Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Philippe Breton
Depuis les années 50, le développement de nouvelles techniques de communication, basées sur la manipulation, a été à l’origine de l’avènement de « sociétés de communication » qui se pensent, à tort, démocratiques et transparentes. La parole, au cœur de la vie démocratique, est ainsi devenue un outil de contrainte « psychologique », que ce soit dans la sphère publique, la politique, les médias, la publicité. Les manipulateurs en tout genre imposent au plus grand nombre, à leur insu le plus souvent, des idées et des comportements, mettant à mal leur libre arbitre. Et si la liberté d’expression reste inaliénable, il est devenu urgent, pour la sauvegarde même de la démocratie, de mettre en place un véritable enseignement de la parole, et de faire de la liberté de réception (accepter ou non une information), un droit fondamental, à l’égal de la liberté d’expression.
Après deux millénaires de parole démocratique et « d’art du convaincre », théorisé par le sophiste Corax, puis modernisé par Aristote, le XXe siècle a été le berceau de la manipulation, et de ses corollaires, la propagande et la désinformation. La parole manipulée, aujourd’hui largement banalisée, est dangereuse, car elle diffuse un message faux par la contrainte en privant de liberté les personnes qui la reçoivent.
Tel est le fondement de l’analyse de l’auteur qui voit dans l’omniprésence de cette parole manipulée la mise en danger même de la démocratie. Car si la démocratie avait fait de la parole, et de l’art oratoire, le cœur de la vie publique, la généralisation de la manipulation par les mots risque de mettre à mal ses fondements : la liberté, la liberté d’expression, l’égalité des citoyens, l’indépendance, la souveraineté, le libre arbitre… La politique, la publicité, la communication, les médias et même la psychothérapie, aucun domaine n’y échappe. « Tous ces exemples ont en commun de mettre en scène des techniques précises de manipulation, utilisées tout à fait consciemment. Ces techniques s’enseignent, elles font l’objet de manuels vendus en librairie. Il se trouve même des chercheurs ou des intellectuels pour en légitimer l’emploi. » (p. 9)
Étonnamment, les « spécialistes » de la parole manipulée ne semblent rencontrer que peu de résistances, peu de contradictions, comme si l’auditoire avait envie, d’une certaine façon, d’être manipulé. Cette thèse d’une manipulation « consentie » n’est pas nouvelle. L’historien du droit, sociologue, penseur et théologien, Jacques Ellul, l’avait développée en 1967 dans Histoire de la propagande, en prenant, entre autres, pour exemple le peuple allemand sous le joug nazi.
Dans ce monde contemporain où la manipulation est reine, les citoyens développent un sentiment diffus, mais bien réel, celui de vivre en permanence dans une société du « mensonge », avec les répercussions que cela peut avoir individuellement et collectivement, repli sur soi, individualisme, communautarisme, adhésion aux théories du complot…
L’essor de la manipulation de la parole est un phénomène assez récent ; il date du XXe siècle, avec le déploiement en masse de la désinformation et de la propagande. Jusque-là, l’être humain civilisé avait développé, depuis la démocratie grecque, une autre technique de l’art oratoire qu’est la rhétorique, avec pour unique finalité, celle de convaincre par des arguments objectifs. Cet « art du convaincre » était né grâce au sophiste Corax, autour de 485 av. J.-C.
Cet intellectuel, grand orateur, en avait jeté les bases théoriques en divisant le discours en cinq parties. La rhétorique a été largement améliorée et modernisée par le philosophe Aristote (384-322). Jusqu’au siècle dernier, nous avons ainsi été les héritiers de la technicisation de la parole, évoluant au fil de la domestication et de la complexification du langage, permettant l’instauration d’une véritable parole démocratique.
À l’opposé de la rhétorique, nos sociétés contemporaines ont largement développé une autre technique « du convaincre », et ô combien performante, la manipulation de la parole. Aujourd’hui, omniprésente, constitutive de nos sociétés, elle est pourtant un acte répréhensif au sens où elle est « une action violente et contraignante qui prive de liberté ceux qui y sont soumis ». (p. 23) Elle implique, si ce n’est de la violence physique, en tout cas, de la violence psychologique. Celui qui « manipule » ne cherche nullement un consentement éclairé chez l’autre, ni à transmettre un fait, une information, mais il a comme but ultime d’imposer une opinion.
Tout à fait consciemment, le manipulateur va utiliser un ensemble de procédés de dissimulation et/ou de mensonge pour faire « passer » une idée qui ne peut être acceptée d’emblée. Son message, toujours tronqué, est fabriqué pour induire en erreur, il est construit pour faire croire à quelque chose qui n’est pas. Grâce aux techniques manipulatoires de la parole, l’auditoire n’est pas, ou plus, en mesure de discuter, voire de critiquer, ce qu’on lui propose.
Depuis les années 50, les effets nocifs de la cigarette sur la santé sont de mieux en mieux connus par le grand public ; des études scientifiques venant régulièrement étayer cette réalité.
Au gré de la divulgation des nouvelles connaissances scientifiques, les ventes de cigarettes ont connu des chutes massives. Pour parer ces décrochages, l’industrie du tabac et les fabricants de cigarettes ont décidé, au début des Trente Glorieuses, de faire appel à des spécialistes de la communication et du comportement. Leur objectif : trouver de nouvelles motivations pour que les fumeurs, bien que conscients des dangers de la cigarette, continuent de consommer toujours plus. En recherchant les motivations des fumeurs, ou en créant de nouvelles motivations, les « gourous » de la communication avaient décidé d’agir sur la conscience des fumeurs.
Selon les propres termes du président de l’Institut de recherche des motivations, Ernest Dichter, « le problème le plus important de n’importe quel industriel est de découvrir son hameçon psychologique approprié à sa marchandise… ce à quoi nous travaillons, c’est fabriquer des esprits. » (p.178) L’une des théories alors régulièrement utilisées, tout droit venue des États-Unis, s’était largement inspirée du travail sur les réflexes conditionnés, effectué par le célèbre médecin et physiologiste russe, Ivan Pavlov, lauréat du prix Nobel de médecine de 1904.
Depuis, les communicants ont perfectionné leurs techniques au gré des avancées scientifiques, de l’arrivée de nouvelles disciplines, et de l’évolution des techniques de communication : utilisation de la PNL, de la programmation neurolinguistique, ou de l’hypnose, création de la « cybernétique » appelée aussi « science de la communication », poussée du scientisme (qui prône la science expérimentale), etc. Les messages publicitaires sur les cigarettes ont été par ailleurs construits pour atteindre des consommateurs cibles pour lesquels l’identification était recherchée.
C’est le cas de Marlboro, des cigarettes alors essentiellement fumées par des femmes, lors d’une campagne en 1958 qui a fait du fumeur de Marlboro un homme viril et « nature » sous les traits d’un cow-boy et d’un marin. Encore aujourd’hui, dans les pays où sont autorisées les publicités pour les cigarettes, cette image de la « cigarette virile » reste encore largement utilisée par la marque. Et cela fonctionne toujours !
La manipulation de la parole passe par deux vecteurs, affectif et cognitif. Un double « hameçonnage » à la fois sur la forme et sur le fond qui rend une parole manipulée extrêmement efficiente. « On distinguera ici deux grandes catégories de mobilisation des affects : celle, assez classique, qui s’appuie sur le sentiment qu’espère inspirer le manipulateur, ou bien encore sur un amalgame entre une opinion et un sentiment qui n’a rien à voir avec elle, et celle, moins connue, qui utilise ce que l’on pourrait appeler “l’effet fusionnel’’. » (p. 80)
Il existerait donc pas moins de trois procédés de manipulation pour « conquérir » affectivement son auditoire. La façon la plus classique d’atteindre l’affect jongle avec des ressorts basiques de la relation : identification, démagogie, séduction (des adultes, comme des enfants, grands prescripteurs de consommation dans les familles)… Mais la captation des sentiments d’autrui ne passe pas uniquement par un jeu de « séduction » relationnelle. Certaines techniques purement oratoires sont également très efficaces : un langage travaillé, avec figures de style, mots d’esprit, formules-chocs et esthétisation du message, la clarté et la brièveté des propos qui inspirent confiance, voire même un discours autoritaire qui donne de l’ascendance sur l’autre.
Autre approche, largement utilisée en publicité, est l’amalgame affectif associant, dans un même message, une opinion sur un produit avec un affect sans lien avec ce produit. L’émotion devient alors le « message phare » dont l’auditoire se souvient ; il annihile en partie le produit lui-même. L’exemple le plus connu de cette forme de manipulation, et peut-être le plus réussi, est la publicité lancée en 1985 pour le cachou Lajaunie, un bonbon ancien à la réglisse, doté d’une image vieillotte et dépassée. Les publicitaires ont eu l’extraordinaire idée d’associer ce cachou à une femme « fatale », un produit désuet à un stimulus érotique. Les ventes ont explosé et chacun garde en mémoire cette publicité plus de trente ans après…
L’effet fusionnel cherche à aller encore plus loin dans les méthodes de communication intrusives par la manipulation de la parole. Il vise à supprimer totalement d’éventuels « obstacles psychologiques » dans la réception du message en utilisant des techniques très perfectionnées, telles l’hypnose ou la synchronisation. L’auditoire est alors en « connexion totale » avec le manipulateur et reçoit le message sans aucun filtre, sans aucune objectivité.
Parallèlement à une approche purement émotionnelle, le travail de la manipulation s’effectue sur le contenu même du message. Après la forme, il y a le fond, essentiel lui aussi. Comment ordonnancer son discours, avec quels éléments ? « La tradition rhétorique avait retenu les trucages logiques du message, les faux syllogismes, par exemple, comme prototype d’une telle manipulation. Les possibilités de ce point de vue se sont considérablement élargies. » (p. 101)
Philippe Breton cite l’une d’entre elles, le ‘“cadrage manipulateur’’. Elle consiste à utiliser non pas des opinions, ni des croyances, mais des faits, souvent réels, pour réécrire l’histoire. En les utilisant de façon partielle et/ou désynchronisée, cela permet de créer, à partir d’une réalité, une information fausse. Les mots utilisés sont choisis à bon escient en fonction de l’interprétation que l’on peut en faire, ils peuvent avoir un double ou triple sens, un contenu tendancieux.
C’est le principe même de la désinformation, une technique qui jongle entre le vrai et le faux pour délibérément cacher la véritable information et diffuser une information faussée, incomplète, voire totalement fausse. Largement utilisée dans les pays dictatoriaux, la désinformation aurait également de très beaux jours devant elle dans nos sociétés contemporaines de la communication et de l’information.
Elles qui accordent, en effet, une place de plus en plus importante à l’information « en direct » venant de toutes parts, non filtrée, non vérifiée, diffusée en temps réel partout dans le monde, avec ses multiples vecteurs, les médias, les chaines d’information en continu, mais aussi, les nouveaux moyens de communication offerts par l’internet. L’autre procédé de manipulation cognitive se traduit dans ce que Philippe Breton appelle ‘“l’amalgame cognitif’’. Il est l’art de construire un message à partir d’une opinion que le manipulateur énonce, associée à un élément extérieur fort, voire choquant, sans lien avec cette opinion, mais qui devient le message principal. Le consommateur se souvient de la marque uniquement grâce à ce message. L’un des exemples les plus emblématiques de cette technique concerne les campagnes de publicité de la marque United Colors of Benetton, réalisées par le publiciste controversé Oliviero Toscani. Pour vendre les vêtements de la marque, il n’a pas hésité à intégrer, dans les messages publicitaires, des images sciemment provocantes, comme un tampon HIV sur des fesses d’hommes.
Pour se justifier, il a dit avoir utilisé la provocation et la brutalité de l’image liée à la maladie, alors toujours mortelle, pour dénoncer la société de consommation et la vision du monde qu’avaient les entreprises. Ses publicités ont été vivement commentées, critiquées, rejetées. Mais au final, l’objectif était atteint. La marque est devenue un symbole. Acheter des vêtements Benetton était considéré alors une sorte d’acte militant…
Si nous vivons bien dans une société où la parole est en permanence manipulée, l’auteur est convaincu que lutter contre la manipulation est devenue une nécessité absolue. C’est une démarche individuelle et collective qui doit permettre de protéger celles et ceux qui en sont victimes, les plus faibles et, au-delà, de sauvegarder notre cadre démocratique.
Pour cela, il appelle de ses vœux la mise en place d’un réel apprentissage des procédés de manipulation au sein du système scolaire. Il va même plus loin dans ses propositions puisqu’il souhaiterait voir proscrit de la sphère publique démocratique tous types de messages manipulatoires. Parce que si la liberté d’expression est précieuse, nous devons nous intéresser d’encore plus près à la liberté de réception, à savoir la possibilité de refuser la parole manipulée. « … Le refus de la manipulation est d’abord une question de posture éthique. » (p. 204)
Paru pour la première fois en 1997, La parole manipulée est un ouvrage pédagogique extrêmement documenté sur ce phénomène qui a envahi nos sociétés au XXe siècle. Plus de vingt années plus tard, il n’a cessé d’être d’actualité en devenant même l’une des problématiques majeures de la société de communication, l’un des plus grands défis des années à venir.
Avec l’omniprésence de l’internet et des réseaux sociaux, la primauté du direct et de « l’actualité chaude » au travers des médias en continu, la diffusion en temps réel des informations aux quatre coins de la planète, la question de l’information et de sa manipulation reste, en effet, au cœur des débats. Il ne se passe plus un jour sans que l’on apprenne que telle info est erronée ou fausse, parce que non vérifiée, voire qu’elle était un « fake », que telle autre n’était que désinformation ou propagande.
Il devient ainsi d’autant plus urgent de trouver des moyens de lutter contre cette manipulation omniprésente de la parole et d’éduquer tous les citoyens à tous les outils de « l’art oratoire ». Cet ouvrage a été couronné en 1998 par le prix de philosophie morale de l'Académie des sciences morales et politiques.
Ouvrage recensé– La parole manipulée, Paris, La Découverte/Poche, 2004 [1997].
Du même auteur– Le culte de l’internet, Paris, La Découverte, 2000.– L’argumentation dans la communication, Paris, La Découverte, 2001, 2006.– Argumenter en situation difficile, Paris, La Découverte, 2004.– L’utopie de la communication. Le mythe du village planétaire, Paris, La Découverte, 2004.– L’incompétence démocratique, Paris, La Découverte, 2006.– Éloge de la parole Paris, La Découverte, 2007.– Convaincre sans manipuler, Paris, La Découverte, 2008, 2015.