Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Philippe Muray
Dans cet ouvrage, Philippe Muray cloue au pilori une société, la nôtre, où la tyrannie est d’autant plus absolue qu’elle s’exerce au nom du Bien. Comme ses devancières, les monarchies absolues, les fascismes et le communisme, elle nie l’intérêt particulier, mais elle le fait d’une manière toute nouvelle : avec le sourire et sur un air de fête. Nulle place ici pour la raison. Pas de dogme tranché ; pas d’hérétique à supplicier. Dans l’Empire du Bien, toute légitimité provient du cœur. Or, le cœur a ses raisons que la raison ignore. On ne discute pas. Dans ce cimetière de l’intelligence, il n’est qu’une seule planche de salut : la satire et le rire.
Dans L’Empire du Bien, Philippe Muray a vigoureusement dénoncé une forme inédite de totalitarisme, le totalitarisme doux, sucré, gentil, sympa, dans lequel l’Occident s’est installé à partir des années 1980. Cette nouvelle forme de tyrannie est particulièrement redoutable, car elle se fait passer pour son contraire. Tout semble baigner dans la joie, la fête et le consensus. Jamais plus on n’interdit d’une façon autoritaire, comme jadis l’Église, la monarchie ou les dictatures. On n’enferme plus les opposants, non. Quand on interdit, ce n’est pas au nom d’une idéologie ; c’est pour le Bien, sans plus. On proscrit les fumeurs au nom de la santé publique : c’est pour leur bien. On défend d’aller vite sur les autoroutes (qui pourtant sont faites pour cela), ou de rouler sans ceinture ; à nouveau, c’est pour le bien public, c’est dans l’intérêt général. Il y consensus : qui songerait à s’élever contre l’intérêt général ?
Ainsi s’est progressivement constitué un monde, une société, où Big Brother avait un visage doux, aimable, inattaquable : pas du tout tragique et repoussant, comme chez Georges Orwell. Cette nouvelle société, que Muray associe au « nouvel ordre mondial », porte un nom : Cordicopolis, la société du cœur, où il faut avoir du cœur, où les libraires et les critiques ont des « coups de cœur », où le Cœur est la valeur suprême, où la méchanceté et la dureté sont les pires des choses, mais où, aussi, l’intelligence n’est pas plus un critère d’élection que la bêtise un motif de rejet. Société souriante dont l’arme de prédilection est néanmoins la loi, et dont les deux ennemis, l’esprit gaulois et la littérature, sont appelés par Muray à jouer un rôle crucial : eux seuls peuvent nous sauver de ce marasme moralisateur.
À Cordicopolis, dont le centre névralgique est l’Amérique du Nord et, d’une façon générale, les pays protestants, résident les Cordicoliens, gouvernent les Cordicocrates et applaudissent les Cordicolâtres, qui sont les plus nombreux et que Muray ne peut souffrir. Ils ont réalisé une utopie très ancienne, dont Muray voit les prémisses dans le rêve médiéval du royaume chrétien ; une utopie qui a toujours eu le don de susciter la virulente opposition des grands satiristes : Aristophane déjà ne trouvait pas de mots assez durs ni de flèches assez acérées pour dégonfler les baudruches utopiennes de Platon et de sa République. Molière ridiculisait les dévots du XVIIe siècle, Stendhal pourfendait les saint-simoniens du XIXe et Zinoviev les communistes du XXe. Car ces atroces utopies ont la logique et l’esprit de sérieux avec elles : seul l’acide corrosif de l’humour est capable d’entamer les fortifications dont s’entourent les cités parfaites.
Nouveauté cependant : le monstre cordicole a cette particularité de n’avoir aucune grandeur. Il ne surgit pas, comme chez les communistes ou les chrétiens, au sein d’une vaste et complexe théorie du Tout, englobante et tragique. Il est une pure positivité, sans passé ni avenir, il est le Bien, et voilà tout, sans aucune explication ni aucune téléologie.
Ce n’est pas là un hasard. Cette positivité apparemment et officiellement sans négativité cache, en fait un négatif monstrueux : tous les sévices que la société industrielle ne cesse d’infliger au monde naturel, qu’il s’agisse des forêts, des mers, du ciel, de la flore, de la faune, du corps humain ou des sociétés traditionnelles. Et plus s’étendent les ravages contre le monde physique, plus s’affirme le discours moralisateur, cordicole, contre ce mal, sans que jamais on ne soit autorisé à remettre en cause la structure de cette société. Le discours du Bien, qu’il soit écologique, social, médical ou autre, a pour fonction de stupéfier le jugement et d’inhiber toute réflexion. On ne se demande pas pourquoi il y a des méchants : on est contre, et cela suffit bien.
Face à ces méchants, souligne Muray avec une mordante ironie, il y a, naturellement, les figures du bien : la santé, la sécurité, la famille, la bienveillance. Comme il faut être pour la santé (mais bien entendu, on n’interroge jamais cette notion, on ne se demande jamais quelle santé, à quel prix et dans quel but), on sera contre le tabagisme, les excès de vitesse, l’alcoolisme, les corps gras, les boissons sucrées. On interdira toute publicité pour ces choses, on fera régner un climat de terreur et on interdira.
De même, il faudra protéger l’Enfance, les Handicapés, les Femmes battues. Ça, ce sont les gentils, qu’il faut protéger des méchants : pédophiles, maris violents. Autant de causes gagnées d’avance (qui n’a jamais refusé de défendre l’enfance maltraitée ?), au moyen desquels les cordicocrates font régner un climat de violence psychologique extrême d’un bout à l’autre de la société, avec cette conséquence d’éradiquer tous les menus et tous les grands plaisirs, qui font le sel de l’existence, et son charme.
Tout Français le sait, instinctivement ; et les étrangers aussi. Nous sommes, ou en tous cas nous fumes longtemps, le pays de la gaudriole et du plaisir. Cela, note Muray, nous a été assez reproché. Nous sommes le pays de Sade, de Rabelais, le pays où on traverse quand le feu est rouge, le pays qui renâcle, qui est systématiquement en retard, qui ne se modernise pas assez, et pas assez vite, qui mange gras, qui mange trop et où les femmes n’en finissent pas de subir les assauts du sexe opposé ; car, en France, les sexes s’opposent encore, Dieu soit loué (pense Muray en 1990) : l’androgynie asexuée, qu’elle soit homo ou hétéro, ne s’est pas encore généralisée.
À l’époque où Muray écrivait son Empire du Bien, en 1991, le tabac n’était pas encore considéré autrement que comme un inoffensif petit plaisir. Seuls quelques docteurs revenus d’Amérique commençaient à parler des méfaits du tabagisme, mais ça n’était pas encore très sérieux. Bref, la France tenait encore le coup. Elle n’était pas mise au pas. La « french theory » ne prenait pas. On lui préférait encore Jean Yanne et les Tontons flingueurs.
Mais Philippe Muray pressentait que cela n’allait pas durer. Tous ces plaisirs (de l’érotisme, du tabac, du rire, du bon vin, de la bonne chère, de la littérature et du silence) étaient des plaisirs individuels. Ils tenaient à l’intérêt particulier. Or, à Cordicopolis, qui réalise en cela le projet communiste, cet intérêt n’est rien, face à l’intérêt collectif, qui est tout.
Face à la Santé publique et à ses problématiques, que vaut la petite cigarette d’après le repas, que vaut l’amour vraiment libre ? Rien, à l’évidence, tout comme le verre de trop et la ceinture en moins face à la Sécurité routière. On pourrait multiplier les exemples à l’infini. C’est toujours la même chose. Concret contre abstrait. D’un côté, un petit plaisir individuel, ou un grand. De l’autre, les nécessités de l’intérêt général et les impératifs du Bien, mais pas n’importe lequel : pas celui que l’individu définit librement, à part soi, mais celui que la Société croit bon de définir pour lui. L’antithèse de ce que prônaient Nietzsche ou Stirner.
Ainsi, on interdit. La logique du Bien obligatoire débouche sur une inflation législative sans précédent. Il y a multiplication des lois. Chaque portion de vie se voit tarifée, encadrée, estampillée, réglée, toujours pour le plus grand bien de tous. Et, pour masquer le caractère tyrannique et liberticide du projet, les Cordicocrates redoublent d’hystérie. Tandis que le Mal disparaît de l’horizon historique en même temps que le communisme et les derniers dictateurs, la Fête s’impose partout et en tous lieux, principalement dans le domaine de la culture. Il y aura donc la Fête de la Musique, celle du Livre, celle du Cinéma, du Cerf-volant, etc., etc. On croule sous les festivals. Ce sont les noces du Bien et de la Fête, où disparaît le Mal.
Mais il y a là un problème. Jusqu’ici, toutes les civilisations étaient mortes de l’éradication du pôle négatif de la contradiction qui constituait leur vie. Ainsi, le christianisme historique (catholique et médiéval) est-il mort avec la fin de tout paganisme en Europe, le scientisme avec la fin de l’obscurantisme et le surréalisme avec la civilisation bourgeoise.
C’est une éternelle histoire, un recommencement sans fin. Mais c’est ici que l’Empire du Bien innove véritablement : ayant d’emblée imposé la suppression du Mal (pas le mal métaphysique, s’entend, mais le mal comme négativité) il secrète lui-même des maux factices de substitution : faux danger fasciste, faux danger islamique, faux danger irakien. Il s’ensuit de fausses épopées assorties de batailles sans substance, comme celles durant lesquelles l’armada occidentale déchaîna le feu de l’enfer contre l’armée en carton-pâte de Saddam Hussein (ce qu’avec une grande drôlerie Muray compare à l’assaut d’un maniaque sur une poupée gonflable). On fait la guerre à l’homophobie, au sexisme, à l’antisémitisme…, alors que la société, en comparaison de ce que l’histoire nous offre comme spectacle, n’a jamais été aussi clémente envers l’homosexualité, aussi respectueuse des droits des femmes et aussi peu encline à céder aux sirènes du pogrom.
Pour Muray, la bouffonnerie est complète. Nous devrions tous éclater, littéralement, d’un bel et bon rire rabelaisien devant autant de cuistreries et d’âneries, mais non. Car, avec l’érotisme, le rire a été chassé de Cordicopolis. Les Cordicoles dédaignent la chair et ses plaisirs ; ils ne trompent pas leurs conjoints : ils recomposent leurs foyers, et défendent la famille. Les Cordicoles ne rient pas. Ils s’indignent, et férocement. Et ils n’entendent pas que l’on se moque. Aux comiques de l’avenir, Muray souhaite « bien du plaisir »...
Tout cela débouche, naturellement, sur la décomposition de la littérature, et surtout de cette littérature brillante, intellectuelle, vive, flamboyante, drôle et rythmée dont Muray est l’héritier direct, avec sa plume au vitriol, son absence de larmoiements, son sens inné du rythme, de la formule et du néologisme. Tous les grands écrivains français furent féroces : que l’on pense à Pascal, à Voltaire, à Flaubert, à Péguy. Tous, sans exception, furent drôles au dernier degré, car l’humour est le caractère de l’intelligence.
Or, cela, les Cordicoles ne peuvent pas le supporter. Il leur faut à tout prix des bons sentiments, des histoires qui se finissent bien. Des bons et des méchants, facilement identifiables, toutes choses que l’industrie cinématographique fournit à volonté, mais pas la littérature, sauf à considérer comme littérature tout ce qui est imprimé. Pour lui, la vraie littérature est à chaque fois, à chaque lecture, un dialogue intime, d’âme à âme, à travers les siècles et les ans. Quelque chose de parfaitement incompatible avec les rites contemporains de l’industrie littéraire : imagine-t-on Sade se livrant à une séance de dédicaces pour le service de presse des Cent-vingt journées de Sodome ? Ou faisant la retape de son œuvre devant un parterre de commerciaux ? Muray, lui, n’y croit pas.
Il ne croit pas en grand-chose, d’ailleurs, Muray. Tel un Schopenhauer égaré parmi la foule contemporaine et ses désirs en plastique, il maugrée. L’avenir, pour ses contemporains persuadés d’être arrivés au terminus de l’histoire humaine, n’est plus qu’un « rab monstrueux », auquel ils préfèrent mettre un terme symbolique par toutes sortes de fantasmes apocalyptiques. La littérature et l’érotisme sont morts, soit. Alors, il reste la fuite, mais elle relèvera bientôt de l’héroïsme, nous prévient-il dès 1991.
Bientôt, il y aura les téléphones portables. Chacun sera joignable à tout moment, et l’insipide musique de la réjouissance collective perpétuelle sera partout, faisant du silence une denrée plus rare que l’or. La solitude ne sera plus possible, le recueillement, n’en parlons pas. L’individu n’existera plus. L’Empire du Bien aura réalisé le communisme, la société englobante et totale, où l’individu n’est rien et la société tout, entraînant la mort de la vérité et le triomphe du dogme.
Alors, que faire ? Pour Muray subsistent (ou subsistaient, vers 1991) deux bastions de résistance : la France, et la littérature pamphlétaire. Par ses traditions libertaires et individualistes, il considérait la France comme opposée, par nature, à l’Empire du Bien, empire protestant et anglo-saxon, ennemi de l’individu, de ses plaisirs et de la morale issue du catholicisme et de sa décomposition.
La France des bistrots, la France des bordels, la France des bons mots et des grands artistes, voilà la seule alternative qu’il voyait, ses écrivains reprenant le flambeau du pamphlet et de la satire. Car la matière est là, pour les romanciers qui le voudraient bien, tant Cordicopolis regorge d’imbéciles et de Tartuffes en tous genres qui ne demandent qu’à être bien campés pour soulever le monde d’un grand rire gargantuesque, et faire s’effondrer l’utopie rose bonbon de la tyrannie cordicole.
Au fond, son critique Daniel Lindenberg avait raison : Muray est une sorte de nouveau réactionnaire. Comme ceux de jadis, les Bloy, les Balzac, les Barbey, les Céline, il combat ce que Tocqueville appelait l’esprit démocratique, esprit de la masse et de l’homme-masse, déraciné et solitaire. Mais cela ne fait pas de lui un fasciste, puisqu’au contraire son discours consiste à dénoncer ce qui de nos jours se rapproche le plus des tyrannies sociales du XXe siècle. Des écrivains ont marché dans ses pas : Nabe, Patrice Jean, Albert-Weil, Maulin, Zinoviev… Mais ceux-ci n’ont eu aucune audience. L’Empire du Bien se porte à merveille, apparemment. Il s’étend, grossit, englobe tout. Mais ce que Muray n’a pas vu, ce dont il ne fait pas mention, c’est que ce succès est allé avec avec une extension parallèle du domaine du cynisme, ce dont Houellebecq rend compte. Car au discours cordicolien, officiel, correspond, en fait et parallèlement, un cynisme comme l’histoire n’en offre guère d’exemple.
Ouvrage recensé
– L’Empire du Bien, Paris, Les Belles Lettre, 2017.
Du même auteur
– Exorcismes spirituels, Les Belles Lettres, 2010 (4 tomes).– Festivus, festivus. Conversations avec Élisabeth Lévy, Fayard, 2005
Autres pistes
– Jacques de Guillebon, Caron Maxence (dir.), Philippe Muray, Cerf, coll. « Cahiers d’histoire de la philosophie », 2011.– Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996.