dygest_logo

Téléchargez l'application pour avoir accès à des centaines de résumés de livres.

google_play_download_badgeapple_store_download_badge

Bienvenue sur Dygest

Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Colère et temps

de Peter Sloterdijk

récension rédigée parMélanie SemaineEnseignante en philosophie dans le secondaire.

Synopsis

Philosophie

Dans cet essai « politico-psychologique » original et très actuel, Peter Sloterdijk analyse notre histoire politique occidentale sous le prisme psychologique de nos affects. Et plus précisément des affects dits « thymotiques », c’est-à-dire relatifs à ce que les Grecs nommaient le thumos, le cœur ou l’ardeur. Ces affects, qui sont ceux que nous mobilisons lorsque nous nous révoltons ou défendons nos droits et notre dignité, peuvent également constituer une réserve de colère et de ressentiment manipulable par les forces politiques.

google_play_download_badge

1. Introduction

Dans La République, Platon distinguait dans l’âme trois fonctions, ayant chacune leur siège dans le corps : la raison (siégeant dans la tête), le désir ou l’appétit au sens large (siégeant dans le ventre) et enfin le thumos, traduit le plus souvent par ardeur ou colère (siégeant dans le cœur).

Mais chez le philosophe antique, les affects « thymotiques » ne sont qu’une partie intermédiaire, entre l’élan rationnel vers la connaissance et l’élan irrationnel vers le plaisir et tout ce dont nous avons l’impression de manquer. Pourtant, ces affects liés au cœur sont riches et ambivalents : dans leur versant positif et lorsqu’ils servent la raison, ils peuvent être le moteur du respect de soi et de la dignité ; et dans leur versant négatif et lorsqu’ils servent nos appétits, celui de la vengeance, du ressentiment ou du désir de domination. Ces affects se retrouvent donc dans la plupart des actions humaines. La colère, la vengeance, la fierté ou encore l’orgueil ne sont pas un simple intermédiaire entre le rationnel et l’irrationnel, mais ils influencent une bonne part de notre rapport au monde.

Et pourtant, Peter Sloterdijk pense que nous les aurions étouffés au fil des siècles, afin de construire nos civilisations. Mais si ces affects font partie de la nature humaine, ils ne peuvent disparaître. Où se retrouvent-ils alors ? La réponse de Peter Sloterdijk, aussi surprenante qu’inquiétante, est que dans le monde contemporain la politique aurait pris en charge ces affects. Et il s’emploie à en analyser les usages.

2. Comment les Grecs comprenaient-ils la colère ?

Peter Sloterdijk part d’un exemple de colère illustre afin d’analyser l’évolution de notre conception de cet affect, de la Grèce antique à nos jours. Il s’agit de la colère d’Achille dans l’Illiade, d’Homère. De par ses proportions et ses conséquences, sa réaction colérique, qui déclenche une guerre de Trente Ans, peut nous sembler aujourd’hui erratique et immature. Car nous, c’est-à-dire occidentaux de culture chrétienne et humaniste, valorisons plutôt la maîtrise de soi et la juste proportion entre une situation et la réaction qu’elle est censée susciter. Mais c’est ici que l’on peut comprendre l’évolution de notre perception de cet affect.

Pour les Grecs, la colère du héros n’avait pas besoin d’être légitime ou proportionnée. Celle d’Achille ne témoignait donc pas d’un excès ou d’un manque de maîtrise de soi. Et effectivement, le philosophe de l’Antiquité grecque fameux pour avoir défendu la maîtrise de soi dans son œuvre est Platon, et son propos était en réalité très à contre-courant de la pensée de l’époque.

Pourquoi en était-il ainsi ? La colère est pour les Grecs indissociable du héros, elle est comme sa force et sa substance. Cette conception s’appuie sur une vision de la nature sensiblement différente de la nôtre. Comme le rappelle l’auteur, pour les Grecs, la nature, phusis, est la cause de tout. La seule empreinte que l’être humain peut laisser dans le monde est donc celle d’une force exceptionnelle qui peut rivaliser avec cette causalité naturelle. Cette force est la colère et elle est l’apanage des héros.

3. Pourquoi la civilisation a-t-elle étouffé la colère ?

Pour le philosophe, cette admiration de la colère n’a cependant pas duré et les civilisations de notre ère auraient plutôt cherché à étouffer et à effacer toute manifestation des affects thymotiques. Comme il le rappelle, la raison a été analysée par Sigmund Freud dans son ouvrage Le Malaise dans la culture. Celui-ci part d’un constat : nous nous sentons rarement heureux.

Et pourtant, nous sommes censés l’être dans les civilisations modernes et contemporaines puisqu’elles nous garantissent la sécurité, le confort et le progrès. La cause de ce sentiment de malheur est toutefois que la culture, pour nous garantir ces choses, doit opérer une modification des dispositions pulsionnelles de l’Homme. Les pulsions, qui sont les représentations psychiques d’une excitation physique au sens large, sont déplacées, sublimées dans les activités artistiques et scientifiques, ou tout simplement censurées. Car pour s’établir, la culture doit étouffer les pulsions qui pourraient la mettre en danger, et en premier lieu les pulsions thymotiques.

Être empêché de décharger sa colère, son ressentiment ou son orgueil à volonté est ainsi nécessaire pour bien vivre ensemble, mais cela nous cause aussi de grandes frustrations. Finalement, la culture nous oblige à troquer le principe de plaisir contre le principe de réalité. Le premier poursuit l’assouvissement de nos pulsions et la satisfaction de nos désirs, qu’ils soient bons ou mauvais pour les autres et pour nous-mêmes. Tandis que le second nous commande d’adapter et de proportionner cet assouvissement à la réalité et à ses exigences, ce qui implique souvent de renoncer au plaisir ou à la décharge émotionnelle. La culture domestique donc la colère.

Mais comment a-t-elle réussi à le faire ? Pour le philosophe, le christianisme aurait joué un grand rôle dans le contrôle de nos affects. Il aurait d’abord transformé la colère en attribut divin. Alors que la colère était la force des héros antiques, elle est désormais refusée à la Créature de Dieu et réservée uniquement à ce dernier. Il l’exerce de diverses façons, de la vengeance au Jugement dernier. Enfin, le développement et la valorisation de la psychanalyse auraient aidé à la tâche. Car toute manifestation d’affect thymotique est interprétée comme un signe de stress ou de conflit intérieur, autrement dit comme le symptôme d’un problème à élaborer.

Cette thèse polémique est d’inspiration nietzschéenne. Le philosophe Nietzsche soutenait en effet dans son œuvre, et en particulier dans le Crépuscule des Idoles, que le christianisme avait domestiqué l’homme. Comme Peter Sloterdijk, il retraçait la répression de nos affects, de l’Antiquité à nos jours. D’après lui, la philosophie platonicienne avait prôné la maîtrise de soi, et surtout la maîtrise de la libido et des affects thymotiques. Et le christianisme avait pris le relais, ajoutant la valorisation de la pitié et de l’amour du prochain, et la dévalorisation voire culpabilisation de tout affect fort comme la haine ou la colère et de tout affect tourné vers soi comme l’orgueil ou la fierté. Avec la psychanalyse freudienne, Sloterdijk ajoute donc une dernière étape à cette histoire de l’étouffement des affects thymotiques de l’homme.

4. Les banques modernes de colère : les « partis de gauche »

Comme les affects thymotiques font partie de la nature humaine, les étouffer et les détourner nous a rendus aptes à vivre ensemble, mais cela ne les a pas faits disparaître pour autant. C’est pour cela que le philosophe se demande où ces affects résident, puisqu’ils ne peuvent ni disparaître ni s’exprimer pleinement en société. Pour répondre, il commence par distinguer, pour tout type de biens accumulables, ce qui est de l’ordre du trésor et ce qui est de l’ordre du capital. Lorsqu’on accumule une valeur au cas où une difficulté surviendrait et rendrait nécessaire son utilisation, on peut parler d’un trésor.

À l’inverse, si on accumule cette valeur, non pas pour s’assurer en cas de difficulté, mais pour la faire fructifier, moyennant une prise de risque, on parle alors de capital. Et son idée est que nos affects les plus violents ne sont pas restés en nous à l’état de trésor, que l’on pourrait mobiliser pour défendre notre vie, nos intérêts ou nous soulever contre une oppression. Mais ils auraient été capitalisés, afin de fructifier. On aurait ainsi formé dans la société ce qu’il nomme des « banques de colère », qui se saisissent de nos affects thymotiques, indésirables pour le bien vivre ensemble, et qui en font profit.

De manière concrète, que sont ces « banques de colère » dans la société ? Pour le philosophe, il s’agirait en premier lieu des partis politique, et en particulier de ceux qu’il nomme les « partis de gauche ». Ce syntagme ayant une acception très large puisqu’il englobe à la fois Robespierre, le maoïsme, l’anarchisme et le socialisme. Ces partis politiques auraient voulu capter deux affects thymotiques par excellence : la colère et l’orgueil. Qui se réunissent notamment dans le sentiment d’indignation, encouragé par ces figures politiques. Les affects captés ne sont pas ceux de tout le peuple, mais en priorité ceux des exclus et des dominés de la société, souffrant d’intenses frustrations et d’un grand besoin de reconnaissance. Et le profit espéré, celui pour lequel on pouvait risquer un capital de colère et d’orgueil proportionnels à l’humiliation ressentie par ces populations, était la révolution prolétarienne.

Si l’auteur analyse ce processus, il en livre également une sévère critique. Le communisme se serait rendu coupable d’une capitalisation de la colère des peuples au détriment de ces mêmes peuples. Car pour faire fructifier le trésor de colère enfoui en chacun, quelques-uns des « partis de gauche », et notamment les systèmes communistes, auraient entretenu l’idée d’une menace voire d’une guerre permanente, intérieure ou extérieure. Ils auraient transformé le thumos de chacun en affect nationaliste utilisable par le pouvoir. Et provoqué au passage des millions de morts, comme durant le « classicide » des fermiers de l’URSS, les Koulaks, qui fit des millions de morts après 1930.

5. La défaite des banques de colère face au capitalisme

Ces banques de la colère auraient toutefois fait faillite en Occident au cours de ces dernières décennies. Il y aurait des causes majeures à cela d’après l’auteur. D’abord, la chute des grands systèmes de gauche (maoïsme et stalinisme notamment) aurait enlevé le pouvoir politique à ces banques de colère. Et ensuite les acquis sociaux obtenus dans l’après-guerre auraient paradoxalement été une défaite en ce qu’ils auraient calmé les affects thymotiques et désamorcé alors tout appel à eux.

Ces banques de colère n’ont pas seulement chuté, mais elles ont perdu, face à un autre système bancaire, au sens métaphorique comme au sens propre cette fois-ci, à savoir le capitalisme. La chute des partis politiques et le confort relatif acquis par les premiers acquis sociaux, une fois combinés, auraient en effet enlevé aux banques politiques de la colère leur souveraineté. Ce qui est exact, si l’on définit comme lui la souveraineté comme « la faculté de menacer de façon crédible » (p.299). Or, c’est dans les négociations entre travailleurs et représentants du capital (industriels et classes dirigeantes) que les banques de colère avaient besoin de souveraineté. En l’absence d’un adversaire fort, les dirigeants du capital ont donc pu imposer leur propre révolution : la révolution du marché.

Cela signifie-t-il que les affects ont disparu et que nous sommes maintenant dirigés par notre seule raison ? Non, car avec la défaite des banques de colère face au capitalisme, les appels aux affects thymotiques auraient été remplacés par des appels aux affects libidinaux, c’est-à-dire relatifs au désir au sens large. Désormais, le manque et la frustration suscitent moins en nous d’indignation, d’orgueil et de ressentiment. Mais davantage l’envie, la jalousie et le désir de possession. Et ces affects, liés au désir perçu comme manque à combler, sont les meilleurs serviteurs de l’économie capitaliste.

6. L’islamisme peut-il capitaliser sur la colère ?

Si les « partis de gauche » sont en fort déclin ces dernières décennies, le philosophe voit une nouvelle force politique et sociétale émerger, capable de capter la colère : l’islamisme. Peut-il vraiment connaître le même destin ?

Le philosophe envisage d’abord les raisons pour lesquelles le courant idéologico-religieux pourrait avoir de parvenir à capter les affects des peuples et à les réutiliser à son profit. Il y a d’abord un facteur numéraire : le nombre de musulmans a été multiplié par huit en cinquante ans. Et un facteur psycho-sociologique : pour beaucoup de jeunes hommes n’étant pas l’aîné de leur famille ni le cadre familial ni le cadre sociétal ne semblent offrir de perspective de progression. L’islamisme peut alors trouver là un trésor d’orgueil et de ressentiment à utiliser, en leur promettant une forme d’ascension rapide.

Et pourtant, le philosophe prédit que l’islamisme ne réussira pas à devenir une banque mondiale de la colère. Qu’il ne réussira qu’au sein des pays historiquement musulmans. Car il utilise un discours nationaliste. Et qu’il refuse pour l’instant la modernité, ce qui le place en mauvaise posture pour séduire les Occidentaux, chez qui les désirs de consommation et de confort sont alimentés par le capitalisme. Mais l’auteur ne néglige pas les effets de la menace islamiste sur les sociétés occidentales.

Le sentiment d’une menace constante, mais peu visible provoquerait notamment un oubli des questions de justice sociale, au profit des questions de sécurité. Et comme cette menace semble s’exercer de manière indifférenciée sur l’Occident, elle crée une apparence de paix sociale. Se forme en effet « le sentiment d’une communauté solidaire réelle, c’est-à-dire d’une unité de survie luttant pour son avenir » (p.303) alors qu’en réalité les différences et dissensions sociales continuent de progresser.

Enfin, le plus inquiétant pour le philosophe est que cette menace justifie des mesures politiques de guerre présentées comme exceptionnelles, mais qui sont reconduites indéfiniment, puisqu’elles combattent une guerre de la peur qui ne peut jamais être considérée comme véritablement achevée. Et on peut effectivement penser au Patriot Act puis au Freedom Act aux États-Unis, au Terrorism Act en Angleterre, à la surveillance d’Internet et à l’état d’urgence en France, etc.

7. Conclusion

Peter Sloterdijk donne à lire une grille de lecture psychopolitique originale, et très actuelle, de l’histoire occidentale. Au terme de cette analyse, il espère non pas la fin de tout affect thymotique, mais au moins la fin de l’humilité vengeresse et de sa capitalisation politique.

Ce qui n’est pas sans rappeler les espoirs de Nietzsche 120 ans plus tôt : « On finirait par vivre parmi les hommes et avec soi-même comme dans la nature, sans louange, reproches ni emportement » (Humain trop humain, I, §34).

8. Zone critique

Les thèses défendues par Peter Sloterdijk semblent très inspirées Nietzsche, qui mettait au jour, de manière aussi polémique que lui, l’importance des passions écartées par la société, comme le ressentiment ou l’égoïsme, dans la conduite humaine. Mais également par Michel Foucault. Pour ce dernier, le pouvoir des sociétés modernes et contemporaines ne s’établit plus par le pouvoir de donner la mort, mais plutôt en faisant prospérer et en contrôlant les corps et les populations. Du contrôle des vies au contrôle des affects, il n’y a donc qu’un pas, que Sloterdijk franchit dans son interprétation de l’histoire politique.

Mais l’ouvrage est également volontairement polémique dès son titre puisque celui-ci fait référence à Être et temps, de Heidegger. Une manière ironique de répondre au classique de la philosophie extrêmement abstrait, qui partait de l’être humain pour comprendre l’être, mais sans véritablement considérer ses affects (si ce n’est son souci des affaires quotidiennes pour fuir la mort). Enfin, il s’oppose aux philosophies matérialistes de l’histoire, comme celle de Karl Marx, qui faisait des conditions matérielles de production le moteur de l’histoire. Pour Peter Sloterdijk, il s’agirait plutôt des affects humains, subjectifs donc, et non pas des choses objectives.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Peter Sloterdijk, Colère et temps [2007], Paris, Éditions Fayard, coll. « Pluriel », 2011.

Du même auteur– Critique de la raison cynique, Christian Bourgois, 2000 [1983].– La Domestication de l’Être : Pour un éclaircissement de la clairière, Mille et une nuits, 2000.– Repenser l'impôt. Pour une éthique du don démocratique, Paris, Libella-Maren Sell, 2012.– Après nous le déluge. Les Temps modernes comme expérience antigénéalogique, Paris, Payot, coll. « Essais Payot », 2016.

Autres pistes– Michel Foucault, Histoire de la sexualité I. La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994.– Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles [1888], trad. par J.-C. Hémery, Paris, Éditions Gallimard, coll. « folio essais », 1999.– Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale [1887], trad. par I. Hildenbrand et J. Gratien, Paris, Éditions Gallimard, coll. « folio essais », 2012.

© 2021, Dygest