents pouvoirs amérindiens comme les Taovayas leur permet d’échanger des chevaux et des peaux, à la fois contre des produits agricoles indiens (maïs et courges), mais également contre des produits manufacturés européens (surtout, des fusils), ces réseaux commerciaux engageant jusqu’aux marchands français de la basse vallée du Mississippi.
Pour Hämäläinen, la réussite et l’essor rapide des Comanches (entre 30 000 et 40 000 individus à la fin du XVIIIe siècle) est la conséquence d’une formidable adaptation au contexte écologique des Grandes Plaines. Cette adaptation, c’est l’adoption du cheval, dont l’élevage et l’usage fondent rapidement le socle de la société comanche (qui en posséda jusqu’à 120 000) ; l’autre, c’est la mono-spécialisation dans la chasse au bison, à l’origine de l’ensemble des activités productives.
L’organisation de cette efficace « économie duelle » (p. 413) nécessitait pourtant la mise en place d’un équilibre fragile. En effet, l’élevage reposait sur des déplacements fréquents et ininterrompus à la recherche de nouveaux pâturages ; à l’inverse, la chasse au bison exigeait des migrations rapides auxquelles succédaient des périodes d’immobilité. Et chevaux et bisons entraient en concurrence pour l’alimentation et les espaces de vie. Ces difficultés furent surmontées par la mise en place d’une « innovation écologique » (p. 472) : un mode de vie alternant nomadisme et installations semi-permanentes.
À trois reprises dans l’année, des campements regroupant plusieurs groupes étaient installés : en hiver (novembre-avril), dans les vallées fluviales boisées moins exposées au froid et fournissant l’écorce nécessaire pour nourrir les chevaux lorsque l’herbe manquait ; à la fin de l’été et en automne, dans les plaines, respectivement pour accueillir des foires commerciales et pour de grandes chasses au bison. Entre ces étapes, le nomadisme reprenait, et avec lui, la recherche de pâturage, les raids, le commerce. Ce mode de vie innovant bénéficiait en outre du climat plutôt favorable (hivers doux, herbages abondants) de la région du sud de la vallée de l’Arkansas.
Ces profondes mutations du mode de vie s’accentuèrent par ailleurs d’évolutions entraînées par la mise en place de l’Empire comanche et de la prospérité qui l’accompagna. Car les besoins productifs nouveaux induits par un commerce à vaste échelle exigeaient une main-d’œuvre abondante. Outre le recours à un esclavage de plus en plus massif, les hommes commencèrent à marier leurs filles dans le cadre d’importants foyers polygyniques (type de mariage polygame où l’homme a plusieurs épouses) pour en faire une quasi-main d’œuvre, entraînant une dégradation générale du statut des femmes.
En conséquence, la rivalité masculine autour des femmes et des chevaux (nécessaires comme dot) s’intensifia, alimentée par l’exacerbation des inégalités et l’accentuation des clivages sociaux.
Ainsi, loin d’être figée, la société comanche ne cessa de connaître mutations et réinventions à mesure que son adaptation réussie aux Grandes Plaines lui permettait d’exercer sa domination sur la région.
Pour comprendre le succès de L’Empire comanche, il faut signaler que le livre de Hämäläinen s’inscrit dans une perspective de recherche déjà largement installée en Amérique du Nord, dont il prolonge certaines ambitions de façon spectaculaire. Cette historiographique est qualifiée outre-Atlantique de « révisioniste », c’est-à-dire une démarche désireuse de contester une lecture jusqu’alors jugée comme dominante et en partie erronée. On a parlé de « tournant indigène » pour désigner cette nouvelle façon de voir l’histoire de l’Amérique du Nord en prêtant aux Amérindiens un rôle historique propre, en restituant leur capacité d’initiative et les logiques propres qui motivaient leur action.
Cet ouvrage y contribue par bien des aspects. En contrepoint d’une histoire dite atlantique, Hämäläinen écrit l’histoire de l’Amérique du Nord dans un perspective continentale, depuis l’intérieur des terres, dans des zones où l’action autonome des Amérindiens apparaît de manière plus évidente, en partie parce que les liens avec les Euro-Américains furent plus longtemps limités. Le caractère proprement indigène de cette histoire est d’autant plus souligné chez Hämäläinen qu’il considère que l’Empire comanche s’effondra en grande partie de lui-même, moins en raison de l’expansion des États-Unis que d’une surexploitation de ses ressources fondamentales, les bisons et les pâturages.
C’est également par l’histoire amérindienne que Hämäläinen entend contribuer à l’histoire des impérialismes européens de manière plus générale. Ainsi, contrairement à l’image d’un Empire espagnol paralysé par une bureaucratie sclérosée, il montre que l’avancée vers le nord des Espagnols se heurta en fait à une puissance comanche dominante, et le constat vaut également pour l’expansion française depuis la vallée du Mississippi. Le Sud-Ouest n’était pas une zone vide que la France et l’Espagne échouèrent à coloniser faute de moyens ou d’imagination : c’était le domaine d’un peuple amérindien, les Comanches, qui surent s’imposer face à leurs voisins.
Enfin, Hämäläinen propose une relecture de la conquête états-unienne du Sud-Ouest. Loin d’une Destinée manifeste, d’une lecture providentielle et déterministe de l’expansion vers l’Ouest, la guerre contre le Mexique entre 1846 et 1848, l’annexion du Texas et du Nouveau-Mexique ont en fait vu les États-Unis s’engouffrer dans un espace dont toute forme de résistance avait été au préalable anéantie par les raids et les campagnes comanches dans les colonies espagnoles, puis les provinces mexicaines (au sud, les plus lointaines expéditions comanches s’enfonçaient jusqu’à moins de 200 km de Mexico).
L’Empire comanche s’inscrit résolument dans le prolongement d’une relecture déjà engagée de l’histoire de l’Amérique du Nord, où le rôle des Amérindiens est dorénavant pris en compte.
Mais l’ouvrage de Hämäläinen ne peut guère être considéré comme une simple réhabilitation : il renverse de façon spectaculaire les rôles historiques traditionnels, et décrit moins la résistance amérindienne face aux Euro-Américains que le recul de ceux-ci face à l’établissement dans le Sud-Ouest américain d’un système de domination qu’il n’hésite pas à qualifier d’Empire comanche.
Car même si les intentions des Comanches n’étaient pas proprement impérialistes, mais plutôt prédatrices et expansionnistes, le système de pouvoir et le paysage géopolitique qu’elles établirent avec la Comanchería dans le Sud-Ouest constituent une forme politique, économique et culturelle que l’on peut bien qualifier d’empire.
Beaucoup se sont interrogés sur la pertinence du concept d’empire pour qualifier l’expérience comanche, emploi que Hämäläinen peine à débarrasser de ses difficultés. L’absence d’une idéologie proprement impérialiste, stratégie d’ensemble ou projet de colonisation, d’abord. Et, bien que l’auteur rappelle l’existence de réunions plénières et régulières, l’absence d’institutions centralisées et l’émiettement politique des Comanches d’autre part semblent tenir en échec le concept d’empire.
Aussi, certains spécialistes ont souligné que celui-ci n’était sans doute pas le meilleur terme pour bien comprendre un tel système de pouvoir, regrettant qu’un tel choix serve surtout à prendre au sérieux la puissance comanche (alors même que dans le détail, l’auteur peine parfois à en justifier l’emploi). Pour estimer que, sans invalider l’importance et la richesse de l’ouvrage et de ses conclusions, le renversement de regard que propose Hämäläinen s’avère peut-être excessif.
Ouvrage recensé
– L’Empire comanche, Toulouse, Anacharsis, coll. « Griffe Essais », 2012.
Autres pistes
– Gilles Havard, Empire et métissages : Indiens et Français dans le Pays d’En Haut, 1660-1715, Sillery/Paris, Septentrion/Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003.– Richard White, Middle Ground. Indiens, empires et républiques dans la régions des Grands Lacs, 1650-1815, Toulouse, Anacharsis, 2009.–Thomas W. Kavanagh, Comanche Political History : An Ethnological Perspective, Lincoln, University of Nebraska Press, 1996.– Ernest Wallace, Edward A. Hœbel, The Comanches : Lords of the South Plains, Norman, University of Oklahoma Press, 1952.