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Les Lances du crépuscule

de Philippe Descola

récension rédigée parNatacha Giafferi-DombreDocteure en anthropologie et chercheuse indépendante, membre de l’ANR PIND (Université de Tours).

Synopsis

Société

À l’automne 1976, le futur prodige des études américanistes, alors jeune doctorant émerveillé que Claude Lévi-Strauss ait accepté de diriger sa thèse, se rend en territoire jivaro accompagné de son épouse Anne-Christine Taylor, elle-même ethnologue. Ils passeront trois ans chez ces célèbres réducteurs de têtes, assimilant peu à peu l’ensemble de leurs institutions, habitudes et représentations mentales. De nombreuses découvertes et pistes de recherche émaillent le texte de ce livre, qui donneront lieu à de futures propositions théoriques, notamment sur la notion de nature découplée de celle de culture.

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1. Introduction

Les Jivaros sont un ensemble de quatre tribus amérindiennes – les Shuar, les Achuar, les Aguaruna et les Huambisa –, dispersées entre l’Équateur et le Pérou. C’est chez les Achuar, « les gens du palmier d’eau », que le couple Descola entreprend de mener sa première enquête de terrain.

Les Achuar sont mal connus de la population équatorienne. Contrairement aux quichuas, anciens jivaros christianisés par les Dominicains, les Achuar vivent le plus à l’écart possible des agglomérations. « Archétypes de la bizarrerie exotique » (p. 27) au même titre que les Hottentots ou les Pygmées, ils suscitent depuis longtemps chez les Occidentaux une intense curiosité tout en demeurant très mal connus. C’est à cette méconnaissance que vient remédier le couple d’ethnologues, dont seul Philippe Descola tiendra la plume du mémoire de thèse, puis du présent ouvrage, Anne-Christine Taylor publiant de son côté.

Ces vingt-quatre chapitres forment une véritable monographie à laquelle s’ajoute le charme d’une écriture précise, mais littéraire. Nous y prenons connaissance des formes singulières de la vie quotidienne des Achuar : leurs habitudes alimentaires, leurs institutions, leurs méthodes de chasse ou de pêche, leurs relations familiales, enfin et surtout leur rapport à leur environnement et leur goût pour les exploits guerriers. Ni les mythes, ni les cures chamaniques, ni les chants ne sont oubliés.

2. Vie domestique

Les Achuar vivent en petits groupes semi-nomades en raison de l’épuisement rapide des sols qu’ils cultivent. Conformément à leurs valeurs individualistes, chaque maisonnée couvre ses besoins de façon autonome. Certains travaux, telle la construction d’une maison, peuvent toutefois être partagés, ce que signale une simple invitation à « venir boire la bière de manioc ». Cette dernière apparaît centrale : véritable lubrifiant des relations sociales, elle n’est bue que par les hommes et constitue une obligation à laquelle nul ne peut se soustraire. Pourtant les Achuar dorment peu et se lèvent bien avant l’aube.

Philippe Descola, qui est accueilli avec Anne-Christine Taylor dans le foyer de Wajari et de ses trois épouses, se plie promptement à ces prescriptions. Sa connaissance de la langue une fois affermie lui permet vite de comprendre la plupart des interactions. Sa solide préparation bibliographique lui permet également de trouver des points de concordances éclairants entre, par exemple, les chants qu’il entend ou les motifs décoratifs qu’il observe sur tel tabouret ou telle pirogue, et les mythes qu’il connaît déjà en partie, mais qu’il découvre désormais dans leur véritable fonctionnement.

Préparée par chaque femme pour son mari et ses enfants, la nourriture n’est jamais partagée – tout au plus une commensalité peut-elle à l’occasion se produire. La polygamie est généralisée et ce sont les femmes qui assurent la culture maraîchère et fruitière. Pour encourager l’esprit des jardins, la déesse Nunkui, mais aussi se prémunir du goût de certaines plantes, tel le manioc, pour le sang humain dont elles se nourrissent autant qu’elles le nourrissent, les femmes composent et chantent des anent pleins de raffinement. « Incantations des entités auxquels ils se réfèrent (…) les anent servent à transmettre des messages aux esprits et aux êtres de nature » (pp. 96-98) que sont les hommes comme les animaux ou les plantes.

La maison est séparée en deux parties distinctes, l’une féminine (ekent), qui contient les foyers où s’élaborent les repas et les boissons fermentées, les réserves alimentaires, enfin les grands lits clos (peak) qui accueillent chaque mère et ses jeunes enfants ; l’autre masculine (tankamash) et dévolue aux réceptions des visiteurs. Dans l’espace féminin vivent les meutes de chiens domestiqués, qui servent à la chasse et sont l’apanage des femmes. Elles les possèdent en propre, les éduquent et les nomment.

3. Polygamie et vendetta

Descola, qui tient une petite pharmacie de secours à disposition du groupe, se rend ainsi peu à peu compte des violences qu’on lui cache, mais que les femmes subissent assez régulièrement. Il s’agit pour leurs conjoints de les « éduquer », de les « civiliser » par des coups doublés d’une sexualité censée parachever leur conquête. Ce « dressage » se retrouve intériorisé dans la manière qu’ont les femmes de se représenter dans leurs anent comme de petits animaux dépendants de la main de l’homme pour leur survie.

La domination masculine est donc fermement assurée, et l’uxoricide (meurtre de l’épouse) n’est pas rare, qu’il découle d’un excès de violences ou d’une mise à mort volontaire. Ces violences constituent l’une des raisons principales des guerres entre groupes d’une même tribu. Mariage et vendetta (meset, c’est-à-dire « dommage » ou « dégât ») sont ainsi doublement liés : parce que les problèmes nés au sein du premier engendrent souvent le second et parce que les raids permettent d’obtenir des femmes : les ennemis sont des « donneurs de femmes ». Les orphelines que l’on épouse présentent l’intérêt de dégager l’homme de toutes obligations envers un beau-père souvent exigeant. Mais la première épouse doit être une waje, une cousine croisée – fille des oncles maternels ou des tantes paternelles –, afin de « resserrer périodiquement des relations déjà étroites entre des parentèles voisines » (p. 200).

L’affirmation des valeurs masculines que sont chez les Achuar la maîtrise de soi et la bravoure est à tout moment du jour observable. Chaque matin, les hommes se purgent l’organisme en se faisant vomir avec le wayus, une infusion émétique. Pour Philippe Descola, il s’agirait d’« abolir le passé et [de] renaître chaque matin au monde avec la fraîcheur de l’amnésie corporelle » (p. 65). S’en suit une immersion dans les eaux glacées du fleuve, « ablutions ascétiques où se forgent les qualités de la condition masculine » (id.). Les Achuar sont un peuple de guerriers et leur capacité de privation est éprouvée par de très nombreuses obligations rituelles, notamment alimentaires.

4. Parents et amis

Le choix d’un amik est fondamental : cette institution, que l’on peut traduire par « amitié cérémonielle », s’appuie sur la relation choisie entre deux hommes se devant désormais générosité et assistance. Mais l’amik n’est pas le seul mode d’obligation entre hommes : lorsqu’un homme prend femme, il met son bras armé au service de son beau-père. En cas de vendetta, tous les fils et les beaux-fils se réunissent sous l’autorité du chef de famille.

On se réunit alors dans des « maisons de guerre » fortifiées et entourées de pièges, que l’on ne quitte que pour l’attaque. Durant des mois, voire des années, les jardins ne sont plus visités et le circuit des échanges se trouve interrompu. Un grand homme, le juunt, guerrier réputé dont l’ascendant est reconnu de tous, accueille et dirige tous les hommes prêts au combat qu’il appelle ses « fils », les plaçant en situation de soumission et d’obéissance.

C’est en effet sous l’angle d’une « consanguinité idéale » (p. 321) qu’est vue cette faction réunie pour le combat. Selon Descola, les liens de famille réels disparaissent au profit de cette consanguinité d’élection qui va jusqu’à une identification de tous les guerriers.

Ainsi la vengeance des survivants se trouvera-t-elle fortifiée par chaque nouveau mort au combat. Le mot « se venger » (yapajia) a d’ailleurs aussi le sens de « s’acquitter d’une dette ». Le tumash (un fusil, une sarbacane), qui est la compensation donnée pour éteindre la dette de sang contractée lors du meurtre, « par la potentialité d’une mort réamorce ainsi la créance et perpétue le mouvement de l’échange » (p. 278).

Parmi les préparatifs, l’anemat, un des rares rites collectifs dans cette société, réunit avant le raid l’ensemble de ceux qui vont combattre. Armés, abreuvés d’une liqueur de manioc très alcoolisée, les hommes s’apostrophent bruyamment dans une « éphémère coagulation du lien social » (p. 423) qui préfigure le combat réel, la « tuerie » qui signera leur fin ou leur exploit guerrier. Les Achuar, contrairement aux Shuar, ne se livrent plus à la chasse aux têtes, et Philippe Descola se demande par quel « substitut qui reste à découvrir » a pu être comblée cette « étonnante disparition dans une culture par ailleurs si vivace » (p. 307).

5. La chasse aux têtes

Obéissant à une toute autre logique que celle de la vendetta, dans laquelle les protagonistes se connaissent, mais sont en conflit, la chasse aux têtes se pratique entre tribus différentes et éloignées. Ce n’est plus une femme ou la réputation d’un chamane qui est en jeu dans cette opération guerrière suivie de la réduction des têtes, les tsantsa, mais la question de l’identité. Ainsi la guerre entre tribus nous renseignerait, selon Philippe Descola, sur la manière dont la culture « découpe au sein du champ social des relations d’alliance et d’hostilité » (p. 472).

Une fois les têtes prélevées sur les tribus ennemis (souvent des Achuar, moins nombreux et donc moins puissants que les Shuar), c’est tout un processus qui s’enclenche. Au-delà de la répulsion ou de la fascination qu’elles nous inspirent, les têtes réduites, pratique encore combattue par les autorités équatoriennes tant ecclésiastiques que militaires à l’époque où Descola menait son enquête, représentent une coutume complexe qu’accompagne un rituel d’une grande poésie. Une fois défaite du crâne, bouillie et remplie de sable chaud, la tête est accompagnée d’une liturgie à laquelle participent hommes et femmes. La « grande fête » conduite par le meurtrier et un personnage incarnant l’affinité (appelé « beau-père »), mêle chants et danses.

C’est surtout le moment crucial où l’« on enseigne à la tsantsa les caractéristiques sociales et spatiales du territoire où elle a été transportée ; on l’orne et la recuit dans un bouillon génésique poétiquement appelé l’eau des étoiles » » (p. 303). Tandis que le meurtrier subit une série de transformations successives (isolé comme une bête sauvage, puis purifié, mimant la menstruation des femmes puis le deuil), la tête devient une relique vénérée.

Ni trophée, ni amulette, « cet objet sans substance et sans contenu fonctionne plutôt comme un opérateur logique, une marque abstraite d’identité susceptible, de par son abstraction même, d’être employée à la fabrication d’identités nouvelles » (p. 304). La tsantsa figure un ennemi générique, mais dont les traits conservés montrent qu’il est un Jivaro incarnant « une affinité sans affin » (p. 305). En effet, « si chasse aux têtes et vendetta déclinent l’inimitié sur des registres différents, elles sont pourtant accordées au même diapason : sous ses diverses modalités, l’ennemi se présente comme un affin » (p. 306). Il y a une affinité de principe entre guerriers de différentes tribus qui s’affrontent : les adversaires du camp attaqué sont des « donneurs de femmes », donc de futurs parents.

6. Chamanisme et surnaturel

Après le meurtre de la vendetta vient la nécessité de la purification et de la recherche d’une vision d’aruntam. Ce principe immatériel, dont l’incarnation dans le fantôme d’un ancêtre récent est censée apporter protection, se montre à celui qui est « parti sur le chemin » : par le jeûne, l’isolement dans la forêt et la prise répétés de stramoine et de jus de tabac, le meurtrier, qui doit impérativement rétablir l’équilibre rompu, recherche la vision à même de le guider.

Contraint par des fanfaronnades de prendre le natem, un puissant hallucinogène ailleurs appelé yagé ou ayahuasca, l’auteur est rapidement soupçonné d’être un chamane (uwishin). Il parvient cependant à se soustraire à cette charge dangereuse et à observer les véritables chamanes. Leur apprentissage exige plusieurs mois de privations sexuelles et alimentaires afin d’acquérir les fléchettes magiques (tsentsak) avec lesquelles opérer.

« Reliées par de très longs fils argentés à ceux qui les ont envoyés et qui continuent ainsi de les guider à distance » (p. 362), les tsentsak apparaissent « sous la forme de petits faisceaux, à la couleur et à la luminosité variables » (id.). Il s’agit pour le chamane de les extraire du corps du patient en les aspirant, aidé de ses propres fléchettes qui s’en saisissent par une sorte d’aimantation.

Si les maladies sont pratiquement toutes des sorts en puissance, d’autres dangers sont encourus qui proviennent du monde surnaturel. Si les géants cannibales ajaimp ont aujourd’hui disparu, les morts représentent un danger fréquent, particulièrement pour les enfants dont l’âme (wakan) peut être remplacée par celle d’un mort, entraînant son dépérissement.

Les traitements se font généralement sur le modèle de la thérapeutique chamanique : par le souffle, le jus ou la fumée de tabac. Toutefois les remèdes végétaux sont d’utilisation courante, et la pharmacopée achuar comprend une trentaine d’espèces sauvages et une douzaine de plantes cultivées. Les plantes, les animaux, et même certains objets sont considérés par les Achuar comme des personnes, ils ont donc un wakan.

7. Conclusion

Après Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss (1955) et la Chronique des Indiens Guayaki de Pierre Clastres (1972), la collection Terre Humaine publie ici un troisième classique sur l’Amazonie. Très différentes les unes des autres, fragmentées, isolées, les sociétés amazoniennes présentent une grande variété culturelle. Les réducteurs de têtes que furent longtemps les Jivaros sont toutefois un cas particulier en ce qu’il a longtemps fasciné sans être réellement analysé.

Par son étude approfondie et un séjour à la fois sur le long terme et doublé de la présence de sa compagne – laquelle, parce qu’elle est femme, a accès à un univers qui lui serait autrement resté caché –, Philippe Descola apporte un regard neuf et une véritable monographie de ce peuple fier, indépendant, et sans chef. Il nous fait accéder à des modes de gestion du conflit mal connus, différenciant vendetta et chasse aux têtes.

Enfin, ce terrain fut pour l’auteur l’occasion d’entamer une critique du dualisme nature/culture, qu’il théorisa plus tard dans Par-delà nature et culture, offrant à notre époque troublée par des interrogations écologiques une critique utile des frontières entre l’homme et son milieu.

8. Zone critique

Avec ce premier ouvrage, Philippe Descola entame une réflexion au long cours sur la catégorisation des objets de nature, qui sont pour les Achuar des sujets tout autant qu’eux-mêmes. En étendant leur sociabilité au-delà du seul cercle des humains, les Achuar sont parvenus à faire tenir une société sans chef et sans organes de pouvoir, dans le respect de l’individualité de chacun. La critique de la notion de « nature » est une révolution dans notre manière de nous penser et de penser le monde. Cette mutation du regard, c’est un voyage chez les Jivaro, quelque part à la fin des années 1970, qui l’aura permise.

Accompagné d’illustrations photographiques – mais dessinées dans la version « poche » –, et de deux glossaires – l’un scientifique, l’autre jivaro – complétés d’une superbe bibliographie commentée, ce livre est une lecture indispensable.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Les lances du crépuscule. Avec les Indiens Jivaros de haute Amazonie, Paris, Plon, Terre Humaine Poche, 1993.

Du même auteur

– Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.– L’écologie des autres. L’anthropologie et la question de nature, Versailles, Quae, 2016.– La composition des mondes, entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2017.

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