Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Peter F. Drucker
Issu d’une famille intellectuelle viennoise, Drucker arrive aux États-Unis en 1937 et devient le conseiller d’Alfred Sloan au sein de General Motors. Il y invente le métier de consultant en management et en tire The concept of corporation (1945). Suivront une trentaine d’autres ouvrages à succès. Au fil de ces travaux, Drucker développe ensuite le concept de direction par objectifs (DPO), mais aussi de l’innovation systématique. Son style simple et direct lui vaut la méfiance des milieux universitaires, et l’enthousiasme des milieux d’affaires, qui le qualifient de « pape du management ».
En 2001, à 92 ans, Peter F. Drucker entreprend de synthétiser l’ensemble des travaux qu’il a pu mener en six décennies. Dans cet ouvrage, il conserve plus que jamais son approche très simple et pragmatique. Il écrit pour les managers, afin de les aider dans leur travail au travers de questionnements et d’exemples réels. Il se veut aussi très complet. Il n’est donc pas uniquement question d’entreprises, de stratégie ou de ressources humaines, mais de tout ce qui fait la vie des organisations. Son sujet s’avère à la fois simple et ambitieux : comment rendre une organisation la plus efficace possible ? Pour cela, il propose une démarche globale et cohérente, mais surtout adaptable à la situation particulière de chaque organisation et de chaque personne.
Cette démarche s’inscrit dans le contexte historique de la société post-capitalistique, où émergent ceux que Drucker a baptisés les travailleurs du savoir. Il accorde une place centrale au client, mais aussi à l’innovation, cruciale à la survie de toute organisation. Il revient surtout sur ce qui a fait sa réputation : la direction par objectifs, appliquée aux organisations comme aux hommes qui composent une entreprise.
Les Égyptiens bâtissant les pyramides, les grandes armées médiévales, les moines bénédictins – tous étaient régis par une forme de management. Ce n’est pourtant qu’au début du XXe siècle que le management devient un sujet d’étude.Après la révolution commerciale du 17e siècle puis la révolution industrielle du 19e siècle, des innovations scientifiques bouleversent de nouveau l’économie. Les travailleurs, autrefois majoritairement paysans ou domestiques, puis ouvriers, deviennent de manière croissante des « travailleurs du savoir », comme les baptise Drucker. Tout comme le chevalier fut l’archétype du Moyen-Âge, ou le bourgeois celui de la société capitaliste, les travailleurs du savoir sont les archétypes de la société post-capitaliste. Très éduqués, ils sont aussi très spécialisés et très mobiles, car ils possèdent leur outil de production.
Pour Peter Drucker, « l’essence du management est de rendre productif le savoir ». Le management recouvre donc tout effort humain qui rassemble dans une organisation des gens de savoirs et de compétences divers, et leur permet d’accomplir des performances communes en rendant « leurs forces efficaces et leurs faiblesses insignifiantes ». D’après lui, le management, en tant que science, est l’émanation de cette société nouvelle, mais aussi son instrument et son symbole. L’éducation de masse a permis l’émergence de l’économie du savoir, mais elle serait restée vaine sans le management, qui fait travailler ensemble et rend productifs ces travailleurs spécialisés.
En effet, dès le début, Drucker insiste bien sur le fait que le management ne concerne pas uniquement les entreprises, au contraire. Lui-même a d’ailleurs consacré une grande partie de ses travaux aux organisations à but non lucratif – dont l’objet et les ressources limites imposent une pratique très rigoureuse du management. Par ailleurs, le management, selon lui, ne se limite pas au management des hommes. Il touche au marketing, à l’innovation, aux finances, à la société, à tout ce qui fait vivre une organisation.
Il insiste donc sur le fait qu’il n’existe pas de Graal managérial, sous la forme d’un mode d’organisation ou de travail supérieur à tous autres. Au contraire, il place sans cesse l’accent sur la nécessité de bien « se » connaître (soi-même, son organisation et son environnement). Pour être efficaces, l’organisation comme l’individu doivent se concentrer sur leurs atouts et opter pour des solutions adaptées à leur cas particulier. Telle est la clé de voûte de toute son approche : celle d’un accoucheur.
Le manager est souvent perçu comme tourné vers l’intérieur de son organisation, qu’il serait chargé de gérer. Drucker le conteste vivement : le manager doit rester résolument tourné vers l’extérieur. Le seul résultat que produit une organisation se trouve sur le marché, auprès des clients. À l’intérieur, il n’existe que des coûts.
C’est le client qui détermine le business, par sa volonté de payer pour un bien ou un service. Il faut donc partir de sa réalité, de ses besoins et de ses contraintes, en se demandant non pas ce que l’on veut lui vendre, mais ce qu’il veut acheter. Le terme « marketing » est aujourd’hui galvaudé, associé à la simple vente, voire aux dérives du consumérisme. Pourtant, il est intrinsèquement lié au marché. « Le but du marketing est de connaître et de comprendre le client de façon telle que le produit ou service s’adapte et se vende par lui-même. L’objectif est de rendre la vente inutile. » Se concentrer sur le marché présuppose de considérer les clients comme rationnels. Drucker rappelle alors la maxime : « Les entreprises ne sont pas payées pour modeler les clients. Elles sont payées pour satisfaire les clients ! »
L’approche partant du client vaut également pour la fixation des prix. Ils ne doivent pas dériver des coûts de production. Au contraire, le mode de production doit découler du prix que le client est disposé à payer. En se mettant à la place du client, l’on comprend également que celui-ci n’achète jamais un bien ou un service pour lui-même, mais pour l’utilité qu’il en tire.
La même approche prévaut, à un niveau plus global, dans la stratégie d’entreprise. Drucker identifie quatre stratégies possibles, impliquant tous une connaissance approfondie du marché:
- « Faire au plus vite avec ce qu’il y a de mieux » : cette stratégie consiste à investir toutes ses ressources sur un concept nouveau (ex. : la création du nylon dans les années 30). C’est la plus profitable mais aussi la plus risquée.
- Imitation créative : il s’agit d’améliorer une innovation déjà existante (ex. : IBM, transformant l’ENIAC en ordinateur professionnel). Cette approche fonctionne dans les secteurs de pointe, concentrés sur la technique et moins sur le marché.
- Judo entrepreneurial : cette stratégie profite d’une invention ou d’une clientèle dédaignée par les autres (ex. : le transistor américain, repris par les Japonais).
- Niche écologique : il s’agit de devenir incontournable dans un secteur très limité (ex. : Alcon, développant une enzyme pour les opérations de la cataracte). Cette stratégie, moins risquée, présente peu de possibilités de développement.
Une autre idée reçue sur le management consiste à l’opposer à l’esprit d’entreprise et à l’innovation. Le manager se contenterait de gérer les affaires courantes d’une organisation établie, alors que l’entrepreneur héroïque se projetterait vers le futur avec ses idées novatrices. En réalité, management et innovation sont interdépendants : ne pas innover est la principale raison pour laquelle des organisations existantes déclinent ; mais ne pas manager est la principale raison pour laquelle de nouvelles organisations échouent.
L’innovation n’est que très rarement le fruit d’un trait de génie. Le plus souvent, elle découle d’un travail de fond pour convertir les besoins de la société en opportunités profitables – une mission qui relève pleinement du manager.Les opportunités peuvent provenir de sept viviers :
- Les succès et échecs inattendus ;- Les anomalies dans les process, les comportements, etc. ;- Les besoins des processus ;- Les transformations dans la structure d’un secteur ou d’un marché ;- Les évolutions démographiques ;- Les changements de perception ;- L’apparition de nouveaux savoirs.
Cette analyse suppose notamment de s’intéresser aux spécialités différentes de son cœur de métier. Les innovations proviennent en effet souvent d’autres secteurs, par l’application de leur principe à un secteur différent. Il faut aussi garder à l’esprit qu’une innovation n’est pas nécessairement une invention et n’est pas nécessairement technique.
Drucker insiste également pour que l’innovation reste simple, adoptable par des clients ordinaires. Elle doit aussi rester limitée dans un premier temps afin de permettre des ajustements et de concentrer toutes les ressources disponibles. De ce fait, elle ne doit pas se lancer trop tôt dans la diversification ou innover pour un futur encore incertain. Lorsqu’une innovation apparaît au sein d’une organisation, elle doit être libérée des exigences de résultats qui valent pour d’autres, et placée sous la protection d’un manager supérieur dédié. C’est la seule façon de lui permettre de se développer sans que l’existant ait toujours la priorité sur elle.
Dans le cas où l’innovation rencontre le succès et se mue en une nouvelle entreprise, celle-ci doit rapidement anticiper son futur financier et managérial. En effet, le succès d’une innovation ne signifie pas un afflux de capitaux, mais un besoin accru de capitaux pour poursuivre l’aventure. De plus, l’organisation doit progressivement se structurer, et le fondateur, en particulier, doit s’interroger sur sa position dans l’entreprise. Tous les innovateurs ne font pas de bons managers. Ils doivent avant tout s’interroger sur la façon dont ils peuvent le mieux contribuer à l’organisation.
Il s’agit d’ailleurs là d’un principe bien plus général pour Drucker : bien connaître les besoins de l’organisation et la contribution de chacun comme clé de la réussite managériale.
Drucker met en garde maintes fois contre la recherche de solutions absolues. Il n’existe pas une seule « bonne » organisation. Le bon management est attentif à la situation particulière de l’organisation, se pose les bonnes questions, et a le courage d’agir en conséquence. L’organisation varie donc selon son contexte et son objet. Il peut même exister différentes organisations au sein d’une même entreprise et au fil du temps. Dans tous les cas, Drucker invite tout de même à respecter quelques principes :
- L’organisation doit être transparente, connue et comprise par tous.- Il doit exister une autorité clairement identifiée, en mesure d’arbitrer et de prendre des décisions en cas de crise.- L’organisation doit être aussi plate et resserrée que possible. Dans les grandes entreprises industrielles, une grande taille assurait des économies d’échelle. Dans l’économie du savoir, elle implique davantage d’interactions entre spécialistes, donc des pertes de temps.
Pour déterminer l’organisation d’une entreprise, Drucker invite à se poser trois questions : quel est le business ? Que devrait-il être ? Que deviendra-t-il ? Évidemment, les réponses se trouvent sur le terrain, auprès des clients.
Ces réponses globales doivent ensuite être traduites en objectifs opérationnels sous peine de demeurer de bonnes intentions. Ils déterminent la structure de l’entreprise et l’allocation des ressources. Drucker recommande d’en fixer dans les 8 domaines dont dépend la survie de l’entreprise :
- Profit : il n’est pas un objectif en soi (Drucker met souvent en garde contre les sirènes de la maximisation du profit), mais un prérequis. - Marketing : il convient avant tout de déterminer son point d’appui sur le marché, la zone à partir de laquelle il est possible de se développer.- Innovation : l’objectif ici est ce que « le business devrait être ».- Trois facteurs de productions (ressources humaines, capital et ressources physiques) : il s’agit de voir comment l’entreprise peut les attirer, dans une approche marketing similaire à celle qui prévaut pour les clients. - Productivité : la productivité est entendue comme la réunion de tous les facteurs de production. Elle reflète directement l’efficience du management.- Dimension sociale de l’entreprise : les objectifs sociaux de l’entreprise doivent être pleinement intégrés à sa stratégie. Ils ne découlent pas d’une obligation qu’elle aurait envers la société, mais de la responsabilité que les managers ont envers l’entreprise.
Drucker assimile cette cartographie d’objectifs à un plan de vol. Constamment adaptables selon les conditions, ils ne doivent pas emprisonner l’action, mais lui rappeler sa direction.
L’approche par objectifs détermine la structure d’une organisation, mais se décline également dans le travail quotidien de chacun.
La prépondérance de travailleurs hautement qualifiés fait que des décisions d’ordre managérial sont prises quotidiennement à tous les niveaux, y compris par des personnes sans titre de manager. Il est donc essentiel de bien définir les objectifs et les valeurs de l’organisation, afin que ces décisions s’inscrivent de façon cohérente dans ce cadre. Il revient au management supérieur de les fixer et les faire vivre.Par ailleurs, les travailleurs du savoir, très éduqués, tendent à voir la pratique de leur spécialité comme une fin en soi et se coordonnent mal. Il faut leur rappeler en permanence que leur savoir reste vain s’il ne s’articule pas avec celui des autres en vue d’une réalisation commune.
Drucker a pour cela développé le concept de direction par objectif (DPO).Au sein d’une organisation, chacun doit connaître les objectifs globaux, ses propres objectifs (la contribution attendue de lui) et ceux des autres. Drucker considère du reste qu’un manager ne se définit pas par son titre, mais par son attitude : une personne qui prend ses responsabilités dans l’œuvre plus vaste accomplie par son entreprise est un manager.
Par ailleurs, les objectifs d’une personne ne doivent être fixés que par cette personne elle-même. Elle ne doit pas seulement participer à leur fixation, elle doit en être responsable (même s’ils doivent ensuite être validés afin d’assurer une cohérence d’ensemble). Enfin, ces objectifs ne doivent pas constituer des instruments de contrôle ou de sanction. Ils ne sont que des instruments d’autocontrôle pour l’individu, pleinement responsable de sa contribution. Ce faisant, ils constituent également de puissantes motivations.
Selon Drucker, ce mode de fonctionnement s’avère plus efficace et moins coûteux que le management par la domination et le contrôle. Repousser les décisions au niveau le plus bas possible limite les interactions inutiles, et clarifier la contribution de chacun évite de diluer les responsabilités.
Le management par objectifs suppose un partage poussé de l’information. Les nouvelles technologies le permettent, mais cette faculté est trop souvent utilisée pour accumuler des informations inutiles ou contrôler, et tend à faire des indicateurs des objectifs en soi.Drucker alerte donc sur les instruments de contrôle qui prennent du temps et de l’énergie au détriment du cœur de métier, pour des gains minimes.
Drucker se revendique un homme de terrain, pragmatique, mais aussi un penseur pluridisciplinaire. Quand il aborde le management, il englobe donc tout ce qui fait la vie d’une organisation. Plusieurs idées phares encadrent toutefois ce travail gigantesque : les spécificités des nouveaux travailleurs du savoir ; l’importance de l’innovation ; l’attention portée au client ; la centralité des objectifs ; et un questionnement permanent sur ce qui fait la spécificité de chaque organisation et de chaque individu qui la compose. Drucker a une approche globale du management, qui part de la stratégie d’ensemble et aborde toutes les thématiques traditionnelles des ressources humaines (développement professionnel, efficacité, communication, affectations, etc.). Sur la fin de sa carrière, alors qu’il a lui-même longuement travaillé dans le secteur social et auprès d’associations, il s’est longuement intéressé à la place du management dans la société.
Selon lui, il n’existe pas d’éthique du management ou des affaires – en tout cas pas dans le sens d’une éthique différente des autres. La seule règle éthique d’un manager est similaire à celle du médecin : avant tout, ne pas nuire. Drucker conteste en tout cas que les managers aient de quelconques responsabilités envers la société au prétexte qu’ils appartiendraient à un groupe dirigeant. Ils peuvent en assumer en revanche à titre personnel. Drucker considère d’ailleurs l’engagement associatif et le secteur social comme des domaines d’avenir, plus efficaces que toutes les politiques gouvernementales menées jusqu’à présent, sources d’une citoyenneté active et responsable, mais aussi des pistes intéressantes de développement professionnel pour des travailleurs du savoir en seconde partie de carrière.
Enfin, revenons sur une erreur que Drucker considère avoir commise dans les années 1940 : à une époque où les communautés traditionnelles s’effritaient, il avait imaginé l’entreprise comme une nouvelle communauté de base pour les individus. Quelques décennies plus tard, il se range à l’idée que l’entreprise doit se limiter à sa sphère d’activité. L’expérience japonaise de l’entreprise communautaire et du travail à vie lui semble avoir montré ses limites, en liant les salariés à leur entreprise pour des sujets de nature très personnelle, et en les empêchant quasiment d’en changer même s’ils ne s’y sentent plus bien.
Malgré son ampleur, l’approche reste partielle. Peter Drucker ne s’intéresse presque jamais aux travailleurs peu qualifiés, qui restent importants dans l’économie contemporaine et qui sont les fondements des travaux de Taylor. Il ne prend pas non plus en compte la dimension collective du travail, à la différence d’un Elton Mayo qui y voit une source de motivation. Ses travailleurs du savoir apparaissent solitaires, se coordonnant mal voire se défiant les uns des autres.
Drucker ne manquait pas de culture académique, bien au contraire, mais préférait mettre en avant son expérience de terrain. Cela s’entend très bien pour le champ nouveau qu’il a défriché, celui du management. En revanche, lorsqu’il aborde les enjeux sociétaux et éthiques, sa réflexion relève davantage de l’opinion personnelle que de la théorie étayée. Il en a en partie conscience, puisqu’il appelle de ses vœux une nouvelle synthèse philosophique sur l’époque contemporaine, le pouvoir et la légitimité du management.
Enfin, même si les grands patrons l’ont érigé en gourou, ils ont parfois dévoyé ses grands principes. Ainsi la direction par objectifs est-elle trop souvent devenue un contrôle des objectifs, et les indicateurs ont envahi les entreprises. Drucker lui-même déplorait ces dérives auxquelles avait conduit son propre succès.
Ouvrages de Peter F. Drucker
- La pratique de la direction d’entreprise, Paris, Éditions de l’organisation, 1969- Les entrepreneurs, Paris, Hachette Littérature, coll. « Pluriel », 1987- Au-delà du capitalisme – La métamorphose de cette fin de siècle, Paris, Dunod, coll. « Stratégies et management », 1993
Ouvrage sur la direction par objectifs
- Douglas M. McGregor, La dimension humaine de l’entreprise, Paris, Gauthier-Villars, coll. « Hommes et organisations », 1970- Octave Gélinier, « Direction participative par objectifs », Revue Hommes et Techniques, numéro spécial 281, 1968.