Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Philippe Raynaud
Née de l’impuissance de la IVe République devant la crise algérienne, la Ve République ne semblait pas vouée à durer. Pourtant, après avoir relevé de nombreux défis depuis sa création en 1958, elle s’est normalisée. Dans la tradition classique de la science politique, Philippe Raynaud se propose de mettre au jour ses mécanismes institutionnels, tout en privilégiant la dimension politique : il met en lumière les luttes de pouvoir entre partis et entre candidats et vainqueurs aux élections présidentielles, restituant, aux stratégies et aux idéologies politiques, leur part de contingence.
S’ouvrant sur le discours de Bayeux du général de Gaulle de 1946, le livre s’achève avec la présidence de François Hollande. Le régime de la Ve, sous l’effet de ses différentes incarnations présidentielles, s’est progressivement éloigné des intentions initiales de son fondateur.
Quel est son cadre institutionnel ? Comment ce régime, façonné par les luttes partisanes qu’il a, à son tour, façonnées, est-il parvenu à s’imposer et comment a-t-il été intériorisé par les Français ?
Voilà les questions centrales du livre. De sa naissance sous de Gaulle à la « présidence normale » de Hollande, en passant par l’alternance, la cohabitation et le quinquennat, que reste-t-il de l’esprit de la Ve République ?
La Constitution de la Ve est le projet de De Gaulle, issu d’une vision charismatique du pouvoir. Le projet gaulliste de 1958 consistait en une réforme de l’État censée limiter les pouvoirs du Parlement et renforcer le pouvoir exécutif, semblant ainsi ressusciter l’héritage monarchique. En effet, alors que les sociologues avaient plutôt prévu l’avènement du bien-être individuel ou social, l’expérience historique récente avait mis en évidence une logique guerrière dans une « société de masse ».
Pour de Gaulle, le chef de l’État est le chef de guerre. Son souhait n’est pas de soumettre le pouvoir civil au pouvoir militaire mais d’établir un système politique qui réponde aux nécessités de la défense nationale (p. 20) et qui préserve la capacité d’action des gouvernants dans un État plus fort, restauré, préservé, garant de la réussite d’une nation. Il s’appuie sur une vision du pouvoir proche de celle de Max Weber. Ce sociologue, à qui certains (W. Mommsen, R. Aron) attribuent une part de responsabilité dans l’avènement de la république de Weimar, considère que le charisme d’un leader fort aide à surmonter, dans les sociétés modernes, des crises que le droit seul (la légitimité rationnelle-légale) ne peut résoudre. De Gaulle parvient donc à dénouer des crises et à créer des institutions nouvelles qui lui donnent une capacité d’action. Comme Weber, il cherche à dépasser la figure de l’Empire, à utiliser la force du peuple pour donner une capacité politique à l’État-nation, et il tient pour essentielle la politique extérieure. Toutefois, malgré ces affinités entre leurs visions du monde, Weber était fondamentalement parlementariste, croyant aux professionnels de la politique et aux partis forts, alors que de Gaulle souhaitait échapper au jeu des partis et s’appuyer sur des élites administratives. La réussite de De Gaulle doit aussi beaucoup aux circonstances.
La Constitution de la Ve représente la « rencontre entre une crise et un homme » qui a patiemment construit sa figure de « prophète » et de refondateur de la République. La technocratie modernisatrice souhaitée par de Gaulle est subordonnée à la « grande politique » incarnée par la figure du chef de l’État, mais s’effectue dans les cadres traditionnels de la politique française. Élaborée par un conseil d’experts, la Constitution emprunte toutefois à la tradition républicaine. Sa nature est hybride, « dualiste », selon les politistes de l’époque Elle restaure, à la fois, le pouvoir de l’État et le pouvoir du peuple.
La Ve s’annonce comme une « république orléaniste » (p. 33) : personnalisation du pouvoir et renforcement de l’exécutif, coexistence de la légitimité monarchique et démocratique. Tôt ou tard, ce régime semble condamné à osciller, à ne pas durer au-delà de la crise algérienne. Mais, en 1962, de Gaulle opère « à froid » une rupture révolutionnaire par l’expression de la souveraineté nationale : l’élection du Président au suffrage universel obtient 62 % des voix lors du référendum. Il est élu au second tour des élections qui suivent. Au-delà du leader charismatique, il incarne désormais le gouvernant légitime. Ainsi, la Ve République s’impose et permet une modernisation réelle de la France. Sa politique volontariste va jusqu’à mettre en œuvre des moyens libéraux pour renouveler les hiérarchies sociales. Le nouveau régime « libère des énergies » : la nation doit se défaire de l’Empire pour se concentrer sur d’autres tâches. Entre démocratie directe et leadership charismatique, le « Prince » doit, d’une part, restaurer la capacité de l’État-nation et, de l’autre, faire accepter des choix à la nation. Mais, quand de Gaulle se retire après le référendum perdu de 1969, il laisse sa place à un Président qui, bien que démocratiquement légitime, est loin d’avoir sa légitimité charismatique.
Georges Pompidou est un homme habile : sa politique et son slogan « le changement dans la continuité » représentent une inflexion importante par rapport au gaullisme, bien qu’il tente de préserver son héritage. Plus « prosaïque », il doit jouer sur les mécanismes existants et, tout en imposant son autorité, tenter de satisfaire le besoin social de changement. Les années Pompidou sont celles de l’industrialisation, de la forte croissance, du progrès du libéralisme et de la libéralisation de la culture. Entre « expansion sans réforme et démocratisation passive », l’État devait être à la fois modernisateur et protecteur.
Cependant, la modernisation reste inachevée et le Premier ministre devient un « puissant subordonné ». La réforme du scrutin majoritaire à deux tours aux législatives entraîne la bipolarisation des forces politiques. Pendant que les gaullistes s’affaiblissent et ne parviennent pas à imposer un candidat, François Mitterrand fonde une Union de la gauche et se prépare aux présidentielles : la gauche s’apprête elle aussi à accepter la prééminence du Président.
En 1974, l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, qui fait suite à la disparition brutale de Pompidou, représente une nouvelle « rencontre entre un homme et un peuple » (p. 80). La logique institutionnelle de la Ve est désormais acquise : la prééminence du Président, son élection au suffrage universel, une loi électorale qui impose un scrutin majoritaire à deux tours ont rallié les Français aux nouvelles institutions. Avec Jacques Chirac comme Premier ministre, le gouvernement promet le changement car il faut adapter le droit à l’évolution des mœurs. La gauche se réactive. Le chômage monte.
Giscard d’Estaing s’inscrit dans une fidélité relative à la ligne fondatrice de la Ve. Par un ’’effet de système’’ (p. 92), il se doit lui aussi de rester gaulliste, donc de ne pas infléchir la politique étrangère de la France. Les contradictions de la Ve font que les moindres transgressions de sa politique vers un européanisme ou atlantisme lui attirent la foudre des gaullistes, révélant la tension entre légitimité démocratique et le besoin de jeu des partis. En 1976, Chirac fonde le Rassemblement pour la République (RPR). Il dit vouloir réaffirmer les principes du gaullisme mais finira, au contraire, par marquer l’avènement de l’ère post-gaulliste.
Si l’époque giscardienne représente un point d’équilibre dans l’histoire de la Ve, lors de la dernière ligne droite de cette compétition électorale, le président sortant s’avère affaibli. Pendant son mandat, bien que le courant gaulliste ait perdu les élections, les traits de la Ve ont été préservés. Mais l’alternance de 1981 devient envisageable et François Mitterrand apparaît en candidat digne de la présidence de la Ve.
Le socialisme est une idéologie qui contient une tension entre sa culture républicaine, d’une part, et la critique de la société libérale, de l’autre. Mais le socialisme français est encore plus particulier du fait de l’existence d’un parti communiste fort (le PCF).
En 1968, le vent de révolte international, qui s’était accompagné en France d’une résurgence du passé révolutionnaire, a eu pour conséquence une recomposition de la gauche politique et une imprégnation des idées révolutionnaires de la sphère culturelle avec l’idée-phare du renversement du capitalisme. Le PCF s’était en revanche rangé dans une position révisionniste et une nouvelle gauche avait surgi. Quand en 1971 Mitterrand jette les bases du Nouveau Parti socialiste, son programme mélange rhétorique anticapitaliste et propositions d’inspiration libérale de ’’démocratisation’’ des institutions (p. 126), admettant le pluralisme.
Afin de « lutter contre le capitalisme », cette gauche englobe officiellement le communisme, parfois au prix fort de l’ignorance de la réalité totalitaire. Conscient de la nécessité de cette alliance, Mitterrand se fait élire en 1981 sur un programme commun comptant 110 propositions.
Une fois le pouvoir conquis, Mitterrand rompra avec les communistes – sans oublier de les faire passer pour responsables – qui n’obtiendront pas de ministère régalien ni beaucoup de sièges au Parlement. Le Président de gauche élu en 1981 exerce une hégémonie absolue, une “présidence impériale’’ : le mécanisme fondateur de la Ve survit tant à l’alternance qu’à l’alliance. Sur le plan économique, dans une Europe en proie au grand tournant libéral, la France opère des nationalisations. À l’extérieur, Mitterrand se montre habile : rassurant pour les Américains, sensible face au tiers-monde. La seule vraie « rupture institutionnelle » (p. 140) effectuée durant cette époque est la décentralisation accompagnée des réformes menées par le garde des Sceaux Robert Badinter. Mitterrand abandonne progressivement la perspective radicale. Dans un contexte économique difficile, il fait le choix de rester dans le Système Monétaire Européen.
En 1986 la droite est victorieuse aux législatives. La cohabitation inévitable, bien que parfaitement constitutionnelle, met en question les traits du régime car elle s’oppose à l’esprit du gaullisme. Le chef de la nouvelle majorité, Jacques Chirac, se « dévoue » pour être Premier ministre. Mais, une fois de plus, la Ve s’adapte, en montrant ainsi ses ambivalences. Bien que la droite veuille à son tour une révolution mais « en sens “contraire’’ » – de rupture avec le socialisme –, sa politique est perçue comme “réactionnaire’’ et Chirac est enfermé dans une image “droitière’’ (pp. 156-157). Mitterrand, jouant habilement la carte de la modération et du consensus, l’emporte une seconde fois en 1988.
La France, désormais gouvernée « au centre » par Mitterrand, connaît une certaine modification des équilibres électoraux. Tandis que Président consolide son pouvoir, la Ve entre dans une nouvelle ère. Le “quadrille bipolaire’’ français est modifié par l’arrivée du Front national (FN) à l’extrême droite et une moindre capacité des alliances antagonistes à rassembler des électeurs soumis à des inquiétudes nouvelles. Mitterrand tire profit de l’ascension du FN, contre lequel la gauche apparaît comme nécessaire. Entouré de ses fidèles dans la composition du gouvernement, il est en position hégémonique avec un Premier ministre, Michel Rocard, qui met en œuvre une politique cohérente avec les changements sociaux. Le second mandat est marqué par la construction européenne et l’effondrement du bloc soviétique. Après la réunification allemande, que Mitterrand appréhende, la France perd de son pouvoir mais s’engage dans la guerre du Golfe.
La Ve est désormais une république « post-moderne » (p. 170) qui connaît un essor culturel, notamment grâce au ministre Jack Lang. Les gouvernements de gauche réalisent une grande partie du programme « libéral, centriste et européen », imposant ainsi, à partir des années 1980, un consensus des grands partis sur les règles du jeu politique. Cependant, ils ne parviennent pas à convaincre l’intégralité de l’électorat, ce qui implique des votes à l’extrême droite ou des abstentions. Les électeurs oscillent toujours entre les deux pôles politiques majeurs mais préfèrent l’alternance à chaque fois que possible.
Avec un PS devenu modéré, un PCF qui a disparu et une opposition à la politique européenne – manifestée au référendum de 1992 –, le second mandat se termine de nouveau par la cohabitation, cette fois-ci avec Édouard Balladur. Une dernière tentative essaie de faire renaître le gaullisme et la Ve entame désormais son déclin.
Le retour de Chirac sur la scène politique est une surprise. Le rapport des forces politiques reste le même : PS, RPR. Mais, tandis que le PCF décline, le FN monte.
Tandis que Jacques Delors refuse de succéder à Mitterrand, le Premier ministre sortant, centriste, se retrouve supplanté par Chirac qui, conscient des faiblesses de ce candidat « mou », sait jouer des insatisfactions provoquées par la ’’République du centre’’ : Chirac entrevoit la possibilité de gagner l’élection non pas “au centre’’ mais “au peuple’’. Pour ce faire, il mobilise l’idée gaulliste de refondation du système et pratique une sorte de gaullisme de gauche, se faisant le champion de la « fracture sociale », de l’exclusion et du chômage. Son discours assez équivoque, ses promesses vagues mais optimistes, lui ouvrent un espace nouveau où le candidat, charismatique, s’impose aux présidentielles de 1995, avec un succès toutefois mitigé.
Pendant sa campagne, Chirac a œuvré à amasser des forces opposées mais, une fois élu, il ne peut contenter tout le monde. Bien que les « plans » de son Premier ministre Juppé déclenchent une standing ovation à l’Assemblée, un mouvement social bloque le pays à l’automne 1995. La division de la majorité conduit Chirac à dissoudre l’Assemblée en 1997, ce qui aboutit, suite aux législatives anticipées, à une victoire de la gauche et à une nouvelle cohabitation qui mettra le chef de l’État en position de faiblesse. Face à l’évolution électorale, de nouveaux clivages apparaissent et de nouveaux défis attendent la Ve République, qui ne semble plus faire consensus, comme autrefois. Avec Lionel Jospin Premier ministre, l’économie semble prendre une orientation de gauche, avec, notamment, la réforme des 35 heures. Mais, surtout, la réforme constitutionnelle de 2000 institue le quinquennat : les juristes y voient un moyen commode de réduire les risques de cohabitation (p. 202).
Peu convaincu, Chirac accepte ce référendum qui affectera les équilibres institutionnels de la Ve. L’élection présidentielle de 2002 devait déboucher sur un duel entre les deux grands acteurs de la cohabitation. Mais, à la surprise générale, le candidat du FN devance au premier tour Jospin, candidat d’une gauche dispersée, à la campagne mal dirigée. Chirac finit par s’imposer et, quand la droite gagne les législatives, naît l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP).
Le second mandat chiraquien, malgré un activisme dans certains domaines comme la politique étrangère, européenne et, sur le plan interne, la santé et la sécurité routière, fait preuve d’un certain immobilisme (p. 210). L’opposition à la deuxième guerre en Irak vaut à Chirac un regain de popularité. En 2005, le projet de Constitution européenne est rejeté à 54,67%. Au lieu de démissionner, Chirac nomme un nouveau Premier ministre en la personne de Dominique de Villepin.
Quelques mois plus tard, son projet de « Contrat première embauche » pour les jeunes échoue face à une mobilisation étudiante et lycéenne. Mais c’est surtout le ’’chiraquisme’’ (p. 218), entendu comme tentative de volontarisme politique, qui voit sa fin arriver : la voie est désormais ouverte pour celui qui, président de l’UMP, puis ministre de l’Intérieur, incarne le ’’candidat de la rupture’’.
La gauche manque l’occasion de revenir au pouvoir et Nicolas Sarkozy, récupérant des votes à droite et à l’extrême droite, se fait élire en 2007. Lors du premier tour l’UMP et le PS dominent, le candidat centriste est à 12 %, l’extrême droite recule. L’institution présidentielle, affaiblie par les années Chirac, entre dans l’ère de l’« hyper-présidentialisme ». Le Premier ministre est réduit au rang de « collaborateur ». Mais Sarkozy ne parvient pas à maintenir réunies les forces hétérogènes mobilisées pendant sa campagne et, malgré ses efforts pour en réduire la puissance, le FN monte à nouveau. La victoire de François Hollande en 2012 est celle d’une candidature naturelle et « normale », mais le climat est devenu morose. Le candidat socialiste est avantagé par le processus innovateur des primaires et par l’effondrement de la candidature de Dominique Strauss-Kahn. Il mobilise les classes moyennes favorables à une ligne modérée et l’emporte sur un vote négatif. Sa victoire est fragile et le Président est « désespérément normal » (p. 236). Il a « la main » sur le PS mais, en face, des députés frondeurs. Le contexte a changé.
Les deux dernières décennies ont été éprouvantes pour l’esprit de la Ve. Les « forces antisystème » (p. 228), devenues plus puissantes, et l’insatisfaction structurelle montrent que les ressorts politiques classiques sont épuisés.
La Ve est un système institutionnel fondé par Charles de Gaulle et qui lui a survécu.
Cependant, malgré le maintien de la stratégie présidentielle, il est loin des intentions initiales : la gauche a pu accéder au pouvoir, l’extrême droite est montée, la réduction du mandat a écarté la cohabitation et l’élection au suffrage universel a augmenté le rôle des partis qui, en revanche, ne sont plus capables de répondre aux inquiétudes citoyennes. Les primaires désormais institutionnalisées doivent opposer les meilleurs candidats au FN. Les ressorts de la politique française semblent fragilisés.
Publié peu avant l’élection d’Emmanuel Macron, le livre a le mérite, d’une part, de rappeler les traits fondateurs de la Ve République et, de l’autre, de pointer l’adaptabilité incessante du régime.
Alternant passages techniques, plus difficiles à la lecture, et passionnants récits politiques présentés « en mode accéléré », il est très utile pour comprendre l’esprit politique de notre temps.
Ouvrage recensé— L’Esprit de la Ve République. L’histoire, le régime, le système, Paris, Perrin, 2017.
Du même auteur— Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1996.— L’Extrême Gauche plurielle. Entre démocratie et révolution, Paris, Autrement, coll. « Frontières », 2006.— Trois révolutions de la liberté : Angleterre, États-Unis, France, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Léviathan », 2009.— La Politesse des Lumières, Paris, Gallimard, 2013.— Emmanuel Macron : une révolution bien tempérée, Desclée de Brouwer, 2018.— La Laïcité, Histoire d'une singularité française, Gallimard, 2019.
Autres pistes— Bastien François, Le Régime de la Ve République, Paris, La Découverte, 2011.— Jean-François Sirinelli, La Ve République, Paris, PUF, 2018.